Publié fin 2005 en France, Le livre de Joe, deuxième roman de Jonathan Tropper, auteur de la nouvelle génération littéraire américaine, a connu un beau succès et un excellent bouche-à-oreille lecteurs. Ce new-yorkais n’a pas suivi pour rien des cours de créative writing et cultive un talent certain pour calibrer parfaitement ses chapitres et ses personnages pour un page-turner efficace. Si le côté « ficelles d’écriture » est parfois un peu agaçant, il n’en demeure pas moins une vraie sensibilité qui nous rend très attachante cette histoire de trentenaire de retour dans sa ville de jeunesse, en proie aux fantômes de son passé, sous le signe de Bruce Springsteen… Et pourtant en accumulant bon nombre de clichés de la fiction middle class américaine ce n’était pas gagné. Heureusement on est ici plus du côté de Nick Hornby que de Douglas Kennedy. Un plaisir de lecture divertissante que l’on ne boude pas…
Joe Goffman, trentenaire new-yorkais, est l’auteur à succès d’un roman autobiographique (et plutôt acide) sur sa petite ville natale « Bush Falls », grâce auquel il a fait fortune et adopté le train de vie qui va avec : appartement luxueux à Manhattan et conquêtes sentimentales en série dans son lit « king size »… Pourtant l’argent ne fait pas le bonheur, réalise une fois de plus notre héros qui se trouve sans personne à appeler le soir où son frère lui annonce l’hospitalisation de leur père mourant. Contraint de retourner dans la ville qu’il a fui 17 ans plus tôt, il devra affronter les démons et brouilles de son passé, tant familiaux qu’amicaux et sentimentaux. Mais aussi la haine de ses habitants furieux du portrait peu flatteur qu’il a dressé d’eux dans son livre… « Statistiquement parlant, il est quasi impossible d’écrire un best-seller. De même qu’il est très difficile de se mettre toute une ville à dos. En digne perfectionniste que je suis, j’ai réussi à faire d’une pierre deux coups. Dés qu’il s’agit de se faire remarquer j’ai toujours été un enfant prodige. »
On retrouve dans ce roman les codes de la fiction américaine dite de banlieue, la « small town », d’American Beauty à Virgin suicides (Jeffrey Eugenides) en passant par Richard Russo ou Tom Perrotta et dans une moindre mesure Philip Roth (le héros est juif d’ailleurs comme Trooper)… Ces névroses et secrets honteux qu’elle renferme derrière ses jolies façades proprettes « où les pelouses sont toujours vertes et la plupart des cols blancs ». Leur vernis parfait qui se fissure peu à peu.
Tropper se livre donc à une nouvelle satire de cette Amérique profonde à travers Bush Falls, petite ville moyenne du Connecticut et ses micro-communautés (l’équipe star de basket du lycée, ses pom pom girls, l’ambiance high school, son bar typique où les joueurs et les travailleurs du coin viennent prendre un verre « virilement », sa grosse entreprise qui emploie presque toute la ville, ses petites rues où l’on traîne son ennui à moins de réussir à entraîner une fille dans sa voiture pour une virée aux cascades et l’espoir d’un câlin torride…).
Tout le monde connaît tout le monde et les rumeurs vont vite…
L’étroitesse d’esprit et les préjugés ne pardonnent pas la différence engendrant alors la violence. « Etre gay, c’est comme de suivre un cours accéléré sur la nature humaine, dit-il. Votre premier contact avec la face cachée et peu reluisante des conventions sociales. »
C’est ce que va nous raconter l’auteur en se remémorant son passé, sa jeunesse à travers différents chapitres « flash-backs » dans les années 80 qui alternent avec les chapitres au présent. L’occasion de revivre les secrets et les blessures avec qui il n’a jamais pactisé. « Le temps ne guérit pas tant les blessures qu’il se contente de les enfouir au plus profond de votre cerveau, où elles restent tapies en attendant de vous piéger lorsque vous vous y attendez le moins. »
L’auteur s’inscrit également dans cette littérature trentenaire/looser que l’on connaît bien en France, en dépeignant les affres et les incertitudes de cet âge où l’on commence à se retourner sur sa jeunesse et à se demander si l’on a fait les bons choix tout en essayant de rattraper le temps perdu pendant qu’il en est encore temps… « Nous avons foutu nos vies en l’air tout seuls comme des grands. » commente amère Carly, l’ancienne petite amie de Joe. A ce sujet Jonathan Tropper explique : « Effectivement, j’ai le sentiment que l’entrée dans la trentaine est une période de crise. Arrivé à cet âge, on a généralement construit une famille, on a un boulot stable, en bref, on a posé les bases de sa vie. C’est forcément un moment de bilan, c’est notre dernière chance de changer les choses parce qu’après, c’est trop tard, c’est de là que vient cette angoisse de la trentaine. J’ai l’impression que c’est un phénomène très répandu. »
Il reprend dans cette veine le thème de l’adulescence de cette génération : le héros replonge totalement dans son adolescence, à l’occasion de ce voyage dans le passé, avec son neveu Jared et va même jusqu’à participer à une partie (plutôt cocasse) de paint-ball !
Il ré-écoute ses vieux albums (tel le « Born to run » de Bruce Springsteen, véritable bande son du roman, à la mémoire notamment de l’un de ses meilleurs amis disparu).
Les morceaux du « Boss » résonnent ainsi, sans abus de name dropping, au gré des chapitres leur donnant quelques accents rock, en écho aux épreuves traversées par les personnages : « On était complètement paumés. Et c’est de ça dont parle Backstreets. (…) Ca parle de deux types qui essaient en vain d’aspirer le feu qui les a vus naître. Après tout ce temps, ça reste la meilleure description que j’ai jamais entendue de ce qu’on a vécu, cet été là ; de ce que ça fait d’être jeune et homo. »
L’auteur parvient à exprimer avec justesse la nostalgie de la jeunesse (« On faisait ce qu’on avait envie de faire plutôt que ce qu’on était censés faire.»), de cette insouciance et de cette énergie perdue comme l’illustre ce dialogue entre Joe et Carly :
– « (…) je me souviens encore exactement combien on se sent plein, à cet âge-là.
– Plein de quoi ?
– Je ne sais pas. Plein d’espoirs, plein de rêves, plein de conneries. On se remplit soi-même. On se sent si plein qu’on explose de tous les côtés. Et puis on se lance dans le vaste monde, et les gens vous vident, petit à petit, comme on dégonfle une baudruche.
Je médite la comparaison.
-Bref on traverse la vie en se vidant de sa vitalité au fur et à mesure jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien, et après on meurt. C’est ça ?
-Non bien sûr. On se démène comme on peut pour se remplir d’air frais, le sien ou celui que vous apportent les autres. Mais à cette époque-là -elle désigne les gamins étalés dehors-, on n’avait pas besoin d’efforts pour se sentir plein, tu comprends ? Il nous suffisait de respirer. »
Il nous fait revivre ses amitiés et amour d’ado à un âge où l’on vit tout intensément avec insouciance.
Les virées, les délires, les rendez-vous pour manger une glace, une pizza, voir un match, sa « première fois » sur la banquette de la Pontiac, le romantisme échevelé… Comment on se crée une deuxième famille de cœur qui devient plus proche et importante que celle du sang avec laquelle on ne partage pas grand-chose…
« J’avais une petite amie et un meilleur pote. Ca n’avait l’air de rien, sur le papier, mais c’était tout ce dont j’avais toujours rêvé. Le seul fait de traverser le campus du lycée main dans la main avec Carly devant tout le monde, à l’heure du déjeuner, me remplissait d’un bien-être que je n’avais jamais connu de toute ma vie. On s’asseyait ensemble à la cafétéria, on échangeait de petits baisers en douce ou on se faufilait dans les coulisses désertes de l’auditorium lorsque s’embrasser ne suffisait plus. »
Ses passages très vivants sont particulièrement réussis. En dépit de son caractère stéréotypé, son béguin pour la mère sexy de son meilleur ami nous vaut aussi quelques scènes truculentes de désir frustré que l’on tente de masquer en restant barboter dans la piscine tout en admirant « les gouttes d’eau qui coulaient le long de sa poitrine luisante jusque dans le creux miraculeux entre ses seins pendant qu’elle bronzait… »
Autre grand thème universel revisité avec sensibilité : la rupture familiale, l’incommunicabilité avec ses proches la difficulté à les comprendre, de faire la paix avec son père au moment de sa mort et tenter de renouer avec son frère malgré tout. « Les liens du sang peuvent se distendre parfois ; mais lorsqu’ils vous rappellent à l’ordre, impossible de les ignorer. »
Le rapport père-fils sur fond de suicide de sa mère (on est tout de même loin de l’émotion des « Falaises » d’Olivier Adam) ne manque pas de faire son petit effet : « Ma triste expérience m’avait enseigné que mon père préférait s’enfermer dans le petit bureau sombre et climatisé où il arrosait son dîner à coup de canettes de Bushmills dans le rayonnement nucléaire de l’écran de la télé jusqu’à ce qu’il écroule de sommeil, plutôt que de passer du temps dans le jardin avec le représentant le plus minable de son insignifiante descendance. »
Enfin il relève aussi avec un certain talent le défi du livre dans le livre, toujours assez périlleux. Ce faisant, il dévoile quelques coulisses de l’édition à travers le personnage d’Owen à la fois éditeur et confident : le manque d’inspiration, comment rebondir après un succès ?
Il mène aussi une mini-réflexion sur un air de jusqu’à quel point un écrivain peut-il utiliser la vie des gens pour ses propres livres, sur sa responsabilité… ? Cela reste superficiel et surtout le prétexte à quelques scènes musclées où il se fait un brin amocher… Le plus intéressant réside sans doute dans les discussions sur l’écriture de son deuxième roman et les critiques de son éditeur : « Bush Falls sortait droit de tes tripes, de cet endroit où les bons auteurs stockent les grands évènements de leur existence. Ton problème c’est que depuis que tu as quitté les Falls, il ne t’est rien arrivé de bien transcendant. » On pense un peu pour l’ambiance générale au film (et livre dont il a été adapté) à « Sideways».
Mine de rien, bon nombre de thèmes sont donc brassés dans ce roman multi-facettes qui parvient à restituer un drame humain assez émouvant même si les bons sentiments (et la psychologie de comptoir) finissent toujours par triompher… A propos de la “morale” de l’histoire, l’auteur expliquait même : “I’d like them to simply think that it’s never too late to make positive changes in your life, or in yourself”.
– Regarde dis-je en lui montrant un large faisceau de rayons de soleil. Quand j’étais môme, je croyais que c’était Dieu qui transperçait les nuages.
– Ce n’est pas Dieu rétorque Wayne. C’est la patrouille de recherche.
Construit comme une de ces tragicomédies hollywoodiennes familiales grand public, on est toujours un peu embêté de se laisser avoir par le côté « fabriqué », les « ficelles » de narration très imagée qui obéissent aux grandes règles de creative writing.
Pour autant, l’auteur parvient à garder une touche personnelle et une justesse qui sauve le roman de ses clichés et stéréotypes (voire de la caricature). L’humour (« Comme l’argenterie, on ne sortait les décolletés que dans les grandes occasions – et encore, avec parcimonie. ») et l’autodérision permanents du narrateur, le travail sur les personnalités des différents personnages (en particulier son meilleur ami Wayne, homo à la décrépitude flamboyante qui rappelle une sorte d’Oscar Wilde, par contre Joe n’est pas crédible en petit con nanti de NYC) et ses dialogues percutants le rendent vivant et attachant. On a envie de savoir si Carly, son premier amour (« Une ancienne petite amie c’est un flingue planté dans votre estomac. Mais un flingue qui n’est plus chargé. »), va accepter de renouer, s’il va finir par se réconcilier avec son frère, les raisons qui l’ont poussé à s’enfuir ou encore si les habitants lui pardonneront… Peut-être pas de la haute littérature, mais un bon divertissement efficace ! [Alexandra Galakof]
1 Commentaire
Peut-être pas de la haute littérature… seul le temps nous le dira! Ce qui est certain, c’est que ce roman m’a énormément marqué ainsi que nombre de lecteurs!