« Le boucher » d’Alina Reyes déboule en 1988 sur le devant de la scène littéraire signé d’une petite jeune femme de 32 ans brune et incandescente avec un court et fulgurant roman au titre sanguinaire. Publié sous un pseudonyme (qu’elle conservera ensuite) emprunté d’une nouvelle de Julio Cortazar (« La Lointaine, Journal d’Alina Reyes ») et écrit en une semaine pour participer à un concours de littérature érotique – alors qu’elle était étudiante à Bordeaux, – elle défraie la chronique et s’impose d’emblée comme l’un des plus importants auteurs contemporains de littérature érotique (même si cette étiquette lui semble réductrice comme elle le commentait :« Que le flacon s’appelle pornographie, polar, science-fiction, littérature générale ou autre, aucune importance si l’alcool qu’il nous donne à boire est de qualité. »). Provocante et inattendue, Alina Reyes livre ici un roman en forme de conte allégorique, celui de l’initiation sexuelle d’un petit chaperon rouge sensuel aux prises avec un loup qui a tout de l’ogre…
Servi par une écriture charnelle, organique et métaphorique, « Le boucher » est un roman qui parle autant à la tête qu’au ventre (et même plus bas encore si vous voulez) et qui invite à plusieurs niveaux de lecture…
Alina Reyes a écrit un roman charnel au sens premier du terme. Un roman sur la chair, la viande. A la fois humaine et animale.
A travers le personnage d’un boucher et de l’atmosphère d’une boucherie, elle traduit, avec originalité, au plus profond cette conscience du corps, de notre peau dans toute sa nudité, sa fragilité et sa sensualité. Si cela peut surprendre de prime abord, on se rend compte très rapidement que cette métaphore, cette allégorie fonctionne très bien.
Elle parvient à transfigurer les gestes, les odeurs et les abats en une chorégraphie et une esthétique des plus sensuelles.
L’histoire en elle-même est très simple et peut rappeler d’une certaine façon le « Bonjour tristesse » de Françoise Sagan dans une version hardcore.
Une jeune fille, étudiante aux beaux arts, va perdre son innocence le temps des vacances d’été alors qu’elle occupe un job de caissière chez un boucher archétype même de la sexualité dans sa plus vulgaire obscénité qui fera son éducation sexuelle. En filigrane, elle raconte aussi sa relation avec son petit ami Daniel qui ne la satisfait pas vraiment.
En jouant sur l’imaginaire et les fantasme de son héroïne, Alina Reyes fait peu à peu monter la tension érotique entre la jeune fille et le boucher qui s’apparente à une sorte d’ogre gargantuesque et semble tout droit sorti d’un tableau de Botero. Elle démontre comment ce qui est répugnant (« son gros ventre moulé dans son tablier tâché de sang », ses propos graveleux aussi gras que la charcuterie qu’il vend) devient excitant. Le cadre même de la boucherie (vous n’achèterez plus jamais de la viande comme avant après cette lecture !), est propice à une série d’allusions suggestives : le billot, les lames des couteaux qui fendent les chairs et sont extraites de leurs fentes en bois, le va et vient de la lame qu’on aiguise, le premier rayon de soleil qui « darde » entre les branches, les viandes comparées à des bijoux vivants, le rose, le rouge, l’odeur de la viande crue, la viande palpitante du bœuf, les croupions des animaux, les couilles de bélier, le saucisson qui ressemble à un pénis et jusqu’aux ébats au milieu des abats (la pièce de boucherie représentant la part la plus intime des animaux) dans la chambre froide entre le boucher et sa femme (cette scène peut évoquer une scène du film « Paris » de Cédric Klapisch où de jeunes mannequins bourgeoises aguichent des manutentionnaires de marché, dans une chambre froide à Rungis, au milieu des morceaux de viande qui pendent).
Ce désir un peu tabou ira donc crescendo (« mon sexe me montait jusqu’à la gorge« ) jusqu’à la scène clé du roman dévoilant le passage à l’acte. Une scène intense et très belle sous la douche, où tendresse, bestialité et désir se mêlent pour une apogée orgasmique. « Le savon faisait une mousse fine et parfumée, un réseau arachnéen de petites bulles blanches flottant sur la peau mouillée, un tapis de douceur entre ma paume et ses reins. »
« Mes deux mains étaient emplies d’une matière chaude et vivante, magique. Je la sentais palpiter comme le coeur d’un oiseau, je l’aidais à courir vers sa délivrance. Monter, descendre, toujours le même geste, toujours le même rythme, et les gémissements, au dessus de ma tête ; et moi qui gémissais aussi, avec l’eau de la douche plaquant sur moi ma robe comme un gant étroit et soyeux, avec le monde arrêté à hauteur de mes yeux, de son bas ventre, au bruit de l’eau dégoulinant sur nous et de sa verge coulissant sous mes doigts, à des choses tièdes et dures entre mes mains, à l’odeur du savon, de la chair trempée et du sperme qui montait sous ma paume… »
« La route s’étendait devant moi toute droite. Il ne restait plus que quelques kilomètres à parcourir et je pouvais maintenant marcher à 4 pattes. Mon cœur s’emplit de joie. Heureusement il n’y avait personne. Ceux qui m’auraient vue là m’auraient aussitôt prise en pitié, et gâché tout mon bonheur plein d’espoir. Ainsi sont les autres : ils ne voient pas la beauté de votre vie, votre vie leur semble horriblement triste si, par exemple, vous n’êtes pas bronzée en plein été. Ils veulent que vous voyiez comme eux où est juste la joie, et si vous avez la faiblesse de vous laisser faire, jamais ensuite vous ne trouvez l’occasion de dormir seul dans un fossé, tout déchiré par une nuit noire.«
L’histoire s’achèvera étrangement comme un rêve éveillé dans une communion avec la forêt, la « terre chaude » alors que la narratrice se donne à un autre homme dans un fossé. Cette fin n’est pas sans rappeler le Truïsmes de Marie Darrieussecq où la femme renoue avec sa nature Une errance très onirique qui débute au bord de la mer et donne lieu à quelques passages évocateurs : « La mer n’arrêtait pas de baver, à se branler sans cesse contre le sable, à courir après sa jouissance. (…) J’avais toute la nuit entendu la mer rêver sur de durs coussins, la forêt tressaillir. » ou encore « La nuit vibrante et scintillante était passée sur moi, je l’avais bue à larges goulées, j’en étais pleine. »
Alina Reyes évite l’écueil pornographique et développe une langue poétique au plus près des sensations où se mêle des réminiscences de son passé érotique (enfance…) et apprivoisement des pulsions sexuelles de jeune fille de son héroïne. Ce n’est jamais vulgaire ou trash même si elle est explicite et reste toujours dans une délicatesse très féminine. Une écriture qui oscille entre douceur et sauvagerie et envoûte le lecteur du début à la fin.
Dossier à lire : « Le potentiel érotique de la littérature »
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