Après Lolita Pille et son « Crépuscule Ville », un autre roman, « Libre échange » signé de Bernard Mourad, tente à nouveau le genre de l’anticipation. A l’image de cette première, il aborde aussi la question du suicide et fait référence à Melville (Pille citait « Moby Dick », il cite « Bartleby »). La comparaison s’arrêtera ici. Deux ans après son premier roman très réussi « Les actifs corporels », le jeune auteur (toujours vice président du département « Investment Banking » chez Morgan Stanley à ses heures perdues… ou l’inverse !) revient avec ce deuxième opus qui s’inscrit dans la droite lignée du premier dont il semble être, non pas une prolongation, mais un frère, une nouvelle variation cohérente qui explore, avec intelligence et subtilité, une autre facette des dérives de nos sociétés libérales et de l’économie de marché. Il en tire une intrigue inattendue et assez originale tout en tissant en filigrane une nouvelle parabole. On regrettera hélas les longueurs qui alourdissent le rythme du récit…
Toujours dans une veine d’anticipation réaliste, terme de son cru, bien adapté au demeurant, qui ne manquera pas de faire jaser nos amis des forums de S.F 😉
L’idée, puisque dans ce genre littéraire elle est quasi essentielle, bien qu’intéressante, reste néanmoins moins forte et novatrice que dans « Les actifs corporels« . Ici, il nous entraîne dans l’existence sordide de Marc Barrattier, petit comptable raté qui s’enlise dans un mariage qui n’en porte plus que le nom (« nous avancions tous deux dans la vie comme deux hamsters dans leur roue« ), wanna-be écrivain aigri par les refus (« Votre désespoir, mon cher Monsieur, n’intéresse hélas personne. » lui a écrit par exemple un éditeur) qu’il a essuyés pour son roman « pompeusement intitulé La position antalgique« , « un court manuscrit dont je croyais le style assez proche du Bartleby d’Herman Melville« .
Bref, la vie ne vaut plus d’être vécue pour cet homme qui se compare à « une vieille épave de 40 ans frappée d’une neurasthénie incurable« .
On assiste alors à la préparation de son suicide aidé du fameux brûlot « Suicide mode d’emploi » qu’il a réussi à se procurer sur Internet.
Il découvre par exemple, au cours de passages tragicomiques, que l’on peut choisir le suicide « le plus adapté à sa personnalité ». Ce qui pour lui équivaut à une balle dans le gosier ou à la « précipitation d’un lieu élevé » !
Bref il est fin prêt pour cette ultime étape quand il reçoit un étrange et mystérieux e-mail lui proposant « une seconde chance », le soir de l’anniversaire de ses 40 ans (alors que sa femme et son fils sont occupés « à planter des bougies sur son gâteau d’anniversaire, telles des aiguilles maléfiques dans une poupée vaudou« )…
Sans dévoiler davantage tout ce qui fait l’essence et l’intérêt même du roman, on dira seulement que notre (anti-) héros va se retrouver embarqué dans une expérience surréaliste consistant à échanger (définitivement) sa vie (femme et enfant compris !) avec un autre désespéré de la vie, sur fond d’émission de téléréalité et de grande manipulation médiatico-politique. Une sorte de pacte avec le Diable qui lui est exposé en ces termes :
« Le programme du président repose un nouveau tryptique républicain : Libéralisme, Justice, Pragmatisme. Et nous comptons bien démontrer l’interdépendance de ces trois principes.
Car nous sommes profondément convaincus que le libéralisme peut produire une société plus juste. »
(…) « Vous parlez d’un sort qui se jouerait de nos existences. D’une Providence qui déciderait de notre gloire ou de notre déchéance. Rien de plus qu’un coup de dés, qui nous frapperait à notre naissance. Eh bien c’est précisément ce qui justifie, selon nous, l’intervention de l’Etat.
Car quel est le rôle d’un gouvernement progressiste, sinon de lutter contre ces forces obscures du hasard, ce règne de l’arbitraire ? » (…) Car au fond qui a décidé que nous n’avions droit qu’à une seule vie ? Qu’il nous fallait subir jusqu’à la mort l’aléa de notre naissance ?
(…) Ce que je veux dire qu’il suffirait de relancer les dés. »
(…) « Je vais vous poser une question très simple : combien d’âmes sur cette Terre sont-elles insatisfaites ? Combien d’individus ne peuvent-ils plus supporter l’existence qui leur a été imposée par un hasard arbitraire ?
Je visualisai confusément des masses d’humains inaccomplis. Des hordes d’individus soumis aux flux et reflux bourbeux de leur quotidien médiocre.
– Il y en a sans doute beaucoup, répondis-je à mi-voix, les yeux desséchés par la fatigue.
– Des millions en effet. Et c’est précisément ce constat qui justifie notre projet. Car le libéralisme repose sur un principe fondamental : l’allocation optimale des ressources ; grâce aux mécanismes de marché et aux bienfaits du libre-échange. Et nous sommes convaincus que ce principe, qui ne s’est appliqué jusqu’ici qu’à l’économie, gagnerait à être extrapolé à la sphère ontologique et sociale. Appliquer les règles du marché et de flexibilité à cette ressource si précieuse que constitue l’existence : n’est ce pas le meilleur moyen d’en assurer l’allocation optimale ? Tel est le fondement théorique de l’expérience que nous souhaitons mener. Et cette expérience, Mr Barrattier, nous souhaitons la mener avec vous. »
On pourra regretter que cette belle idée qui sous-tend le récit s’épuise ensuite derrière un déroulement plus convenu de l’histoire et que cette logique libérale ne transparaisse plus vraiment lors de la progression du récit (et ne soit, de plus, pas vraiment respectée d’ailleurs puisque l’émission de téléréalité repose aussi sur le hasard finalement). En effet le roman bascule ensuite davantage vers d’autres types d’interrogations : la quête de l’identité, du bonheur… De quels paramètres dépend vraiment notre bonheur ? Des interrogations qui sont également intéressantes mais qui s’éloignent un peu de la problématique initiale et peuvent donc frustrer quelque peu le lecteur.
Cela ne nuit pas, pour autant, à la cohérence de l’ensemble. Non, ce qui est plus gênant en revanche ce sont les longueurs qui parsèment le livre avant d’atteindre les différents dénouements/rebondissements, en particulier les scènes du quotidien du personnage (en famille, le lever, sa toilette, ses repas, ses trajets en taxi, en bus, ses moments de désœuvrement, d’angoisse…). Tout est détaillé avec une certaine monotonie et l’on attend juste qu’il se passe quelque chose car l’ennui finit par pointer malheureusement, même si quelques descriptions sont parfois savoureuses. Ce défaut était déjà présent dans une moindre mesure dans « Les actifs corporels » essentiellement au début du roman qui peinait à décoller. Heureusement les rebondissements sont à la hauteur de l’attente et les retournements de situation donnent tout leur sel à l’histoire.
La fin du roman est plutôt réussie, même si certains pourront trouver que la touche fantastique dont elle est empreinte dénote avec le reste profondément ancré dans la réalité. Peut-être est-ce simplement une forme d’ironie de sa part ?
Au final, on ressort de cette lecture partagé. Qu’a vraiment voulu démontrer l’auteur ? Il n’y a pas vraiment de « morale » de l’histoire (ce qui est sans doute préférable du reste).
Il interroge, sous un nouveau jour, la notion d’égalités des chances (« Il est juste et équitable que nous ne finissions pas tous au même rang sur la ligne d’arrivée – à condition toutefois, de nous être élancés de la même ligne de départ. »), ce qu’on appelle « la providence » ou le « destin », et surtout le déterminisme au sens Bergsonien (peut-on vraiment changer de vie d’un simple « coup de dés » ?). Il explore aussi les thèmes de la recherche du bonheur et de l’identité (comment savoir qui l’on est vraiment ?) mais aussi la création artistique (le « style »). La satire médiatico-politique (l’exploitation du désespoir humain par les grosses productions TV) qui entoure l’ensemble aurait peut-être méritée d’être plus creusée.
Les thème abordés par ce roman rappellent enfin quelques autres romans, en particulier « L’homme-dé » de Luke Rhinehart (l’histoire d’un psychiatre en proie à l’ennui et à la fatigue de vivre qui décide un beau jour de s’en remettre aux dés pour gouverner sa vie).
12 Commentaires
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Je trouve çà assez étonnant ces auteurs français qui tout d’un coup se mettent à faire de l’anticipation sociale et qui reprenent les codes du genre, comme s’ils faisaient du polar. Dans les pays anglo-saxons ce courant existe depuis 20 ans…est ce que cet engouement français n’illustre pas justement la fin de ce courant littéraire ? Après tout, Martin Amis vient d’arrêter et le dernier Ellis s’en éloignait déjà…
Ouais, bof, pas trop d’acord… Je trouve que c’est un signe de bonne sante de nos jeunes auteurs que de les voir se frotter a un genre tres peu present dans le roman francais (perso, ras le bol des romans planplan germanopratins, un genre qui ferait bien de se tarir un peu !). Le premier Mourad m’avait bluffee, vais attaquer le nouveau
J’ai pas encore lu mais j’adore la couverture ! C’est le tableau de Magritte ou une photo librement inspirée ?
Modération : Merci de ne pas utiliser des pseudos différents dans un même billet, ce qui fausse les avis de lecture pour les autres lecteurs.
Flaubert, explorant la bêtise en commençant par le fond, aime à rappeler " la haine inconsciente du style "…
Oui, je crois bien que c’est Magrite (La reproduction interdite, tres beau tableau). J’aime bien le concept d’"anticipation realiste". Le premier etait tres bien mais un peu court à mon gout, avec des personnages pas assez creusés. Mais il fait partie des auteurs qui apportent du sang neuf (d’accord avec camille, ras le bol du roman nombriliste), et j’aime assez l’idée du "libre échange" des vies humaines comme des produits.
Modération : Merci de ne pas utiliser des pseudos différents dans un même billet, ce qui fausse les avis de lecture pour les autres lecteurs.
Acheté lundi, fini hier. Perso, gros coup de poing dans le bide. Peut-être qq longueurs, OK, mais intrigue super maîtrisée, avec un personnage complexe, profond et des questions essentielles (osons dire métaphysique?) abordées sous un angle moderne. Très belle fin aussi, à la fois ouverte et fermée. Je n’ai pas lu lepremier, mais franchement, la, je suis sur les fesses…
Modération : Merci de ne pas utiliser des pseudos différents dans un même billet, ce qui fausse les avis de lecture pour les autres lecteurs.
Anticipation "réaliste"? C’est quand même la moindre des choses qu’on puisse lui demander il me semble… Autrement ça s’appelle "science fiction". Parce que l’anticipation "irréaliste" ou "invraisemblable", à moins d’être très mauvais, je vois pas, non… Mais c’est vrai qu’en France on aime brandir les "nouveaux concepts", ah ça ! 🙂
Rien à voir avec ce billet (même si j’ajoute que c’est un auteur que je mets soigneusement de côté)
=> Commentaire H.S déplacé
Bon eh bien maintenant qu’on a fait le tour sur la terminologie, que pensez-vous de cette intrigue ou mieux quel est votre avis si vous avez déjà pu le lire sur ce livre… ? Avis mitigé de notre côté… Par contre je trouve qu’un principe de trilogie autour de la parabole économique serait intéressant à former avec un 3e opus.
D’accord avec LA, trilogie ou pas, ce livre m’a emportee dans un trip psychologique jubilatoire. Je pensais au debut qu’on allait en reter a une enieme critique de la tele-realite mais c’est beaucoup plus profond que cela. Pour moi, le coeur du sujet est le role du hasard dans nos vies, qui est traite ici sous un angle neuf (du moins je crois). Au point de vue de l’ecriture, tout cela est bien plus mur et maitrise que le premier (ou par ailleur, je me perdais un peu, perso, dans la technique economique et financiere, mais je ne suis pas trop experte). Donc une vraie bonne surprise, grand plaisir de lecture.
Merci de cet avis Vick mais pourquoi changer de pseudo ? Le premier (Camille) était très bien…
Bref, j’ajoute une nouvelle petite réflexion (sur la portée philosophique) qui me vient sur le thème de ce roman, à la lecture du Traité du désespoir de Kierkegaard, un livre conseillé par 2 lecteurs ici (Folantin et Gwenaël). Dans ce traité il met notamment en évidence une forme de désespoir qualifié de « désespoir-faiblesse » où l’on ne veut pas être soi (une forme plutôt féminine de désespoir si j’ai bien compris) basée sur une simple soumission passive à des causes extérieures.
petit extrait :
« C’est le désespoir de l’immédiat : ne point vouloir être soi (…) ou forme la plus basse de toutes : désirer être un autre, se souhaiter un nouveau moi. L’homme de l’immédiat, en désespérant, n’a même pas assez de moi pour souhaiter ou rêver d’avoir au moins été celui qu’il n’est devenu. Il s’aide alors d’autre façon en souhaitant d’être un autre.
(…) Car l’homme de l’immédiat ne se connaît pas lui-même, littéralement il ne se connaît qu’à l’habit, il ne reconnaît un moi (…) qu’à sa vie extérieure. (…) tiens ! si je devenais un autre ? si je m’offrais un nouveau moi. Oui, s’il devenait un autre ? – mais saurait-il ensuite se reconnaître ? »
Ne faut-il pas aller au plus profond de soi pour apprendre à se connaître . C’est peut-être un chemin pour trouver le bonheur