Il était à la Une de tous les médias, encensé de toute part, le fameux « Cendrillon » d’Eric Reinhardt est un roman polyphonique, roman choral sur la classe moyenne, milieu de prédilection de l’auteur de « Le moral des ménages », à travers lequel il imagine celui qu’il aurait pu devenir s’il n’avait pas rencontré sa compagne à l’âge de 23 ans. Un autoportrait spéculatif et une mise en abîme qui nous entraîne dans les trajectoires de trois personnages : Laurent Dahl, trader multimillionnaire en fuite après avoir effectué une opération frauduleuse, Patrick Neftel, obèse frustré coincé chez sa sa mère se gavant de téléréalité et enfin Thierry Trockel, géologue travaillant à extraire de la chaux pour une multinationale et surfant sur des sites pornographiques… Un roman très personnel qui fait aussi la part belle à de nombreuses digressions, considérations sur l’art, le cinéma, la littérature et rend notamment un hommage récurrent au poète Mallarmé, adulé par l’auteur. Extrait choisi pour vous mettre dans l’ambiance… :
« Le seul livre de son adolescence qu’il avait conservé (il avait jeté les autres : leur existence et les réminiscences qu’ils provoquaient le meurtrissaient) était un recueil de poésies de Mallarmé. Le jour où il allait le déchirer son regard était tombé sur ses mots dispersés sur une page : « à ses pieds », « de l’horizon unanime », « prépare », « s’agite et mêle », « au poing qui l’étreindrait » « un destin et les vents », un peu plus bas : « être un autre », un peu plus bas « Esprit » « pour jeter « Dans la tempête » « en reployer la division et passer fier ». Il s’était assis sur son lit et avait poursuivi la lecture du poème.
Quelque chose d’inédit avait envahi son esprit à la lecture de ces fragments, de ces épaves déconnectées éparpillées sur le papier : « envahit le chef » « coule en barbe soumise » « direct de l’homme » « sans nef » « n’importe » « où vaine ». Quelque chose d’écroulé, intransigeant, un froid, une folie, quelque chose de violent, d’inconciliable, une fierté, une solitude irréductible avait saisi Patrick Neftel. Il se sentait aussi abrupt que cet homme, aussi glacial et métallique.
Un cri. Un retrait. Un refus. Une alarme. Une vraie révolte organisée.
Patrick Neftel sentait de la tristesse, du désespoir, une violence intériorisée dans l’agencement de ces strophes, explosées, insoumises, détachées du sens commun, désamarrées du bloc social qui voguaient sur le papier. « JAMAIS » « QUAND BIEN MÊME LANCÉ DANS DES CIRCONSTANCES ÉTERNELLES » « DU FOND D’UN NAUFRAGE » et un matin il écrivit à la bombe sur un mur de sa chambre, en lettres rouges, énorme, rouge sang, comme un slogan politique intimiste : UN COUP DE DÉS JAMAIS N’ABOLIRA LE HASARD. Il se plongea dans la lecture du recueil et désossa la préface.
Plus il fréquentait ce long texte inquiétant (incompréhensible) dont il avait tagué le titre sur le mur de sa chambre, lisait les analyses du préfacier, suçait les pendentifs qu’il y trouvait (prince amer de l’écueil), comme des pastilles au parfum sidérant, plus crépitait dans son esprit la complicité de « feux réciproques ». Mallarmé s’imposait comme un idéaliste, un affamé d’absolu, un invincible insatisfait qui n’avait jamais abdiqué : il avait l’esprit, l’instinct, la radicalité, d’un terroriste. Il parlait d’absolu. Il parlait d' »hyperbole ». Il parlait du « néant des mots ». Il parlait de « notion pure ». (…) Il condamnait « l’universel reportage ». Il évoquait les « mots de la tribu », défectueux, incompétents, imbibés de hasard, inaptes à substituer aux notions qu’ils désignent, la lune, la nuit, un lac, le tonnerre, « fusible et clair », les roseaux « cils d’émeraude », un cygne au clair de lune.
Il convoitait « l’absente de tous bouquets » : le mot magique qui ferait corps avec la notion pure.
Il désirait transcender la trahison ordinaire des vocables en construisant à partir d’eux, un vers ultime, « Structure », « Transposition », qui deviendrait « un mot nouveau », qui serait le nom d’un état d’âme. Un matin Patrick Neftel bomba ces mots sur un mur du salon : SA BEANTE PROFONDEUR EN TANT QUE LA COQUE, sous les cris hystériques de sa mère (…)
Le mois suivant il déposa sur le mur de chaque pièce, de la cuisine aux salles de bain, des alliages lexicaux similaires : HORS D’ANCIENS CALCULS, ou : DE CONTREES NULLES, ou : CARESSE ET POLIE ET RENDUE ET LAVEE. Dans les toilettes qui lui étaient réservées: CHANCELLERA, un peu plus bas: S’AFFALERA, un peu plus bas encore, au dessus du loquet de la chasse d’eau: FOLIE. »
A lire aussi la chronique : « Le Moral des ménages » d’Eric Reinhardt, Une vie française « moyen format », antichambre de son roman « Cendrillon »
10 Commentaires
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agréablement surprise par ce roman dont je n’ai fait qu’une bouchée ce WE…et pourtant il a été assez démoli à sa sortie je crois..règlements de comptes, digressions, parfois lyrique..je retiendrai l’automne: il m’a (presque) convaincue
Je trouve que l’intervention de l’auteur est atypique et rend le récit plus qu’intéressant… J’ai bien aimé
Je l’ai lu cet été (comment le lire en un week-end ?), et je suis intimement persuadée qu’il s’agit d’un chef d’oeuvre, que c’est le voyage au bout de la nuit du vingt-et-unième siècle, que rarement un auteur a autant fait ressentir la jubilation et LA LIBERTE à écrire, au milieu d’inventions et de regards précis sur le monde qui devient sous nos yeux. C’est un livre absolument remarquable, et qui ne l’a pas lu passe à côté d’un vrai monument (un beau, joli, un peu pavé, un peu visionnaire) de la littérature française.
Je ne l’ai pas lu, mais je ne résiste pas au plaisir de laisser la critique de mon Alexandra, disons Alex pour ne pas vous confondre toutes les deux, en qui j’ai une grande confiance:
bipolaireadonf.canalblog….
Elle est vachte moins enthousiaste en tout cas 🙂
Sentir le regard de l’écrivain… Oui, forcément, d’autant plus qu’il se met en scène. On le sent, et il est beau ce regard, il est précis, un peu fou, emballé. J’ai le sentiment qu’il met le doigt (le mot) sur quelques réalités que l’on évoque peu dans la littérature française. Je le trouve infiniment politique (au sens le plus noble du terme)et superbement amoureux. La peur du trader quand il imagine sa tête coupée sur la place publique le jour où les gens réaliseront ce que lui gagne sur le travail des autres, l’idée des morts en direct (une sorte d’attentat terroriste où les suicidaires du monde entier iraient tuer des gens au même moment en direct à la télé, juste pour exister au moins une fois), bref il invente ce qui constitue une réalité absolument évidente et qu’on met de côté.
Bon, je m’emballe, et en désordre en plus ! Je vais boire un autre café… Bonne journée
Merci Sauf de partager ton enthousiasme !
"la peur du trader quand il imagine sa tête coupée sur la place publique le jour où les gens réaliseront ce que lui gagne sur le travail des autres"
> Oui je crois que c’est ce genre d’idée qui me dérange (il y a aussi ce passage où il s’insurge qu’un trader puisse gagner de telles sommes d’argent "sans rien faire d’exceptionnel" en somme), par son côté cliché et aussi le problème obsessionnel que développe l’auteur avec l’argent, mais en y réfléchissant cela est tout à fait cohérent avec son précédent opus "Le moral des ménages" où il évoque sa haine de la classe moyenne et des restrictions financières/radines de ses parents qui lui ont inoculé, je pense, ce malaise, ce complexe face à l’argent, entre fascination et répulsion.
Sa dénonciation socio-politique, comme le dit très bien la blogueuse que tu donnes en lien Dahlia (merci au passage !) m’apparaît en effet plutôt maladroite…
Du reste, la chronique de cette blogueuse, Alex, n’est pas négative.
Elle reconnaît pas mal de qualités au roman a priori :"les histoires de ses avatars sont souvent drôles, cyniques et toujours décrites avec justesse et un bon sens de la psychologie." ou encore "le style est bon, les situations sont parfois cocasses, amusantes, cyniquement divertissantes"
encore moi… Pourquoi est-ce cliché ? Il y a quand même quelque chose de fou entre le monde de la finance et le réel des gens comme nous… Je pense à denis robert aussi et ce qu’il a essayé de dénoncer d’une autre façon. Et je ne suis pas membre de force ouvrière 😉
J’ai trouvé qu’il y avait autant de place à l’automne, à l’amour, qu’à l’argent… Je n’ai pas ressenti de malaise, ou de complexe. Par contre une vraie jubilation d’artiste à aller loin (et c’est là la liberté, s’autoriser à, c’est à ça que servent les artistes je crois, à nous faire vivre cette liberté extrème) à aller loin donc dans les pistes qu’il juge essentielles. Décidement, je m’emballe encore : mais je suis convaincue qu’il s’agit d’une oeuvre majeure. Bon j’arrête, et merci pour le débat !
Oui j’ai l’impression qu’il y a eu des perceptions très diverses de ce livre allant de l’engouement enthousiaste à la consternation…
Autre petit extrait du roman « Cendrillon », pour la route, sur ce thème de l’argent et du rapport de jalousie au trader :
"Je n’ignorais pas que les traders gagnaient beaucoup d’argent. En revanche, je n’avais pas imaginé qu’il s’agissait de sommes aussi faramineuses. A trente deux ans. Des gens normaux. Je veux dire : pas des industriels. Je veux dire : pas des créateurs. Je veux dire : pas des génies. J’avais toujours imaginé qu’il fallait être exceptionnel pour gagner énormément d’argent: avoir une idée fabuleuse, anticiper une tendance lourde, inventer quelque chose d’incroyable, créer une marque, posséder des usines, des magasins, etc. Mais pas s’asseoir chaque matin, titulaire d’un diplôme prestigieux devant un écran d’ordinateur."
(bon et puis après de s’indigner sur la fiscalisation, etc, etc).
et pourquoi ce titre de Cendrillon alors ? Ca n’a pas l’air franchement de ressembler à un conte de fée:))
j’ai aimé le lire et je vais aimer l’offrir …
les pages sur les trader qq temps avant la chute est réjouissante de discernement ! et puis vive la pompe ! ça donne envie d’aimer l’automne !