Maria avec et sans rien (« Play it as it lays ») de Joan Didion: le nom de l’auteur a été très présent en cette rentrée littéraire de septembre 2007, notamment à travers la publication de son dernier roman « L’année de la pensée magique », lauréat du « National Book Award » qui retrace sa lutte pour surmonter le décès soudain de son mari, le romancier et scénariste John Gregory Dunne avec qui elle formait un couple phare de la vie culturelle américaine et interroge ainsi la fin sèche et tragique de l’existence.
Née en 1934 (à Sacramento), Joan Didion n’est pas tout à fait une « jeune écrivain » et pourtant… son oeuvre a influencé toute une génération d’auteurs qui font la littérature moderne américaine : Bret Easton Ellis, Jay Mc Inerney, Donna Tartt ou encore Nick McDonnel la portent aux nues notamment pour son deuxième roman paru en 1970 : « Play it as it lays » qui vient d’être retraduit en français sous le titre « Maria avec et sans rien » aux éditions Robert Laffont (collection « Pavillons poche »). C’est l’occasion de (re)découvrir ce fameux roman-culte, qui cultive une certaine esthétique du désastre existenciel sur fond de côte ouest américaine et de faune artistique superficielle et désoeuvrée, à travers le portrait de Maria, une actrice de seconde zone, trentenaire à la dérive…
« Maintenant je suis allongée au soleil, je joue au solitaire et j’écoute la mer (…) J’essaie de vivre dans le présent et de garder les yeux fixés sur l’oiseau-mouche. Je ne vois personne des gens que je connaissais, mais au fond je ne suis pas tellement folle d’un tas de gens. Parce que j’avais peut-être tous lles as en main, mais à quoi jouait-on ?«
A la lecture de ce bref roman, une foule de références cinématographiques viennent en tête, tant par sa forme (84 chapitres qui sont autant de scènes qui se succèdent en fondu enchaîné) que par ses thèmes et décors : « Une femme sous influence » de Cassavetes, « Paris-Texas » de Wim Wenders, « Mullholland Drive » de Lynch et surtout « Sue perdue dans Manhattan » d’Amos Kollek sans oublier tous ces films hollywoodiens des années 50/60 qui racontent « l’envers du décor » des plateaux de tournage et décrivent les vies des actrices (déchues) et des scénaristes (« Sunset Boulevard » ou « The misfits » où le désert joue aussi un grand rôle dans ce roman et où Maria a bien souvent des accents de Marilyn, sans en afficher le succès.
« Elle avait le sentiment que son rêve s’était terminé et qu’elle avait continué à dormir.«
« Maria avec et sans rien » est un roman très visuel où les atmosphères sont travaillées avec précision, créant autant d’images instantanées dans l’esprit du lecteur.
De sa caméra silencieuse en forme de plume, Joan Didion va suivre cette femme, Maria, actrice de seconde zone divorcée, dans son impasse existencielle dorée, son effondrement intérieur lent et douloureux, sans qu’aucune cause précise n’émerge. Elle va l’observer sans jamais la juger au volant de sa Corvette sur les routes arides de Californie, de Las Vegas à Sunset Boulevard jusqu’à La Havane ou dans le désert du Nevada… où elle vient se perdre sans réussir jamais à se retrouver, dans les chambres de Motel, dans les cabines téléphoniques où elle tente de lancer des appels au secours auprès de ses amis qui n’en sont pas, sur son lit abrutie de somnifères devant un reportage, alanguie près de sa piscine ou dans le solarium de sa superbe villa de Berverly Hills, rendant visite à sa fille Kate internée « à qui l’on pose des électrodes sur la tête« , allumant, éteignant des cigarettes, prenant des douches, allant chercher des verres d’eau, errant sur la plage, mastiquant un croque-monsieur dans un snack-bar en attendant que ça passe…
Maria en robe de vinyle argent au petit matin, migraines et somnifères, Maria raccroche, Maria fait ses valises. Maria échoue dans les bras d’un comédien, de son ex-mari, de ses ex-amants. Maria commence des phrases qu’elle ne finit pas, ne parvient pas à dire ni à comprendre et continue de tourner comme un fauve, dans sa solitude et son désespoir stylisés qui flirtent avec la folie…
« Parfois, la nuit, la terreur s’emparait d’elle, la baignait de sueur, envahissait son esprit d’images brèves et dures de Les Goodwin à New-York, de Carter là-bas dans le désert avec BZ et Hélène et de l’irrévocabilité de ce qui semblait déjà s’être passé, mais elle ne pensait jamais à rien de tout ça sur l’autoroute.«
Par petites touches, l’écrivain va zoomer sur cette femme et les secrets de sa vie passée qu’elle étouffe, de là où elle nous parle, en un long flash-back en forme de travelling et de road-novel en noir et blanc. Et dessine ainsi progressivement ses contours insaisissables : sa vie amoureuse, sa jeunesse dans le Nevada, son mariage raté avec un réalisateur renommé, ses films qu’elle ne supporte pas, sa fille malade qui la hante ou encore cet avortement qui la traumatise… Autour d’elle un tourbillon de personnages évoluent comme autant d’ombres chinoise, pourvus d’identités plus ou moins floues ou sont parfois seulement nommés par leurs initiales (comme « BZ »). Elle dépeint ainsi le milieu frelaté des starlettes d’Hollywood et de ses producteurs peu scrupuleux, des soirées mondaines qui finissent en orgies malsaines, de cette obsession de la beauté parfaite, de la jeunesse. Et révèle toute la violence sourde et l’hypocrisie qui pèsent et empoisonnent les relations ; la réconciliation impossible des corps ou encore l’incommunicabilité dont le désert qui devient la métaphore de cette vacuité existencielle.
« Si tu veux me faire croire que ça te fait quelque chose de savoir qui baise qui et où et quand et pourquoi, tu te fais des illusions. »
Avec un art pour jouer des zones d’ombres et un grand sens de la mise en scène (aussi bien de la gestuelle que des attitudes), Joan Didion dresse ici un portrait féminin émouvant, dans toute sa fragilité et ses pulsions autodestructrices. A l’image d’un Fitzgerald ou d’une Dorothy Parker, elle explore cette fameuse « fêlure », cette « lumière fractale d’un miroir brisé » et signe un roman très emblématique d’une certaine époque qui cristallise tous les mythes américains : la folie des années 60 et 70, le brouhaha des coulisses hollywoodiennes et le prestige de la jet set intellectuelle. Son écriture épurée et tendue, à la fois brûlante et glaciale, traduit parfaitement cette élégance cruelle du « cauchemar américain ». C’est sans doute ce qui lui vaut l’admiration d’un Bret Easton Ellis, Jay Mc Inerney ou encore Nick McDonnel avec qui elle partage la passion des personnages en déperdition, victimes d’eux-même et de leur milieu social doré où l’analyse psychologique est traduite dans toute sa subtilité et complexité. A son sujet Bret Easton Ellis commentait : « Les essais de Joan Didion et ses romans qui se passent en Californie du Sud m’ont plu et je pense qu’en tant que romancière, elle est géniale. Et je m’en suis complètement inspiré pour Moins que zéro – et j’en suis fier.«
Pourtant, aujourd’hui même si le récit continue de fasciner, il paraît un peu daté en reprenant tous les codes du genre (l’actrice à la dérive dans le monde superficiel d’Hollywood) déjà vus maintes fois…
Extrait choisi :
« Deux ou trois fois par jour elle entrait dans tous les hôtels du Strip et dans quelques autres dans le centre et elle en ressortait. Elle se mit à prendre goût au choc physique qu’elle ressentait à entrer dans un endroit et à en sortir, avec le changement de température, le vent brûlant qui soufflait dehors, l’air lourd et glacé à l’intérieur. Elle ne pensait à rien. Son esprit était comme une bande vierge sur quoi venaient s’imprimer chaque jour des bouts de conversation surpris, des fragments du boniment des croupiers, des plaisanteries et un vers d’un chanson par-ci par-là. Quand elle finissait par s’allonger la nuit dans la chambre mauve elle se rejouait la bande, une fille qui chantait dans un microphone et un gros homme qui laissait tomber un verre, des cartes déployées en éventail sur une table, le râteau d’un croupier en gros plan, une femme en pantalon qui pleurait et les yeux bleu opaque du garde qui surveillait une table de baccara. Un enfant dans la lumière crue d’un passage clouté sur le Strip. Une enseigne dans Fremont Street. Une lumière qui clignotait. Dans son demi-sommeil, pour gagner il fallait faire dix, le dix-huit gagnait et elle fredonnait : the only man who could ever reach her was her the son of a preacher man, papa avait une veine d’enfer. »
Deux ou trois choses que l’on sait sur Joan Didion :
Née en 1934 à Sacramento, la Californie est son sujet principal qui apparaît dans son oeuvre comme « la capitale mondiale de la paranoïa ». Étudiante à Berkeley, San Francisco, elle reçoit son diplôme d’anglais en 1956. Romancière, scénariste, journaliste pour Vogue, le New York Times et le New Yorker, entre autres (où elle se fait connaître dans les années 60 par une série de reportages littéraires subjectifs où la réflexion personnelle tenait autant de place que l’information), elle n’aura de cesse d’explorer « la satire de la vacuité existentielle de la bourgeoisie intellectuelle de la côte Ouest ». Comment la vie d’un être basculet-elle brutalement dans l’horreur ? Pourquoi les choses se produisent- elles sans raison ? telles sont les interrogations qui hantent la romancière. Elle se marie en 1964 avec le romancier et scénariste John Gregory Dunne. Jusqu’à sa mort en 2004, ils ont formé un couple phare de la vie culturelle des États-Unis, lié par une complicité intellectuelle d’exception. Elle a écrit cinq romans et huit essais. (source : éditeur)
A lire en complément :Hommage à Joan Didion, muse de Bret Easton Ellis, Jay McInerney ou encore Donna Tartt…
Et aussi : La chronique du premier roman « Le sablier » de Sofia Guellaty qui s’intéresse aussi avec une plume très gracieuse à la solitude au féminin.
5 Commentaires
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Je rajoute ce bouquin sur ma lettre au Père Noël… 🙂
Moi aussi !
C’est marrant, je viens d’envoyer une nouvelle pour la revue Stupre et ça se passe aussi entre Los Angeles et Las Vegas…
C’est pour des billets comme celui-ci que je reviens fatalement sur ce site. Merci.
Eh oui en effet ce livre fait partie de notre sélection Noël…
Curieuse d’avoir vos avis si vous le lisez à un moment ou un autre !
J’ai très apprécié ce roman. Il est bien écrit et passionnant.J’admire ces phrases courtes, précises. D’ailleurs tout le bouquin est "bref" et percutant. Bravo à l’auteur.