« La pianiste » de l’autrichienne Elfriede Jelinek sortait sur grand écran, en 2001 dans son adaptation ciné par Haneke (Grand Prix du Jury lors du Festival de Cannes 2001). L’œuvre controversée de cette chef de file de la nouvelle génération littéraire germanique dite « pop » (aux côtés de Thomas Berhnard) et prix Nobel 2004, a même été qualifié de « vile » et « immorale » par le leader de l’extrême droite autrichienne, Jörg Haider. On a alors beaucoup parlé de ses scènes à sensation dont la fameuse mutilation intime de la professeur de piano, Erika Kohut, dans sa salle de bain (qui ne représente qu’une courte scène du roman), occultant au passage, l’analyse et la tension psychologique, la souffrance abyssale, la solitude qui habitent ce roman et lient la triangulaire de ses personnages principaux. La pianiste, son roman le plus autobiographique, est avant tout un magistral, âpre et violent portrait de femme, de la folie sur fond de grandeur artistique de Vienne et de ses conservatoires chics et feutrés, censés élever les âmes et qui ici les étouffent au contraire…
« Et que tout l’art du monde ne saura consoler son âme, bien que l’on prête à l’art la vertu entre autres d’être le médecin des âmes. A vrai dire il arrive qu’il soit l’artisan du malheur. »
Erika Kohut est une honorable professeur de piano. « Madame le professeur ». En jupe plissée à carreaux longue et chemisier de soie fermé jusqu’au dernier bouton. « Chez Erika tout ce qui peut se fermer est fermé. »
Elle enseigne les sonates de Beethoven et de Shubert, elle disserte sur « l’extrême diversité et les formes contrapuntiques » de Bach avec des élèves dont elle « brise les volontés les unes après les autres » par ses sarcasmes sans fin.
Le seul langage qu’elle connaisse, celui que sa mère lui tient depuis l’enfance en tenant de la transformer en concertiste virtuose (ce à quoi elle échouera), l’excluant de tous les jeux joyeux, du « temps croqué goulument » au profit de celui chronométré par le métronome.
« Le temps passe, et nous passons en lui. C’est sous une cloche à fromage transparente que sont enfermées ensemble Erika, ses fines housses protectrices et sa maman. La cloche ne se soulève que si de l’extérieur quelqu’un en saisit le bouton et tire vers le haut. » ou encore « Erika est un insecte inclus dans de l’ambre, intemporel sans âge. Erika n’a pas d’histoire et ne fait pas d’histoires. Cet insecte est depuis longtemps incapable de voltes et de virevoltes. Erika est prise à jamais dans le moule de l’éternité. »
Erika la recluse, prisonnière de ses partitions et de sa mère tyrannique ne sachant que critiquer ses fausses notes. Mère avec qui elle vit toujours à presque 40 ans et avec qui elle entretient une étrange relation entre haine et passion fusionnelle.
« L’enfant est l’idole de la mère qui ne lui demande en retour qu’un modeste tribut : sa vie. La mère veut pouvoir exploiter elle-même la vie de l’enfant.«
Au fil des chapitres Elfriede Jelinek entreprend donc de nous présenter l’entité Erika, ce logiciel de musique baroque programmé pour gagner et qui pourtant a perdu. « Depuis sa plus tendre enfance Erika est sous le joug de ce système de notation. Depuis qu’elle pense, ces cinq lignes règnent sur elle. Elle ne doit penser à rien d’autre qu’à ces cinq lignes noires. (…) ce système de grilles l’a ficelée dans un filet indéchirable de prescriptions, d’ordonnances, de commandement précis, telle un jambon désossé bien rose au crochet d’un charcutier. »
Erika, la prof psycho-rigide qui couvre de ridicule ses élèves: « Un instant fugace elle éprouve le besoin d’attraper la tête de l’élève par les cheveux et de la flanquer dans le ventre du piano, jusqu’à ce qu’un magma sanglant de tripes et de cordes à boyaux gicle et s’échappe en hurlant par le couvercle. » L’enfant Erika réduite « à l’état de pelote informe et humide », casanière planquée devant la télé, qui dort toujours dans le lit maternel et se fait gifler lorsqu’elle fait péché de coquetterie en s’achetant une nouvelle robe…
La femme Erika qui se mutile et se punit le corps à coup de rasoirs et de pinces.
Erika, la perverse qui se donne quelques frissons en allant mater dans les peeps show où elle ramasse « les mouchoirs en papier tout collés de sperme » qu’elle « respire profondément »…
Erika tour à tour terrifiante ou terrifiée.
Crescendo, l’auteur déroule les mouvements obscurs de cette sonate cruelle et violente, elle en dévoile les nuances complexes et insoupçonnées. On tente de comprendre qui est cette femme hors norme, les raisons de son comportement paradoxal. Et c’est ce qui fait tout l’intérêt et la force du roman.
Elfriede Jelinek dissèque avec acuité la prison psychologique de laquelle elle tente de s’évader, la frustration intense refoulée, la honte, thème central (de ses pulsions sexuelles ou encore de son échec professionnel…), qui la tenaille.
« Erika se laisse glisser dans le nid douillet, dans le tiède ruisseau de la honte, comme dans un bain où l’on s’immerge avec d’autant plus de prudence que l’eau est assez crasseuse. (…) Et la honte, gigantesque édredon, se pose sur son corps. »
Il a pu lui être reproché à ce sujet de tendre vers les poncifs freudiens sur un air de « c’est la faute à Maman » voire de frôler la caricature…
La richesse de sa langue très imagée, fouillée et charnelle nous offre ainsi de multiples passages illustrant, sur toutes les variations, les sentiments de son héroïne : « La nuit, Erika rôtit sur le tournebroche de la colère au-dessus des braises de l’amour maternel. Régulièrement arrosé par le jus de cuisson exquis de l’art musical. » ou encore « La volonté d’Erika sera l’agneau qui se blottit contre la lionne qu’est la volonté maternelle. Cet acte de soumission empêchera la volonté maternelle de déchiqueter la volonté malléable, immature de l’enfant et de secouer dans sa gueule ses ossements sanglants. »
La construction narrative est aussi intéressante en particulier certains procédés stylistiques comme celui de tisser des parallèles temporels (exemple avec le passage sur les filles frivoles qui se préparent à sortir et à séduire tandis qu’Erika reste cloitrée devant les touches de son piano à répéter encore et encore son Brahms…: « Ailleurs. On se fait une nouvelle permanente. On assortit un vernis à ongle à un rouge à lèvres. (…) Comme ces gestes féminins leur sont à toutes familiers ! La féminité coule de leurs membres en petits ruisseaux proprets. Un poudrier en bakélite s’ouvre, dans le reflet du miroir on retouche quelque chose avec du rose scintillant et souligne autre chose avec du noir. »)
Elle fait preuve tout du long d’un certain humour mordant et ironique (et arrive même à faire rire parfois), n’hésitant pas à se moquer de la suffisances et des maniaqueries de la vieille fille Erika et de sa marâtre bien-aimée : « Erika, ce poisson bien nourri baignant dans le liquide amniotique maternel, est en parfaite santé. » Certaines scènes sont même franchement drôles comme lorsque Klemmer (l’élève qui courtise sa fille à son grand dam) s’incruste : « Erika, qui au lieu d’un baiser donne un coup de sonnette, faisant apparaître presque instantanément derrière la porte le visage de la mère mi-expectatif, mi-fâché, oser déranger les gens à une heure pareille ! et qui s’épanouit puis se fane sur-le-champ à la vue de ce que sa fille remorque à son bras. La remorque annonce promptement son port de destination : ici, appartement Kohut, mère et fille. (…) La mère est pétrifiée. »
La monstruosité vire au grotesque cocasse comme chez Jauffret ou Delaume.
Elle explore aussi les mécanismes du blocage corporel, « Erika est un instrument compact revêtu d’une forme humaine. La nature ne semble pas lui avoir laissé d’ouvertures. Là où chez les vraies femmes le menuisier a ménagé l’entrée, Erika a le sentiment d’être en bois massif. C’est du bois spongieux, du bois mort, abandonné dans la futaie, et la moisissure gagne. », ainsi que la féminité réprimée et interdite par la mère : « Erika n’a pas de sensations et pas l’occasion de se caresser. Sa mère dort dans le lit voisin et surveille les mains. Ces mains-là doivent s’entraîner et non filer comme des fournmis vers le pot de confiture. »
A travers sa relation amoureuse (manquée) avec l’un de ses élèves, Walter Klemmer, elle met en scène la confrontation du corps (et sa décrépitude) et de l’esprit (« cet ennemi des sens, cet ennemi primordial de la chair »). Klemmer, musicien certes mais surtout jeune et sportif, incarne justement cet éloge du corps (« Vous n’imaginez pas Madame le professeur, la joie que l’on prend parfois à son propre corps ! », « Mais il ne pense obstinément qu’à révéler en elle la chair, rien que la chair. », « Escalader le ciel, enfin comme il se doit en amour, c’est ce que veut Klemmer, et non point respecter des panneaux de circulation fixés par écrit. », « Entre amoureux, nul besoin de lettres comme intermédiaires, raille Klemmer. Seul qui trahit l’amour recourt aux faux-fuyants de l’écrit. ! »), tandis qu’Erika passe son temps à vouloir le nier en le molestant ou se cachant derrière ses grands discours sur l’art ou de longues lettres : « Erika se domine jusqu’à ne plus sentir en elle la moindre pulsion. Elle neutralise son corps, parce que nul ne fait un saut – de panthère –jusqu’à elle pour s’emparer de son corps. Elle attend et se tait. »
Jelinek aborde, ce faisant, les rapports de soumission/humiliation et de domination* qui se jouent entre les trois personnages : Erika la fille obéissante soumise à sa mère, à sa discipline artistique, Klemmer l’élève soumis à son professeur Erika puis le renversement des rôles Erika qui impose sa volonté à sa mère et se laisse entièrement dominée par son amant d’élève allant jusqu’à lui proposer un pacte SM des plus trash.
Jelinek nous parle de l’impossibilité de bonheur amoureux pour cette femme trop abîmée de l’intérieur pour aimer et quasiment dressée pour souffrir. Sa romance est condamnée d’avance d’autant qu’elle représente surtout pour Klemmer « un défi » : « Cette femme si longtemps inaccessible, avec ses jupes et écharpes colorées, Klemmer veut se la rendre praticable avant qu’elle n’entre en décomposition. »
Il est souvent fait mention de la critique virulente de la société viennoise « hypocrite et médiocre, encore sous l’influence de son passé nazi » qui habite les romans de l’auteur… Ce n’est pourtant pas le propos majeur qui ressort de « La pianiste » même si l’auteur glisse ici et là quelques piques : « des parents bourrés à ras bord de rôti de porc, de knodel, de bière ou de vin, plantent leur petite couvée tout aussi bourrée qu’eux dans des marmites… », Vienne, ville de la musique « sur sa panse boursouflée de culture et qui continue d’enfler au fil des ans comme ces corps de noyés que l’on ne repêche pas, les boutons sautent. »
Non, ce qui est avant tout passionnant dans cette fiction mentale, c’est la fissuration progressive de la carcasse en fonte d’Erika, c’est sa destruction crescendo jusqu’à son explosion finale. Le final est à ce titre magnifique : Jelinek a su parfaitement l’orchestrer et la porter jusqu’à la dernière limite avec la fin la plus tragique et la plus cruelle qui soit, donc la meilleure, en contournant les deux options auxquelles on s’attendait et en proposant finalement une troisième, parfaitement cohérente avec le personnage totalement dans l’impasse où aucune délivrance n’est possible.
Si certains ont pu accuser l’auteur de « verbiage », de « maniérisme stylistique » ou encore de « fabriquer une langue qui mêlerait l’expressionnisme à la Trakl, la virulence bernhardienne, l’aphorisme sarcastique à la karl kraus, les thèmes brechtiens de la dialectique-maitre esclave, la considération sociologique universitaire, la confession autobiographique avec vues sur sa libido, une écriture en spasmes et rafales des plus confuses » (sic !), son style pourra être perçu en revanche comme dense et ultra-précis fourmillant de détails, un style qui va au plus près de la sensation et de l’analyse psychologique des personnages, de « la collision de leurs désirs mutuels ». De sa plume en forme de lame, l’écrivain va fouiller les plaies de l’enfance et d’une jeunesse assassinée. [Alexandra Galakof]
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Paroles de l’auteur, Elfriede Jelinek, à propos du roman et du film :
» (…) la dénonciation de l’idolâtrie qu’on porte à cette Haute Culture musicale, qui fait vivre le pays, de ce qu’on lui paie comme tribut ? Il faut se souvenir comment ont été traités les grands compositeurs de leur vivant et comment le sont les artistes contemporains ! * Il s’agit pour ainsi dire d’une relation hégélienne de maître et d’esclave. La Haute Culture est le maître, les professeurs de piano sont les esclaves. Aucune force créatrice ne leur est accordée, même pas une vie à elle. Dans ce texte, j’ai amené cette idée à son paroxysme. «
A propos de l’écriture :
« Je compare toujours la langue à un chien en laisse qui vous tire derrière lui. Pour écrire, on n’a pas besoin de faire grand-chose. Il faut commencer par poser quelques jalons, comme pour une esquisse, et puis à un moment les choses prennent. Comme une vis dans le mur qui tout d’un coup mord et qu’on peut enfin visser. Le texte traîne à sa suite celui qui écrit. Ecrire devient alors un processus qui ne se déroule plus dans la conscience. Je n’écris plus mais quelque chose m’écrit et me regarde devenir écriture. Je suis donc de toutes parts « à l’écart ». Dans mon discours, parce que j’observe toujours les choses de l’extérieur sans jamais y participer ; dans mon existence, parce que je mène une vie très retirée ; mais aussi dans ma langue, parce qu’elle n’est pas mienne, parce que tant de choses y ont déjà été crachées qu’on ne peut pas croire à l’existence d’un langage poétique personnel, et que ce langage personnel se construit forcément alors dans la déconstruction. Ma langue est à facettes, comme les pièces d’un kaléidoscope où se dessinent sans cesse de nouveaux motifs (…) S’ouvre ainsi un nouvel horizon de significations, dans lequel je m’engouffre avec ma langue faite d’assonances, de variations, d’amalgames d’autres textes. »
Sur Internet. :
« Je l’utilise pour écrire des textes qui n’ont pas encore trouvé leur formulation définitive, que j’appelle « mes notes » et dans lesquels je prends position sur des événements actuels dans une langue encore approximative. La rapidité d’Internet, cette facilité avec laquelle on peut effacer une chose et aussitôt la réécrire stimulent aussi ma relation ludique à la langue. (…) Avec l’ordinateur, je peux taper aussi vite que je pense, ce qui est important pour ma technique d’écriture, celle de l’association rapide, des jeux de mots et des jeux de langage. Car tout doit se faire dans un même flux, comme au piano. Au fond, je suis une éternelle pianiste, au sens où je travaille avec les doigts sur un clavier et un écran, je dispose presque le texte sur l’écran d’une façon matérielle en l’obtenant par un travail du corps. » (extraits de l’entretien d’E.Jelinek, par Christine Lecerf)
2 Commentaires
Bravo Alexandra.
Ca fait des semaines que je me dis, merci il faut que je lise le livre, après avoir vu le film. Là ton papier emporte le morceau, ce roman, je vais le lire.
Merci.
Non le film est loin d’être drôle, enfin on rit parfois mais c’est plutôt du rire nerveux, genre "bon c’est tellement abominable que là faudrait que je rigole un peu histoire de mieux faire passer la pilule…"
Il faudrait que je le revoie ceci dit, parce que ça remonte à un moment et hum, c’est pas le genre de films qu’on se regarde trop souvent…