Depuis plus de trente ans, en une quinzaine d’ouvrages, romans et recueils de nouvelles – Affliction, Continents à la dérive, De beaux lendemains, Trailerpark, Sous le règne de Bone…–, Russell Banks, fils de prolo devenu plombier avant d’embrasser son destin littéraire, s’est imposé parmi les grandes voix des lettres américaines contemporaines. Dans le sillage d’un Faulkner, d’un London, d’un Dos Passos ou d’un Steinbeck (ses références qu’il aime à citer), il s’est affirmé comme le story-teller de l’envers du rêve américain, des laissés-pour-compte et l’observateur pessimiste de la faillite idéologique de son pays. Son œuvre romanesque dénonce la décomposition des familles, les inégalités ou encore l’oppression sociales. Dans son quatorzième ouvrage traduit en France, « American Darling », il s’empare d’un pan de l’histoire américaine – la fin des années 60 – et s’achève un certain 11 septembre 2001…
Son roman « le plus politique » et revendiqué comme tel par l’écrivain dit engagé (et militant politique par ailleurs), qui assigne à la littérature un rôle de « mémoire ». Après un grand succès aux éditions Acte Sud (également publié chez Babel), il vient de sortir en poche chez J’ai lu dans la collection « Par ailleurs » tandis que Martin Scorsese devrait en sortir une adaptation ciné d’ici la fin 2009…
Dans la bouche de Russell Banks, American Darling se résume ainsi : « une belle Américaine tente de sauver des singes en Afrique. Son aventure se termine en boucherie. »
En fait c’est un peu plus que ça… A travers le destin d’Hannah son héroïne, une (apparemment) tranquille fermière écolo des Adirondacks, que l’on écoute nous raconter son histoire mouvementée alors qu’elle décide de retourner sur les traces de son passé en Afrique, au Libéria, ce sont les années de grondements libertaires jusqu’au chaos international que Banks fait vivre dans cette épopée des temps modernes. Qui est cette femme ? Quels sont ses secrets (et pas des moindres !), ses zones d’ombre, ses fêlures intimes, ses combats et ses échecs ? Le lecteur les découvrira au fil de ses souvenirs qui jalonnent son voyage en un long flash-back. Hannah, la darling, enfant blanche gâtée et chérie de l’Amérique d’une génération perdue, qui a tenté d’imaginer un monde meilleur. Issue de la jeunesse dorée, cette fille de médecin démocrate semblait avoir son avenir tout tracé, mais en ces années contestataires 60-70, sur fond de guerre au Vietnam, il en sera tout autrement…
Hannah l’idéaliste, Hannah la dangereuse activiste, l’apprentie terroriste, la clandestine, la femme de l’ombre militante qui ira jusqu’à sacrifier sa vie pour les causes qu’elle défend, la mère démissionnaire, la femme qui rentre dans le rang, l’américaine en fuite qui trouvera refuge en Afrique au Libéria. Une terre hostile où débute sa nouvelle vie et de nouveaux combats (la protection des chimpanzés notamment), bientôt rattrapée par la guerre civile (plusieurs scènes de démence guerrière marquent le livre), jusqu’en 2001, année symbolique.
A travers sa confession, elle ressuscite donc tous ses visages, sans apitoiement, sur un ton presque froid et blasé, tout en nous plongeant dans les abîmes des relations humaines : l’amour, l’amitié, la loyauté, les lâchetés, cette « sauvagerie primitive » des hommes. American Darling raconte les rêves et les utopies brisées, les illusions perdues de cette femme et de ses acolytes.
Au delà de ce portrait de femme, American Darling c’est aussi et avant tout un roman politique et historique se voulant dénoncer les désastres de l’impérialisme américain ou encore les questions raciales (esclavagisme…) et culturelles. Tout du long, on sent la patte de l’ex-professeur qui maîtrise parfaitement l’histoire et la géographie du Libéria, où un siècle de géopolitique américaine a fait d’un territoire vierge d’exploitation et de conflits une zone de guerre et d’infamie, source d’instabilité pour toute l’Afrique de l’Ouest.
Bref un roman dense, foisonnant et ambitieux, pétri de hautes intentions qui n’aura pas manqué d’enthousiasmer de nombreux lecteurs ainsi que la critique… Et pourtant, on a parfois l’impression qu’il manque une âme à ce livre (et à son héroïne à laquelle on ne s’attache pas vraiment) qui verse trop souvent dans la démonstration (certaines pages ressemblent à des cours d’histoire-géo) voire dans la caricature (ou encore quelques clichés sur l’Afrique que Banks ne connaît que depuis les manuels). Il cherche à « asséner » quelques vérités et sa plume cogne trop lourd (beaucoup de répétitions) là où il aurait fallu sans doute être plus subtil. La colère ne suffit pas hélas à faire un grand roman… Quant à sa conclusion… : «J’ai constaté que l’histoire de ma vie était totalement insignifiante au regard du monde en général. Dans la nouvelle histoire de l’Amérique, la mienne n’était que celle d’une petite Américaine gâtée, et l’avait été dès le début.»
Extraits choisis d’American Darling :
Sur la double identité de l’héroïne :
« La route, tout juste un sentier herbeux, pas plus large que la voiture, à présent, nous a menés au bout d’une lente rivière marron. Un grand radeau fait de poteaux attachés par des lianes attendait sur la rive, et la demi douzaine d’hommes qui se trouvaient à côté, pieds nus et vêtus de short très amples, nous ont regardé approcher comme s’ils s’étaient attendus à notre arrivée. La rivière n’était pas large – un garçon aurait pu lancer une balle à quelqu’un de l’autre côté – et une grosse liane attachée à un arbre sur chaque rive passait juste au-dessus de sa surface indolente.
« De l’autre côté de la rivière se trouve mon village » a dit Woodrow. Fuama.
C’étaient les premiers mots qu’il m’adressait depuis que j’étais sortie de la voiture presque deux heures auparavant et que j’avais été submergée par… quoi ? Une vision ? Une crise ? Je ne sais quel nom lui donner aujourd’hui, et je le savais encore moins à ce moment-là.
Il s’était agi d’un mélange complet et brutal de besoins et de désirs.
Cette confusion, je l’ai bien ressentie au moment où elle se produisait, mais c’est à peu près tout.
En y repensant après toutes ces années, je vois les choses plus clairement, et si c’était une vision, elle avait dû naître d’une collision entre deux désirs conflictuels qui, depuis des mois, se développaient dans mon subconscient. L’un de ces deux désirs émanait de la femme qui s’appelait Hannah Musgrave et qui voulait redevenir tout à fait libre, notamment de retrouver ses parents et son pays d’origine. L’autre venait de la femme qui s’appelait Dawn Carrington : elle aussi voulait être totalement elle-même, mais espérait, ce faisant, échapper à ses poursuivants, se réfugier en Afrique et y disparaître. Ma décision d’épouser Woodrow transformait ces deux femmes -celle qui avait perdu ses parents mais les aimait toujours et la révolutionnaire en fuite- en affectueuse épouse américaine d’un bourgeois africain. Elle avait placé ces deux désirs contradictoires, celui de Hannah et celui de Dawn en opposition frontale. »
Sur les stratégies politiques et l’inféodation du Libéria aux USA :
« Charles Taylor a donc bien fondé son parti, le People’s Progressive Party, et il a appelé à un référendum national pour annuler les deux années que le président devait accomplir. Une semaine plus tard, le Sénat du Libéria a voté une loi interdisant le parti de Charles.
Pour éviter d’être arrêté et probablement exécuté, Charles s’est alors enfui du pays.
On l’a dit en Lybie où le président lybien Kadhafi aurait refusé de l’extrader vers le Libéria mais l’aurait assigné à résidence. C’était un petit service à fournir et qui, un jour, pouvait être rendu à Kadhafi avec des intérêts conséquents – soit par Tolbert pour avoir maintenu Charles sous bonne garde, soit, si Tolbert tombait, par Charles pour avoir refusé de l’extrader.
A Monrovia, tout le monde pressentait que Tolbert avait perdu le soutien des Américains. Le bruit courait que ceux-ci avaient commencé à se méfier de l’égo hypertrophié du président, de sa cupidité, de son irresponsabilité de plus en plus manifeste, et qu’ils étaient prêts à abandonner leur agent en Afrique et, en lui lâchant la bride, à le lâcher tout simplement.
Si vous voulez un gros chien, disent les américains, il faut lui donner une longue laisse. Mais pas trop longue. Pendant une décennie, William Tolbert, le président du Libéria avait été un des molosses des Américains. Peut-être Charles allait-il rentrer triomphalement de Libye pour devenir président du Libéria. En Afrique, le syndrome Tolbert n’était pas rare à cette époque : les présidents fantoche deviennent peu à peu des despotes qui ont tendance à s’illusionner et à ne plus voir qui est réellement aux commandes du pays. »
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