« Les habitants » de Mano (Hachette Littérature), Le cauchemar climatisé et sécuritaire des villes de Mickey

A l’occasion d’une interview pour un autre support, j’ai été amenée à lire le troisième roman d’un jeune auteur de 33 ans encore méconnu (à tort ou à raison ? je vous en laisserais seul(e) juge) : « Les habitants » de Mano (de son vrai nom Manolis Mavropoulos). Publié dans la collection « La Fouine » (créée en 2003/2004) chez Hachette Littérature (qui a entre autres édité l’excellent « Do you like your job ? » de Charles Guérin Surville ou encore la best-seller Faïza Guène auteur de « Kiffe-kiffe demain »), il s’inscrit dans cette lignée de romans enracinés « dans la réalité du monde d’aujourd’hui », « une littérature réaliste, sociale et documentaire, dans la lignée des grands romanciers du XIXe siècle français, mais aussi des auteurs russes comme Dostoïevski », « une manière littéraire de rendre sensible les enjeux de l’époque », comme l’expliquent ses éditeurs et fondateurs Charles Pépin et Guillaume Allary. Une ligne éditoriale qui ne peut que faire envie même s’il est parfois difficile de faire preuve d’originalité comme le démontre ce roman de Mano…

Inspiré par ces nouvelles villes construites à la périphérie de Paris et plus particulièrement Val d’Europe, ce vaste ensemble de communes financé entre autre par Walt Disney (non loin du Disneyland français), il dépeint une sorte de rêve américain à la française censé représenter un eldorado de paix et de sécurité pour les urbains stressés en quête d’espaces verts proprets et de loisirs (shopping en tête).
« Une vie composée de carrés de verdure bien peignée, de canapés mous où l’on s’enfonce jusqu’à disparaître, de voitures silencieuses et de centres commerciaux climatisés. » Une sorte de « meilleur des mondes » factice et artificiel.
« L’esthétique de Val d’Europe est au-delà du beau et du laid. Elle se veut d’abord rassurante. »

C’est ici que choisit de s’installer une famille de parisiens moyens où la mère « caoutchouteuse » est l’archétype de la desesperate housewife et le père un libidineux rustre et adultérin. Du côté des enfants, deux ados « types », on trouve Marie, jeune « pétasse » de 14 ans, pétillante comme une bouteille de coca et fan de Beyoncé et à l’opposé son frère Stéphane dépressif et frustré qui écoute du rock cloitré dans sa chambre (et qui finira par suivre une thérapie déjantée avec un chaman !).
Après s’être livré à un portrait plutôt convenu de ces figures désormais bien connues du paysage romanesque, plutôt américain, il fait soudainement basculer cette petite vie bien rangée dans l’horreur de la barbarie ordinaire qui anéantira définitivement les rêves, déjà bien compromis, de bonheur climatisé des personnages.

Si l’idée de départ (satire de la vie de cette banlieue surprotégée) était plutôt alléchante, l’auteur ne parvient pas hélas à apporter un véritable souffle novateur et apparaît comme une pâle copie des romans américains sur ce thème.
Ses personnages sont tous stéréotypés (le père et le fils sont vaguement houellebecquiens sans en avoir la force tandis que la mère et la fille sonnent comme des caricatures de série TV) et ne parviennent donc pas à être émouvants ou même crédibles. Il cède aussi à la facilité d’un trash et d’une vulgarité un peu gratuites.
Le mépris qu’il semble avoir pour eux tout au long du roman ne fait qu’accentuer ce défaut.

Par ailleurs, il n’a pas réussi à exploiter certaines scènes du roman qui auraient pu être fortes comme cette journée en famille à Disneyland qui reste plate (Yann Moix en tire des scènes autrement plus mordantes dans son roman « Anissa Corto ») ou la relation entre Stéphane et sa petite amie… Quant à la scène d’agression, elle rappelle vaguement l’ambiance de « Funny games » de Michael Haneke mais arrive un peu comme un cheveu sur la soupe, ne provoquant du coup aucune tension.
La « chorégraphie » de la journée type de la mère est malgré tout plutôt réussie avec cette succession vertigineuse de tâches routinières.
Bref, une satire sociale plutôt décevante même si le style de l’auteur reste assez efficace et percutant (ce qui permet d’aller malgré tout jusqu’au bout du roman sans trop se forcer). [Alexandra]

Une phrase à sauver : « Les clodos partagent avec les très riches l’immense privilège de pouvoir envoyer chier qui ils veulent. »

Ses précédents romans :
Brune (éditions Fayard) : « Paul travaille dans une grosse boîte d’informatique depuis 17 ans. Sa femme est morte en 1991 d’un cancer. Depuis il vit seul, à l’abri de lunettes Ray-Ban qu’il ne quitte jamais. Homophobe, raciste (il a une peur phobique des Arabes), il se masturbe souvent ou se paie des prostituées. France est une Beurette d’à peine 20 ans. Elle est partiellement téléactrice dans une boîte qui vend des annonces de presse. Elle vit dans un deux-pièces sordide, fait des passes pour rapporter un peu d’argent à sa mère en banlieue, et ses deux frères sont des purs ‘lascars’. Le destin et la volonté de l’auteur vont pourtant réunir ces deux personnages que tout oppose. Qu’est-ce qui peut rapprocher un petit blanc qui hait le monde entier et une femme déjà souillée par la vie ? Leur haine commune ? Sans doute, mais surtout une relation sexuelle (tarifée) violente et révélatrice. En se liant à France, Paul franchit ses limites, perd son identité minable, frôle des abîmes qu’il n’imaginait pas et se retrouve presque de l’autre côté, avec les humiliés. Et France ? Nous ne sommes pas dans une histoire qui doit bien finir, trempée d’eau de rose. Elle est, au contraire, cruelle et révoltante. »

Rip-Hop (éditions Exils): « Je viens de recevoir un coup de fil de Stillé, mon rédacteur en chef qui est plus jeune que moi. Apparemment, ça chauffe pour mes fesses : Jacques l’Eventreur n’a pas apprécié mon article et veut me casser la gueule. Ce n’est pas la première fois que ce genre de mésaventure m’arrive. Dans le hip-hop, on s’explique souvent avec les mains. C’est la loi de la cité, le coup de pression règne en maître.J’ai souvent peur.’ RIP ? Autrement dit ‘Rest In Peace’. Repose en Paix, une expression largement employée dans le monde du rap. Rip Hop est le journal intime d’un journaliste hip-hop désabusé. Une chronique douce-amère où l’on croise vrais rappeurs et personnages de fiction. »

11 Commentaires

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    • sirius sur 30 janvier 2008 à 19 h 24 min
    • Répondre

    marrant, je suis 100% d’accord avec toi ! Je l’ai lu à titre professionnel, ça augurait bien et ça ne tient pas la route; dommage d’ailleurs. Moi aussi je retiens la scène hallucinée de la journée type de la mère, mais à partir de l’irruption des jeunes, je décroche. La couverture est particulièrement attrayante.

  1. Tout ça m’évoque furieusement J.G. Ballard ("L’île de béton", "IGH", "Millenium People", et surtout son dernier opus "Que notre règne arrive", ainsi que – dans une moindre mesure – "La face cachée du soleil" et "Super-Cannes").

  2. tu me rassures, j’avais peur d’avoir été un peu sévère…, surtout après avoir interviewé l’auteur qui m’a expliqué ses intentions (toujours très pervers ça !).
    Toutefois, ce roman peut plaire à des lecteurs qui aiment le 3e degré et les situations un peu déjantées.
    Par contre, je n’ai rien vu passer sur ce roman dans les critiques de la rentrée littéraire. Tu l’as chroniqué quelque part pour ta part Sirius ?

    Oui Philippe, comme je le disais on pense assez vite à tous ces romans américains de satire (anticipation pr certains) sociale. Ballard et les autres. Il y a certains codes même si le style est qd même moins fort.
    Sinon, j’ai remarqué que tu étais très connaisseur en littérature américaine contemporaine. J’en profite donc, puisque le billet s’y prête, pr te demander qques conseils (ds les incontournables, du genre qu’il faut lire pr pas mourir idiot !) en la matière (satire sociale), hormis les auteurs connus type Ballard, Palahniuk, Ellis…, et tte la clique habituelle. Voir si j’ai encore bp de lacunes (je n’en doute pas ;-). Merci !

    • sirius sur 31 janvier 2008 à 12 h 36 min
    • Répondre

    @ Alexandra
    lectrice pour l’édition…

  3. Télérama avait fait un article sur Val d’Europe, on sentait que le journaliste a lutté pour atteindre son quota. Je travaille à 10 minutes de là-bas, donc je connais bien ce coin.

    Il y aurait plus à dire sur "Celebration", une ville de Floride également gérée par Disney. Et si je me souviens bien, dans 2020 d’Arthur C. Clarke, le héros habite à Epcot (une ville futuriste que Disney envisageait de construire comme une extension de l’Epcot Center de Disneyworld, au moment où Clarke écrivait son livre; le projet a fait long feu.)

    Sinon, j’adore le communiqué de l’éditeur: le comparer aux romanciers Français du XIXe siècle et à Dostoïevski… Pourquoi pas Voltaire aussi, tant qu’on y est?

  4. euh… Alexandra, si tu aimes la critique/satire sociale US, je me permets de te recommander Stewart O’Nan, "Les anges dans la neige" aux sublimes éditions de l’Olivier.

    C’est un excellent roman noir qui met à mal le rêve de l’américain moyen et les "family values".

    Il y a aussi, dans un milieu plus aisé, "Tempête de glace (de neige?)" de Ricky Moody chez l’Olivier. C’est un peu moins puissant que le O’Nan mais c’est très valable…

    Cordialement ! 😉

  5. Alexandra : tu cherches des bouquins d’anticipation sociale ou satiriques ?
    Dans la 1ère catégorie je te conseillerais Adam Johnson ("Emporium") et James Flint ("Douce apocalypse") par exemple.
    D’un point de vue non spéculatif, plus acide, mordant, j’aime assez Douglas Coupland mais on en parle assez souvent ici (me semble-t-il)…

  6. je crois que tu as eu l’oeil Sirius, et sinon ss indiscrétion tu es lectrice pr quelle(s) maison(s) d’édition ?

    Joest, c’est vrai que les E-U battent tout le monde à plat de couture pr ce qui est des trucs de dingues. Je me souviens qu’il y avait aussi une ville de vieux, aussi en projet (ou déjà existante). En gros il n’y avait que des retraités qui vivaient là (impossible de retrouver le nom).
    La comparaison à Dostoïevsky s’applique à la ligne éditoriale de La Fouine pas spécialement à Mano.

    merci Hoplite et Philippe pr vos conseils.
    Honnêtement considères-tu vraiment Moody et "Tempête de glace" comme un livre génial absolument incontournable (j’ai détesté) ?
    Je note pr Stewart O’Nan, je l »avais vu passer. Pquoi ce livre est-il si génial (attention je ne cherche que les livres géniaux, hein tt qu’à faire !) ?
    et même question pr Emporium de Johnson, j’en avais jamais entendu parler de celui-là ?
    thanks et bon we !

    • sirius sur 1 février 2008 à 17 h 52 min
    • Répondre

    je ne préfère pas, c’est un éditeur de poche. Je le répète je suis toujours contente de trouver des avis identiques aux miens – combien de fois il m’est arrivé de donner un avis négatif pour lire dans la presse (copinage quand même) que tel ou tel bouquin était génial …

  7. Je ne dis pas qu’"Emporium" est génial. Il est juste efficace – et accessoirement très bien écrit.

  8. Bonjour,
    Voici un lien vers une critique de ce livre sur Chronicart :
    http://www.chronicart.com/livres...

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