Lettre ouverte à Régis Jauffret sur « Lacrimosa »:
« On peut décrire l’état du désespéré en proie au désespoir directement, en le faisant parler, suivant le procédé des poètes. Mais l’on ne peut déterminer le désespoir que par son contraire ; et pour que la réplique ait une pleine valeur poétique, elle doit offrir dans un langage coloré le reflet de l’opposition dialectique. » Soren Kierkegaard.
Mon cher Régis,
Permettez que je vous appelle Régis. Permettez que je m’imagine m’adresser à vous. Ça me défrise un peu de penser que je fais la retape en direction de vos futurs clients. Même si j’ai l’impression de ne faire que ça depuis des années. Pas depuis le début quand même c’est vrai, à l’époque j’étais plus intéressé par les aventures de Galactus. Convenez d’ailleurs que c’est heureux, puisque si j’avais commencé par la lecture de votre pièce de théâtre, je me serais certainement désintéressé de la suite de votre carrière. N’empêche, depuis près d’une décennie que je vous suis avec l’ardeur d’un roadie, j’ai l’impression d’avoir un peu contribué à votre notoriété critique, puis publique, puis médiatique, et finalement à cette collection de médailles en chocolat que vous ne finissez plus d’accumuler.
Sans exagérer, je peux assurer vous avoir fait découvrir sinon apprécier par une bonne demi douzaine de personnes – ce qui pourra vous sembler négligeable mais reste considérable à l’échelle de mon réseau social lilliputien. En vérité, si j’étais une femme, si j’étais joli, si je ne souffrais pas d’inhibition sociale chronique et si finalement j’étais moins aboulique que suicidaire, j’aurais très bien pu finir mes jours entre les pages de votre dernier roman. Ça aurait été un beau gâchis puisque je n’aurais pas pu alors, du haut de cette tribune, convaincre l’humanité de vous décerner la coupe Davies de littérature qui vous manque encore.
Et en même temps il y a du boulot puisque votre dernier roman commence assez mal. Bon c’est vrai que tous vos romans commencent mal, se traînent plus ou moins longtemps avant de finir en calamité, mais celui là commence surtout comme un mauvais roman de Régis Jauffret. Vous devriez faire attention, les critiques les plus intègres dit ont, rendent leur copie sur la foi des vingts premières pages et du dossier de presse que je n’ai pas reçu.
Donc.
Sous la forme d’une lettre, une de ces lettres insipides où on s’inflige les petites nouvelles de la famille, vous racontez à Charlotte les dernières péripéties qu’elle à raté consécutivement à son suicide. On retrouve autour de la défunte l’une de ces familles de bourgeois cinglés que vous semblez affectionner : le père et la mère puis la soeur, le beau frère, le neveu ; chacun affublé d’un prénom ridicule et d’une douzaine de métaphores grotesques ; chacun surjouant son rôle de malotru extravagant sous le soleil marseillais. J’ai pensé à un de ces films de Blier où on annonce au commissaire qu’on a trouvé une morte à l’étage.
« Laissez tomber, elle est avec nous. »
Peut être à cause de ces punch lines que vous glissez partout depuis votre précédent bouquin. N’empêche, rapidement vous changez de direction, où plus exactement vous la perdez, en convoquant un docteur pour ausculter la morte, puis sa voisine, puis son panda, puis tout le quartier du mistral. On dirait le fantôme de la liberté hantant un épisode de Poubelle la vie.*
Heureusement que Charlotte entreprend de vous écrire. Elle se récrie, et vous somme de la réécrire.
Sous ses quolibets, vous rectifiez le tir. Charlotte s’affine, devient plausible, et votre histoire avec elle. C’était peut être cette vague groupie trentenaire couchant avec vous comme avec un autre, et connaissant des déboires professionnels autant que de tourments existentiels. Mais qui tenait à vous plus que vous ne le pensiez.
Malgré tout, Charlotte n’apprécie pas. Elle vous biffe, vous corrige, s’emporte contre la façon dont vos métaphores jouent sans cesse les prolongations, et contre ce Grand Guignol de vos effets de style. A travers le numéro de ventriloquie que vous pratiquez sur son cadavre, vous semblez surtout soucieux de boucler le procès que vous instruisez depuis plusieurs années contre vous même et votre prose. Je me souviens d’avoir noté ça la première fois dans une toute petite histoire, perdue dans un tout petit livre dont votre éditeur avait sans doute eu l’idée pour me permettre de distribuer vos échantillons gratuits derrière la caravane du Tour de France.
De toute façon, Charlotte n’est pas dupe : « Tu auras beau par mon entremise t’insulter tout ton content, tu sais bien que tu ne te feras pas grand mal (…) Petit imposteur, tu te gausses de toi pour à force de dérision faire étalage de ton humilité. Tu peux t’agenouiller, te prosterner, en signe de contrition te couvrir la tête d’épluchures, ce ne sera que pour tenter d’être aimé d’avantage, comme une idole dont on louerait les hémorroïdes ! »
Charlotte est à cet égard votre meilleure critique, et pour cause :
– Tu as fait de moi un procédé romanesque !
Vous avez il faut en convenir, une bien curieuse manière de concevoir le deuil. Dans un ancien roman, « Stricte intimité », la veillée mortuaire de son époux était, pour une vielle dame, l’occasion de voir défiler toutes les possibilités d’existence que lui offraient ses futures dernières années. Comme une esquisse préparatoire de ce qu’allait être Clémence Picot. J’avais surtout noté que de manière singulière, la vie du défunt était totalement passée sous silence, comme un camouflet aux bonnes mœurs funéraires.
Cette supplique de Charlotte en écho :
« Ne m’engloutis pas, ne m’engloutis pas !
Je suis déjà assez ensevelie, je ne veux pas être enterrée une seconde fois, enfouie comme une fille inventée, une de ces gonzesses un peu braques dont tu te sers comme des briques pour bâtir tes romans remplis à ras bord de tes angoisses. »
C’est pourtant vrai qu’il est de coutume, après les enterrements, de se remémorer les bons moments passés en compagnie du mort. C’est à dire de préférence avant qu’il ne le soit. D’une manière générale, il est de coutume de penser aux bons moments plutôt qu’à la mort.
Un vieux bigot danois à d’ailleurs prétendu que le ressouvenir était, avec l’imaginaire, un artifice derrière lequel se dissimulait le désespoir, c’est à dire si j’ai bien compris la condition de l’homme sans Dieu. Selon lui, l’imaginaire était une forme de désespoir propre à la jeunesse tandis que le ressouvenir restait la manie des vieillards. Quinquagénaire fringuant, vous mélangez encore allègrement les deux. Qu’on vous le pardonne, il vous reste bien quelques années avant de devenir Marcel Proust.
Toujours est il que les bons moments passés en compagnie de Charlotte sont aussi les meilleurs de ce bouquin. En cela je me dis que la littérature est une chose quand même assez extraordinaire. Parce que le récit trivial d’une semaine d’escapade dans un Club med peu reluisant d’Afrique du Nord, lorsqu’il il m’est infligé par un collègue juilletiste bronzé, serait plutôt de nature à m’enfoncer encore d’avantage dans la misanthropie. Sous votre plume c’est tout le contraire : j’arrive à trouver du charme à cette ébriété qui squatte le cortex des humains lorsqu’ils traînent par paires. Sans qu’on puisse déterminer d’ailleurs s’il s’agit d’une cause ou d’un effet.
« Je vous ai raconté que dans quarante ans vous viendriez me porter des oranges à l’hospice. Vous seriez quant à vous une pimpante septuagénaire assoiffée de jeunesse, écrasant chaque matin ses rides comme des comédons, et se maquillant avec un logiciel dernier cri dont vous vous frotteriez le visage avec du coton (…) Il arrive qu’on rie à deux comme on baise. Si la chambre avait ri avec nous elle aurait éclaté à en perdre ses parpaings, et mieux que l’hydrogène liquide, l’hilarité nous aurait emportés dans l’espace où changeant de galaxie comme de chemise nous aurions donné aux extraterrestres une image désastreuse de la race humaine.
Le calme est revenu, le silence. Vous m’avez dit que pour moi vous ne seriez jamais vieille.
– Quand je serais vieille, tu seras mort. »
Pas vraiment le bonheur. En tout cas pas ce grand Bonheur ISO 9002, certifié conforme par toutes les agences de pub. Plutôt une euphorie un peu sourde, inquiète, lucide. A laquelle certains se raccrochent quand même pour supporter l’humiliation de la vie. La plupart des gens traversent d’ailleurs l’existence comme ça, en s’accrochant de bouée en bouée jusqu’à ce que le froid les engourdisse. D’autres, à certains moments se fixent sur une seule, restant agrippés à elle comme un doudou tandis qu’elle se dégonfle, ils finissent par s’empêtrer dedans et coulent brusquement par le fond.
Peut être est-ce ce qui est arrivé à Charlotte, si tant est qu’elle a existé. Je ne suis pas sûr que ce soit ce que ce roman raconte en définitive.
Quoiqu’il en soit, après cette histoire, je vous souhaite de parvenir à faire la planche longtemps. [Bran L.L (alias « Folantin »)]
* « Plus belle la vie« , feuilleton à succès sur France 3, ndlr.
4 Commentaires
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Après les éloges dithyrambiques de la presse sur Lacrimosa, on sent une plus grande réserve dans ta lettre-chronique, mais tu ne tranches pas vraiment…
Alors peut-on comparer ce roman à la flamboyance d’un Clémence Picot par ex (notamment ds l’analyse psychologique) ?
Folantin, c’est Bran !!
Enchanté !
Oui, tu as l’air réservée Bran. Moi Jauffret, j’aime beaucoup. Celui-là, je ne l’ai pas encore lu.
a plus tard
lo
Alex :
Tu fais bien de faire la comparaison avec Clémence Picot, parce que ça n’a rien de comparable.
Je veux dire que ce faisant, on pointe là une contradiction entre la note d’intention qui clôture le bouquin et que régis répète à longueur d’interviews (conserver une trace de l’existence de la vraie « Charlotte »), et le texte que le lecteur vient de traverser.
Charlotte existe intimement moins que Clémence. En particulier, toutes les lettres de Charlotte ne donnent pas tant le sentiment de la voix d’un personnage que d’une problématisation dialectique du livre en train de s’écrire. Et dans le reste du récit, ma foi, j’ai encore l’impression que l’ego de Jauffret – ou de son avatar lui aussi fictif – lui fait encore pas mal d’ombre.
Entendons nous bien : ces objections ne remettent pas en cause l’intérêt littéraire du texte. Il faut juste savoir qu’on est pas dans une étude psychologique. Ce n’est pas un roman sur, par exemple, les causes du suicide de Charlotte (même si elles sont évoquées en filigrane : faisceau de circonstances psychanalytiques, sentimentales, socio-professionelles ; elles rappellent surtout qu’on ne se suicide que pour des raisons très peu métaphysiques).
Après, mon impression globale, je sais pas. Je reste effectivement mitigé. Peut être au cause de tout ce qui précède, il donne le sentiment de pas contrôler tout ce qui passe dans son bouquin. Il pédale dans la semoule au début avec une espèce de pastiche (délibérément ?) maladroit. Plus gênant, il vasouille encore sur la fin, avec les derniers jours de charlotte qui donnent l’impression d’une « promenade » un peu distanciée.
Et puis à d’autres moment, il y a des passages de virtuosité brute qui sauvent le morceau. D’abord toute la partie à Djerba dont j’ai causé dans le papier ; et puis aussi, immédiatement après le décès de Charlotte, il y a ce passage infiniment ramassé et cruel où il entreprend de raconter cette sinistre mécanique de protocoles administratifs, commerciaux, sociaux, et religieux qui se met en branle autour des cadavres, et qu’on a l’habitude de résumer sous l’appellation d’enterrement.
Je viens de le finir,juste envie de dire,sans fioriture ,ni garniture:trés beau trés beau trés beau!