Il y a deux peuples qui vivent ensemble, sans vraiment se voir. Il y a le peuple des heures de pointe et le peuple des heures creuses. Il y a le peuple qui a le temps et celui qui court après. Il y a le peuple qui a les moyens et celui qui s’en donne. Il y a le peuple qui part au soleil et celui qui en profite sur place. Il y a le peuple actif et le peuple créa(c)tif. Il y a le peuple qui vit sous les néons des faux plafonds et celui qui a décidé de voir la lumière du jour. Un matin ou peut-être un soir (un lundi assurément), j’ai décidé de voir le jour. J’ai décidé de ne plus vendre mes journées, mes semaines, ma vie mais uniquement mon travail, pour le strict nécessaire alimentaire. Que j’arrêterai de la « perdre » cette vie en voulant la « gagner ». Peut-être pour la première fois depuis que j’ai l’âge de m’asseoir à une table, d’abord pupitre puis bureau…
Voir le jour, vivre le jour, est une décision qui ne peut survenir que lorsqu’on a appris à désapprendre. A détricotter, l’un après l’autre, les endoctrinements scolaires, sociaux, familiaux, politiques ou médiatiques. Et plus important encore : la peur. La peur du vide sous nos pieds, des cadres qui s’effacent et qu’il faudra redéfinir, de l’absence de mode d’emploi ou de panneaux indiquant « la bonne direction ». Parce que c’est ça le truc : il n’y a plus de « bonne direction ».
La peur de ne pas savoir car on ne nous a pas éduqués à voir le jour. On fait même tout pour nous en dissuader. L’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt… en laissant leurs rêves sous l’oreiller.
On ne sait pas comment faire puisque il n’existe pas d’autre modèle, de troisième voie. Celle entre « l’échec » et « la réussite ».
Alors on roule sur les chemins balisés, on noircit des copies-doubles, on conjugue, on récite, on disserte, on résoud des équations à une ou plusieurs inconnues en attendant de faire connaissance avec cette (belle imagine-t’on) inconnue. Cet eldorado, cette terre promise quasi sacrée du « monde-de-l’entreprise(TM) ». Celui qui récompensera tous nos efforts de bon petit soldat, de gentil contribuable en série, de ménagère de moins de 50 ans docile. Le « monde-de-l’entreprise(TM) » qui nous permettra « d’être quelqu’un », de nous « épanouir » au sommet de la pyramide de Maslow. Et surtout… de ne pas « être pauvre », péché ultime de l’évangile de la société de l’accumulation !
Alors on y entre, tout farci d’espoirs, dans ce « monde-de-l’entreprise(TM) », dans toutes ses configurations et sous toutes ses coutures : du sous-fifre frustré à la petite exploitée « quinenveut » en passant par le gentil parasite consentant jusqu’à « la grande experte qui se la joue et se fait payer royalement pour pas grand chose… » Ce dernier rôle sur la fin, quand on comprend enfin ce qu’attend vraiment la « grandentreprise(TM) » : de l’esbrouffe et surtout… une bonne résistance aux blagues powerpoint et autres discussions/pots entre « collègues-sympas ». Autrement dit un solide « capital sympathie » (oui, ça se convertit aussi en capital) : je n’avais donc aucune chance de réussir…
« L’entreprise est un sale agent immobilier. Lors de l’entretien, on t’a fait visiter l’appartement témoin; en signant ton contrat, tu as acheté un cagibi. Sur plan. Forcément tu le trouves trop petit et tu t’ennuies. Tu es déçue. C’est la régle. » (« Une fille dans la ville », Flore Vasseur)
Au début tout a l’air vrai. Je veux dire le décor est bien tel qu’on se l’imaginait : les plantes vertes, la photocopieuse, les grands bureaux jonchés de « dossiers » (les fameux, oui, ils existent bien !). Les personnages aussi : les secrétaires au téléphone, les cols blancs bien repassées chevauchant leurs chaises à roulettes et leurs laptops, les grands sourires carnassiers et les airs très affairés gonflés à l’hélium. Tout cela s’agite bien, se réunionne, s’e-maile en copie, prend beaucoup de rendez-vous… Bref un vrai épisode de Dallas… Tout aussi toc. Un rutilant monde de carton pâte.
Mais bon, au début vous ne le savez pas alors vous pensez qu’il faut VRAIMENT travailler. Qu’il faut VRAIMENT obtenir de bons résultats et servir à quelque chose. Vous ne savez pas qu’on peut très bien passer des journées entières à se tourner les pouces ou plutôt à faire « acte de présence », la base fondamentale du travail en entreprise. Peu importe ce que vous faites et vos qualités, l’important est d’être LA. Matériellement, anatomiquement, biologiquement et optiquement présent. Le plus tôt et le plus tard possible (et que cela soit vu par vos supérieurs sinon ça ne sert pas à grand chose…). La qualité se mesure avant tout à l’aune de votre visibilité.
« Seul l’élève qui a eu la capacité de supporter un nombre donné d’années d’études, la stupidité de ses maîtres, l’instinct grégaire et l’esprit d’imitation de ses camarades, sera capable de supporter une trentaine d’années de vie d’entreprise, de langue de bois et de tâches répétitives ! » (« Bonjour paresse », Corinne Maier)
C’est à ce moment-là que le doute sur le Saint Graal corporate s’immisce. D’abord un peu timidement (Quand même on m’aurait donc menti pendant toutes ces années ?!) et puis de plus en plus fermement jusqu’à trouver cela franchement cocasse.
C’est dommage on aurait bien voulu que cette croyance là ne s’écroule pas aussi… Après le père noël, le petit Jésus, le grand amour éternel sans divorce (l’AESD), et le point G, il ne reste plus grand chose auquel se raccrocher.
Aucune foi ne résiste malheureusement à l’expérience et aux yeux ouverts…
« Adulte, on comprend que cela ne sert à rien de foncer dans le mur alors on s’y adosse, on fume une cigarette et on voit venir. » » (Nicolas Rey)
Dés lors, il n’y a que deux solutions : continuer de faire semblant les 50 prochaines années qu’il vous reste à « travailler plus pour gagner plus -et penser moins- » (probablement écourtées par une prise excessive de barbituriques -non accidentelle- abrègeant vos souffrances) ou tenter de trouver cette fameuse troisième voie…
Alors vous décidez de rendre votre laisse quelque soit sa dorure : votre badge de cantine, votre carte de visite quadri en papier velin satiné, votre fiche de salaire mensuelle, votre plan d’épargne salarial, votre sécurité de l’emploi et vos avantages du CE…
Un CDI se rompt, un être s’éveille.
Félicitations : votre grande carrière de raté(e) peut enfin commencer ! Vous redécouvrez le jour. La liberté. Votre vie.
Et vous vous demandez comment on a réussi à vous faire croire qu’il y’avait quelque chose qui méritait d’y renoncer.
Quelque chose comme un micro-onde, un canapé d’angle, une TV écran plasma, un abonnement au gymnase club, des vacances à Cancun, un téléphone portable pivotant à 360° avec option tensiomètre… Quelque chose derrière une vitrine. Quelque chose pour consoler de ne pas voir le jour. Acheter est tout sauf « un pouvoir ».
« La vie a rien de sensationnel à proposer hormis quelques trucs qui ne sont pas à vendre. » (« 37°2 le matin », Philippe Djian)
« La liberté c’est ce qu’il y a de meilleur même si on peut rien faire avec. » (« Bleu comme l’enfer », Philippe Djian)
Voir le jour c’est comme être devant un nouveau début. C’est retrouver ce truc fabuleux de l’enfance de vivre au présent, de s’absorber dans le moment sans horaires ni comptes à rendre hormis à vous-même. Tous les après-midi retrouvent le goût des mercredis après-midis d’écoliers. C’est découvrir que vous avez des voisins, qu’il y a d’autres « humains » dans votre quartier, que vous pouvez même leur parler et que c’est pas si chiant que ça en avait l’air… C’est réaliser que ça fait 5 ans que vous n’avez pas vu votre soeur et qu’il serait peut-être temps de… C’est pouvoir passer des heures à rechercher un livre d’enfance un lundi matin. C’est goûter au luxe d’avoir la place, le temps (d’écrire un blog par ex)…, à la délicieuse sensation d’être un(e) touriste quand vous passez dans un bureau, de ne plus savoir ce que le mot « stresser » veut dire. Et surtout, surtout, ne plus jamais remettre à une date indéteminée ce que vous avez vraiment envie de lire, voir, faire, apprendre… C’est faire passer, toujours et en priorité, ce qui compte vraiment. Le luxe ultime. Rien ne peut dépasser ça.
« La réussite est la forme la plus subtile de l’échec. » (« Anissa Corto »,Yann Moix)
Alors bien sûr vous ne ferez jamais la fierté de votre famille. Vous n’aurez pas de réponse satisfaisante à la question « Kesse tu fais dans la vie ? ». Votre nom ne sera pas sur la liste et on vous regardera toujours de travers en vous voyant flâner un lundi après-midi. Parce qu’il vaut mieux « se couler » que « se la couler douce ». Le problème c’est que je ne veux pas « gagner » (ce qui ne signifie par « perdre »). Je ne veux pas « aller loin » ni « monter dans l’organigramme ».
Je ne suis pas « motivée ». Je ne suis pas « réactive ». Je ne suis pas « adaptable ». Je ne suis pas « flexible ». Je ne suis pas « professionnelle ». Je ne veux pas développer mon « réseau » ni me « faire des contacts ».
Je veux juste rester là, dans ma zone de flou, bienheureuse nobody dans mon petit pré tranquille, flottant à mon gré. Je finirai bien par arriver quelque part, ou nulle part d’ailleurs (ce qui serait sans doute préférable), mais j’espère voir du paysage en chemin… [Alexandra]
Article rédigé sur la base de quelques passages aussi fulgurants que désastreux dans le « monde-de-l’entreprise(TM) » avant de pouvoir vivre, chichement mais tout de même, de ma plume.
Illustrations : « Monsieur Jean » (L’amour, la concierge, tome 1), Dupuy/Berbérian,
22 Commentaires
Passer au formulaire de commentaire
Alexandra tu es la prophétesse de ma génération.
(kebina devient trentenaire avant l’heure !)
en fait je ne me sens pas forcément représentative par ce choix (même s’il semble y avoir une « tendance de fond », on le verra prochainement avec quelques auteurs).
J’ai des amis qui ne comprennent pas mais me respectent, ce qui est le principal ! Je leur rends visite en touriste dans leurs grandes tours, ça ne me gêne pas 🙂
Sinon que penses-tu de cette phrase de Yann Moix : « La réussite est la forme la plus subtile de l’échec. » que j’ai citée. Je la trouve d’une puissance incroyable !
Je crois pour ma part que c’est une tendance de fond, j’espère, oserais-je dire.
sympa ce truc là, pyramide de maslow je connaissais pas. J’aime beaucoup tout ces trucs de théorie manageriale avec leurs diagrammes colorés à la règle et au compas. On sait jamais si on se situe dans le descriptif ou la préconistation.
Enfin bon, sans vouloir faire le rabat joie, me semble que l’aliénation suprème (au sens, donc, de devenir étranger à soi même) c’est quand même de prétendre s’accomplir.
Bravo (et merci). Bravo pour ce magnifique texte, à lire en rentrant d’une longue journée de travail (au bureau bien sur) en écoutant "Comme d’habitude"? Ca procure une sensation de vertige assez belle. Pour ma part, le plus important pour trouvez cette fameuse 3eme voie, c’est bien de dépasser le stade de la peur, ce qui est le plus difficile. Une entreprise est un cagibi, mais n’y est on peut pas mieux que dehors?
Merci encore et félicitations pour le trés bon choix de tes citations.
RomainD
(lol non pas trentenaire avant l’heure, mais le cynisme arrive à grand pas…)
Oui je suis tout à fait d’accord avec Yann Moix : il y a tellement de gens qui sacrifient l’essentiel pour la réussite professionnelle. Je vois tout le temps ça autour de moi. Ils ont plus le temps de profiter d’eux mêmes, de s’épanouir. Tout finit par tourner autour des exigences du boulot, autour des promotions. Et ils finissent par pourrir avec leur argent.
C’est une réelle drogue. J’entendais une dame qui a assez bien réussi sa vie compter les 15 années qu’elle doit encore au gouvernement avant de prendre sa retraite, ça m’a donnée envie de pleurer. Elle semblait si malheureuse, si fatiguée ! Et si seule.
Ce qui est dommage c’est que pour se la couler douce, bcp de gens renoncent à leur passion, à ce qui leur fait vraiment plaisir. Ils ont des boulots d’informaticiens de 9 à 5 qu’ils détestent profondément, alors qu’ils rêvent de passer leurs journées à écrire des BDs. Enfin c’est pathétique.
""et si seule" : comme toujours, Kébina pointe quelque chose d’important ! 😉
Je crois qu’une des causes du conformisme économique et social, c’est la peur de la solitude.
Les gens pensent qu’avec du fric et de la reconnaissance, ils seront appréciés, entourés et… aimés.
Et finalement, ils ont (superficiellement) raison : les pédégés ont, en apparence, une vie sociale plus riche que celle des érémiste…
Mais bon, ce n’est que la surface…
L’idéal, c’est de trouver un mode de vie alternatif avec la personne qu’on aime.
A deux, les choix non-conformistes me semblent plus faciles à vivre…
Cdt! 😉
PS : J’aime bien la citation de "Bonjour paresse".
Ouf ! j’ai pas déclenché un gros tollé ! J’avoue que j’hésitais à dévoiler mon mode de pensée… qui peut paraître égoïste (ce n’est pas avec moi que le PIB va s’améliorer…).
Folantin > pyramide de maslow oui, un de mes résidus de cours d’éco… 😉
Moi aussi j’adore toutes ces grandes théories et concepts économico-managériaux (les bouquins de « communication interpersonnelle » sont une mine aussi).
En ce qui concerne la notion d’ « accomplissement » ou d’ « épanouissement », je pense qu’elle est dans tous les cas difficile à obtenir dans le cadre de l’entreprise (à ne pas confondre avec « le travail » qui est autre chose, ce terme serait d’ailleurs à redéfinir voire à remplacer par un autre mot). L’entreprise n’est tout simplement pas faite pour l’épanouissement du moins humain (un ordinateur peut en revanche s’y trouver très bien).
Toutefois des gens, sans s’y trouver « bien », peuvent s’en accommoder et pourraient difficilement s’en passer (le besoin d’un cadre même si ce cadre n’est pas parfait).
Disons que plus une personne est « créative » (dans tout domaine y compris scientifique), moins elle pourra s’adapter en entreprise (voir citation de C.Maier, même si je ne partage pas entièrement sa vision sur le système scolaire qui, contrairement à l’entreprise, répond aux attentes qu’on peut avoir de lui).
Romain > merci !
Pour te répondre sur « Une entreprise est un cagibi, mais n’y est on pas mieux que dehors ? », il est certain qu’être SDF n’est évidemment pas à souhaiter pour personne (quoique pour ma part je serais vraiment prête, aujourd’hui, à descendre très très bas si c’est pour échapper à l’entreprise ou à toute forme de travail encadré disons). En fait je pense que le pb ne doit pas se poser comme ça : « entreprise ou la rue ». Il est possible de s’affranchir de l’entreprise et de bien vivre (dans de bonnes conditions). La valeur de son travail est aussi à prendre en compte : une même tâche peut vraiment être rémunérée de façon très différente, le but étant pr ma part de travailler moins (alimentairement parlant) mais d’être payé plus. Il faut juste penser (le fameux « think different » !) et arbitrer différemment. Mais comme je le disais, il faut du temps de maturation pr briser certains schémas et être vraiment très motivé… Mais bon après c’est le paradis !
Hoplite
« Les gens pensent qu’avec du fric et de la reconnaissance, ils seront appréciés, entourés et… aimés. »
> Oui, cette croyance n’est pas totalement infondée. Le fait de gagner moins d’argent peut t’exclure de certaines « activités sociales » en particulier si ton entourage a des moyens assez élevés. Donc mécaniquement tu peux perdre des relations, toutefois tu ne perds pas d’amis (les vrais). En général les gens s’ajustent d’eux-mêmes quand ils connaissent ta situation (ne pas hésiter à le dire franco). L’idéal est d’avoir un cercle d’amis qui partage un peu tes idéologies, ayant fait les mêmes choix et le système D fonctionne très bien ! Cela se fait assez naturellement.
Par contre au niveau familial (génération baby-boomers très matérialiste en général et attachée à certains codes) c’est plus dur, il faut vraiment accepter de devenir la honte de la famille, ce qui peut être un peu blessant… mais bon on s’y fait 😉
C’est un très beau texte, très abouti que tu nous offres la. Passer une matinée à chercher un livre d’enfance, ne vivre que des mercredis après-midi, voilà des tocuhes anecdotiques que je conchie ordinairement dans la littérature d’ici mais qui m’ont touché cette fois.
La paresse te va bien
D
ça ne vaut pas un coup de cid’
c’est pas ça qui va me la raccourcir !!
moi elle l’est dejà
Je vais te faire courir, moi, rouquin !
Oui, votre texte est intéressant et dans la veine de tous ceux qui se sont rebellés contre les entreprises, je pense à Beigbeider, sans l’apprécier plus que ça … Et à moi + une poignée de mes anciens "collègues" ayant quitté volontairement une grande entreprise de cosmétiques française pour ne pas la citer … La 3ème voie est dure à trouver et on la paye chère passés les 50 ans, la peur revient vous assaillir règulièrement, mais il faut apprendre à la dompter, la liberté est à ce prix.
PS Pour apprendre à se passer du superflu, je conseille "l’art de la simplicité" de Dominique Loreau, qui vous met sur la piste de l’anti-consumerisme sans prétention
Merci cher Hoplite ! Enfin quelqu’un qui me comprend 😉
L’idéal, c’est de trouver un mode de vie alternatif avec la personne qu’on aime. )))) Oui mais à condition qu’on puisse toujours assumer ce mode de vie même s’il venait à y avoir séparation. Je suis peut être pathétiquement terre à terre, mais à mon sens il faut savoir être autonome, même en couple. Surtout depuis la mort de Blanche Neige et du prince charmant 😉
A lire…..
QU’EST-CE QUE TU FAIS ?
"Quand je n’ai plus eu le visage de quelqu’un qui irait à l’école, à chaque rencontre, chaque fête, on me demandait : « Qu’est ce que tu fais ? »
Je savais ce qui était attendu de moi comme réponse, mais je prenais mon temps, jouais un peu avec les mots, je parlais des livres que je venais de finir, de mes cahiers, des films. Puis je me taisais.
Leur inquiétude de me voir debout sans chercher de place assise se transformait vite en compassion compréhensive. J’allais en trouver du travail, d’ailleurs, dans quel domaine je cherchais, on pourrait peut-être m’aider. Avec toutes les langues que je parlais. Et la Danse, peut-être, non, je pourrais donner des cours, ou mes cahiers, moi qui aimais tellement écrire, il fallait en Faire quelque chose de tout ça.
Je n’allais pas rien faire quand même.
Je précisais que je ne cherchais pas, merci, et c’était comme si j’avais soudainement craché à la fenêtre de leur vie.
Le ton changeait, d’incrédule, il devenait offensif:
« Ah oui, et tu vis de quoi tu fais comment, hein ? ». Je voyais les travailleurs me faire face, un verre à la main, leurs cheveux lissés de soins nourrissants.
« Je suis serveuse dans un salon de thé, le week-end ou le soir. Je fais la récolte du maïs, en Juillet, dans les Landes. Mais c’est au noir, parce que je touche le RMI, je veux continuer mes cours de danse. Sont chers…. »
C’était comme de dire que je ne me lavais pas, je les voyais partir à la recherche de ma possible odeur de pauvre, c’était le mot RMI accolé à mon manque de regret.
Ils voulaient du concret, des détails, s’échauffaient un peu, leurs plaisanteries resserraient leur lien: « Toi avec tes soldes A.P.C et tes bougies à la myrrhe, c’est pas gagné, sa méthode à elle…»
D’autres, au contraire, m’avaient écoutée en silence et m’observaient religieusement, comme si j’avais pris le chemin du sacré.
Tu as de la chance, ils me soupiraient, tu as du courage.
Je ne voyais pas bien ce que le courage venait faire là-dedans. Je ne voulais pas exploser en cours d’existence ou me convaincre de respirer un peu moins souvent. C’est juste un arrangement avec les CHOSES, un calcul, je leur disais. Accorder le moins de temps possible à ce qui m’ennuie. Donc, j’achète peu. Fraude le métro, quand c’est possible. Pour les livres, la bibliothèque, et la piscine est gratuite pour les RMIstes à Paris. Les Musées aussi. Quand tu es pauvre, tu vas voir Miro et Munch et tu fais du dos crawlé.
Je sentais toujours un agacement monter dans la conversation. Je venais de dire que je passais mon tour, peut-être pour toujours. Et apparemment, le fait que je ne joue pas avec tout le monde dans la cour, cette soustraction volontaire, si je ne travaillais pas, rendait les choses plus lourdes pour les autres. Il restait tout ce travail pénible en trop pour eux, pendant que moi, j’allais prendre un cours de danse classique.
Mais ton loyer quand même hein tu peux pas faire ça toute ta vie rien faire de ta vie
Et le métro les amendes tu dois en avoir des amendes non
Et si tu as des enfants un jour
Cette indignation quand je disais que je n’avais pas ce désir, donc pas besoin d’y résister, non, je les regardais les vitrines, les CHOSES et je les trouvais belles, colorées souvent, mais je ne les retenais pas. Je les oubliais. Alors je ne souffrais pas de ne pas les ranger chez moi.
En général, un dédain rempli de pitié suivait leur colère. On m’avait écoutée avec un certain amusement, mais ensuite, on se détournait légèrement de moi, on ne me demandait plus rien de la soirée.
Si je ne Faisais rien, je n’avais pas à avoir un avis sur ce monde duquel je m’étais soustraite. C’est qu’apparemment, je n’irais nulle part, on ne pourrait pas me suivre, me féliciter, me regarder me battre pour arriver, je n’étais pas
Débordée en ce moment, délire, ce stress à gérer, on se voit dans trois semaines, faut que je checke avec la baby sitter.
C’est comme arriver dans des soirées et dire qu’on ne boit pas d’alcool, qu’on ne fume pas de shit. Se désolidariser de la volonté générale de s’anesthésier rend ceux qui cherchent le sommeil très hargneusement inquiets. Dans les sectes quand ils se suicident, c’est collectif. "
Lola Lafon "De ça je me console"
Et pourtant avec légèreté, on peut très bien faire co-exister ces deux peuples.
L’un finançant la création de l’autre, la vodka faisant tenir le tout mais cela n’est peut-être qu’un cas personnel.
Tout n’est pas toujours une question de choix comme disait celui qui disait des phrases comme cela, il faut juste faire.
(Génération Rose président, Génération rose président !)
Merci mon cher EW, plutôt que paresseuse, je préfère me qualifier de dilettante 😉
Pulpfiction, oui tu as tout à fait raison, F.Beigbeder (eh oui on y revient toujours !) est un des premiers à avoir aborder et souligner ce malaise.
Petite citation pour la route :
"Tout est à refaire. Il faut tout réorganiser dans cette société. Aujourd’hui ceux qui ont de l’argent n’ont pas de temps, et ceux qui ont du temps n’ont pas d’argent. Echapper au travail est aussi difficile que d’échapper au chômage." (extrait de "L’amour dure 3 ans")
Merci bp Lysiane de cet extrait fort à propos en effet ! Cela permet d’avoir une idée plus concrète de ce roman que tu viens régulièrement défendre par ici. (ta tribune libre est toujours la bienvenue by the way 😉
Je me sens très proche de cette phrase en particulier : "(…) je n’avais pas ce désir, donc pas besoin d’y résister, non, je les regardais les vitrines, les CHOSES et je les trouvais belles, colorées souvent, mais je ne les retenais pas. Je les oubliais. Alors je ne souffrais pas de ne pas les ranger chez moi."
A suivre pour continuer sur le même thème :
buzz.litteraire.free.fr/d…
je me sens bien incapable de faire une critique de roman, par contre celle de Rue 89 me praît très intéressante, concernant Lola L.
http://www.rue89.com/2007/11/26/...
le plus difficile quend on choisit ce mode de vie, ce n’est pas tant le regard social je crois que le regard que l’on porte sur soi- même. Difficile d’échapper à la déprime de l’oisif, du chômeur.
L’homme abesoin d’avoir des buts, des objectifs et de tendre vers eux pour s’accomplir, ce qui est le vrai sens du travail ( et non pas le salariat). le plus dur est de s’auto- discipliner, de se donner des buts à soi- même et de savoir s’y tenir. ce qui est dur aussi c’est la tentation du repli sur soi.
Enfin…
Hmm J’ai bcp changé depuis mon dernière commentaire ici : finalement ce billet n’est il pas le reflet de la mentalité égoiste et profondément asociale de la petite bourgeoisie intellectuelle française en 2008 ?
Entièrement d’accord avec ce billet, mais ayons effectivement une pensée pour les lumpen-prolétaires et autres croquants des classes populaires, pour qui le choix se résume à l’esclavage ou la prostitution (ce qui revient au même, semble-t-il).