Qu’on l’aime ou non, Madame Emma Bovary, épouse frustrée et volage de Charles Bovary brave médecin de province en Normandie, rêvant d’une vie plus romanesque et surtout plus frivole, héroïne du premier roman d’un trentenaire, un certain Gustave Flaubert en 1857, n’en finit pas d’inspirer les auteurs d’aujourd’hui (« Contre-enquête sur la mort d’Emma Bovary » de Philippe Doumenc ou encore « Monsieur Bovary » d’Antoine Billot en 2007), suscitant tour à tour compassion, agacement ou dégoût… Considéré comme le « roman des romans », Madame Bovary est notamment salué par les uns pour « sa transition originale entre Balzac et Zola avec un réalisme ironique qui emprunte au milieu médical de son auteur une impassibilité clinique qui frise le nihilisme et un goût presque maladif pour l’exactitude. » et pour d’autres pour « la place absolue attribuée au style, au travail sur la prose comme des vers, les clichés et les savoirs, la technique des « points de vue » et l’indirect libre, l’imaginaire symbolique et la critique de la modernité, le culte du détail et de l’anomalie et une certaine esthétique de la cruauté. » * Un texte qui a su débarrasser des interventions d’auteur, de l’omniscience du narrateur, de ses innombrables explications et thèses, des descriptions qui expliquent le personnage par son milieu et des grosses ficelles narratives. Ici l’auteur se contente d’exposer et laisse le soin au lecteur de conclure… Bref, un chef d’œuvre que n’a pas hésité à revisiter Claro, connu pour ses traductions de William T. Vollmann, James Flint, Thomas Pynchon, Marc Z. Danielewski ou encore Dennis Cooper…, et sa collection « Lot 49 » (fiction contemporaine de langue anglaise) aux Editions du Cherche-Midi. A l’occasion de la sortie de son roman « Madman Bovary », aux éditions Verticales, il a accepté de nous confier son lien particulier avec « Madame Bovary » :
Que représente pour vous le roman « Madame Bovary », qu’est ce qui en fait toute sa valeur à vos yeux ? Quel est votre lien particulier à cette œuvre ?
C’est, je crois, le premier roman « classique » que j’ai lu adolescent où j’ai eu conscience de la matérialité de la langue, où j’ai « vu » la langue, l’écriture, plus que simplement suivi le déroulement d’une intrigue; il reste donc à ce titre emblématique dans ma formation littéraire. Je l’ai souvent relu par la suite, et je n’ai cessé d’y découvrir des strates, des nuances, des gouffres. La phrase y est à chaque fois un événement en soi, elle a une attaque particulière, la ponctuation est vibratile. Pour moi, ce n’est pas un tant un roman traintant d’un adultère de province qu’un cours magistral de grammaire intérieure: Flaubert y utilise le temps de l’imparfait avec une cruauté fascinante.
Quelle est ou quelles sont vos scènes clé ?
Le roman de Flaubert est construit de tel façon que les scènes clés sont légion. Je retiendrai en particulier celle de la première rencontre entre Charles et Emma, quand tous deux cherchent la cravache qu’a oubliée le médecin chez le père Rouault. La scène est d’une charge érotique énorme, que Flaubert orchestre entre autre en terminant la scène par les mots « nerf de bœuf », juste après avoir dit qu’Emma était toute rouge. Je me suis donc focalisé sur l’objet manquant, cette cravache que Charles cherche, et j’ai extrapolé tous les usages qu’on pouvait faire de cette cravache, laissant l’objet et sa fonction dériver comme un terme mathématique sujet. C’est une façon de faire « fuir » le texte.
A part Madame Bovary quels sont vos personnages « fétiches » dans ce roman et pourquoi ?
L’autre grand personnage du roman « Madame Bovary », c’est, bien sûr, Homais. C’est un monument, plus complexe qu’il n’y paraît. Son progressisme se mâtine de cabotinage, sa science est indissociable de sa lâcheté, il est un ancêtre en formation de Bouvard et Pécuchet. C’est comme une machine prête à fabriquer n’importe quoi, on peut lui prêter toutes les audaces de la bêtise. Etonnant que Flaubert l’ait appelé Homais, comme s’il était un double d’Emma, l’Adam pourri de cet Eve condamnée.
A l’image d’un Flaubert vous êtes-vous identifié à Emma Bovary ?
Je ne pense pas que Flaubert se soit identifié à Emma. Je pense qu’il s’est identifié à chaque détail, chaque lumière, chaque son. Identifié, au sens de dissous. Quand j’écris, je ne cherche pas à m’identifier. Le processus est plutôt de l’ordre de la dépersonnalisation.
On dit souvent que le personnage de « Madame Bovary » est encore très moderne et d’actualité. Partagez vous cette vision et pourquoi ?
Qu’est-ce que l’actualité d’un roman? Le fait qu’il ne vieillisse pas? Tous les livres vieillissent, puisque la langue dont ils sont fait évolue et que l’époque dont ils parlent se transforme. Ce qui permet à certains (très peu) de résister à l’épreuve du temps, c’est la force de leur langue, forgée par une individualité n’ayant pas eu peur de prendre des risques. Flaubert met son propre corps sur l’établi quand il s’attaque à la viande Bovary. Il est pure résistance face aux forces du langage, du coup il tient bon. Sa lecture continue de se déployer.
Pourquoi avez-vous eu envie de jouer avec cette histoire ? Comment a germé cette idée en vous ?
Je voulais imaginer un narrateur qui se perd dans un roman, dans sa lecture, non pour en devenir un personnage, jouer les Zelig, mais pour en parcourir le mouvement de lecture. Lit-on pour s’échapper ou se retrouver? La question est banale, mais non dénuée d’intérêt. On lit toujours les livres dans certaines circonstances, certains états, donc avec des motivations autres que celles d’un lecteur idéal. Comment lit-on quand on est amoureux, triste, désespéré, etc? Imaginer un lecteur déçu par l’amour lisant « Madame Bovary » était une façon de poser l’équation.
Quelles ont été les difficultés d’écriture ? Comment avez-vous travaillé (aviez-vous le texte original en permanence avec vous, etc) ?
Je me suis « égaré » dans le texte de Flaubert, attendant qu’un détail me parle, un effet de style particulier, le mouvement d’un paragraphe, un artifice de ponctuation. Il s’agissait d’introduire des passages sans recourir aux guillements, sans mettre en avant le processus de citation tout en s’assurant que le lecteur verrait les coutures, les sentirait comme du bout du doigt. Pour y parvenir, j’ai joué sur les temps, introduisant le temps du présent pour qu’on sente que la citation était en train de se dissoudre, plutôt que de recourir aux guillements ou aux italiques. A cet égard, mon éditeur Yves Pagès m’a beaucoup aidé par sa relecture implacable.
Avez-vous essayé d’adopter un style « Flaubertien » ou au contraire de casser le classicisme de son texte à travers les scènes déjantées que vous avez imaginées ?
Dès qu’on se plonge dans la phrase flaubertienne, on subit son influence. Mais je ne voulais pas « singer » le style de Flaubert, plutôt exacerber certaines de ses lignes de fuite, faire délirer certains énoncés – il y a une telle folie contenue dans ce roman, on dirait un véritable asile de fous sur le point d’exploser. L’écriture de Flaubert n’est pas si classique que ça. On est très loin de Balzac et beaucoup plus près de Rimbaud.
Diriez-vous que votre roman est une sorte d’hommage décalé au génie de Flaubert ou autre ?
Non. C’est une « visitation » de la lecture, perçue comme l’envers de l’écriture.
Bret Easton Ellis affirme que l’Education sentimentale est l’un de ses romans favoris. A votre avis pourquoi, vous qui êtes un expert de la littérature américaine ?
Je me demande ce qu’aurait pensé Flaubert de « American Psycho »… Plus sérieusement, je pense que Ellis doit apprécier cette distance très particulière qu’entretient Flaubert avec sa narration: à la fois très proche (une empathie quasi hystérique) et très lointaine (comme décrite depuis une autre rive).
Extrait de « Madman Bovary » de Claro :
L’extrait qui suit reprend un passage du tout premier chapitre du livre, décrivant Charles désœuvré dans son adolescence, et débutant par « Dans les beaux soirs d’été… »:
« Allons je dois je crois me reposer. Je vais, sinon, casser. Dans les beaux soirs, oui, c’est cela, dans les beaux soirs d’été, à l’heure où les rues tièdes sont vides, quand les servantes jouent au volant sur le seuil des portes, il ouvrait sa fenêtre et s’accoudait, et j’en profite pour être ces deux coudes et l’angle qu’ils forment sans douleur aucune sur le rebord par rapport à ce corps que je n’ai pas besoin d’occuper puisque ce n’est pas le mien, ici-là ce n’est pas le mien, en rien je ne suis lui pas plus qu’il n’est ou ne voudrait j’en suis sûr être moi, car je n’ai aucun coude à offrir, et sûrement pas deux coudes aussi purs, tracés à l’encre par Flaubert du fin fond puant de Rouen. En face, au-delà des toits, le grand ciel pur s’étendait, avec le soleil rouge se couchant, tandis que je me retiens de foncer tête baissée tête la première sur ce décor, ayant trop peur de le voir basculer en page qui tourne et derrière plus rien, ou d’autres pages. »
Le blog de Claro
En dédicace au Salon du livre le 18 mars à 19h00 sur le stand des Verticales.
*Dossier du Magazine littéraire
Visuel d’illustration : Isabelle Huppert interprétant Emma Bovary dans l’adaptation de Claude Chabrol
3 Commentaires
C’est gênant de voir à quel point le travail et le cerveau d’un mec aussi important que Claro laissent les gens indifférents. En fait ça me dégoûte.
Ce mec a du goût et du talent (pas seulement en tant que traducteur). Et voilà. Ça me rend malade, c’est pareil qu’avec Richard Morgiève, ou Eric Chevillard, la poursuite est larguée, elle fouille le noir et s’arrête sur des particules de poussière, elle illumine la merde.
Alexandra, je trouve que cet article aurait été bcp plus intéressant si tu avais exprimé ton manque d’emballement pr le bouquin. Ça aurait donné une interview moins complaisante et surtout moins conformiste.Là tu lui mâches carrément toutes ses réponses basées pour la plupart sur l’idée que TOUT LE MONDE (moi y compris) se fait du bouquin.
Et en fait je dis ça pcq je suis entrain de lire Rene Girard qui a une vision tellement nouvelle des oeuvres romanesques, dont Madame Bovary, que je trouve dommage que ce soit toujours les mêmes clichés qui soient recyclés sur ce bouquin, alors qu’il y a tellement plus à en dire ! Le pb avec les grandes oeuvres classiques c’est qu’on oublie d’en personnaliser notre lecture, c’est la raison pr laquelle, à mon avis, elles finissent par devenir ennuyantes aux yeux de bcp. Or le rôle du bloggeur de nos jours est de nous sortir de cet establishment critique et de nous donner un regard autre. Et l’interview est l’espace le plus jouissif de confrontation entre l’idée générale et ton idée à TOI.
qui soient recyclés )))) qui sont recyclés