Alors que Paul Auster caracole en tête des ventes, avec son dernier ouvrage « Seul dans le noir » (plus de 80 000 exemplaires partis en quinze jours) qui fait pourtant l’objet de critiques mitigées tant de la part des médias que des lecteurs…, clôturons cette petite rétrospective de son oeuvre par une tentative de synthèse. Objet d’une adulation constante de la part de son nombreux et fidèle lectorat, malgré une série d’œuvres récentes jugées décevantes, cet auteur culte demeure une référence voire une influence pour la nouvelle génération d’auteurs, américains en particulier. Essayons donc de comprendre de façon plus transversale ce qui fait son originalité, son essence et son succès en décryptant son caryotype littéraire: son « concept »… (visuel ci-contre : Paul Auster en promo dans l’émission « Ce soir ou jamais »)
« Il y a une chose que j’essaie de faire dans tous mes livres, c’est de laisser au lecteur assez de place dans ma prose pour qu’il puisse l’habiter. Parce que finalement, je crois que c’est le lecteur qui écrit le livre et non l’auteur.«
En cette rentrée littéraire de janvier 2009, on a beaucoup vu, entendu Paul Auster qui publie son nouveau roman, « Seul dans le noir ». Ses cheveux argentés soigneusement gominés en arrière, son profil distingué, son regard minéral aussi vif qu’inquiétant et son français calme et posé teinté d’un élégant accent américain.
Il reste difficile de ne pas être séduit, admiratif de Paul Auster, par l’Amérique new-yorkaise démocrate, ouverte, cultivée (et francophile !) qu’il incarne, sa femme et sa fille Sophie parfaites, aussi belles qu’intelligentes (citons cette description de sa femme Siri Hustvedt, également écrivain, souvent lue, du reste, parce qu’elle est la « femme de »…, qu’il faisait dans « Léviathan » -au cours du vernissage d’une exposition de Maria Turner alias Sophie Calle- : « Iris se trouvait auprès de lui et, après que nous nous fûmes salués, il me présenta à elle. En me fiant à son apparence, je supposai qu’elle était mannequin – une erreur que la plupart des gens font encore en la voyant pour la première fois. Iris avait alors à peine 24 ans, une présence blonde éblouissante, un mètre quatre-vingts, un ravissant visage scandinave et les yeux bleus les plus profonds, les plus joyeux qu’on puisse trouver entre le ciel et l’enfer. Comment aurais-je pu deviner qu’elle était licenciée de littérature anglaise à l’université de Columbia ? Comment aurais-je su qu’elle avait lu plus de livres que moi et s’apprêtait à entreprendre une thèse de 600 pages sur l’œuvre de Charles Dickens. »), par ses propos précis, jamais manichéens et sa modestie.
Dans le cadre de l’émission « La grande librairie » (France 5), quelques figures emblématique de la nouvelle génération d’auteurs américains tels que Jonathan Safran Foer et Rick Moody ont expliqué l’influence qu’avait eu leur « voisin » de Brooklyn sur leur propre œuvre.
L’auteur de « Extrêmement fort et incroyablement près » a notamment pointé que Paul Auster, non enseigné au lycée mais lu de bouche à oreille entre lycéens, « a rappelé aux lecteurs tout ce qui est possible de faire dans un roman, à l’image d’un Italo Calvino et Gabriel Garcia Marquez.« . Et d’ajouter: « Il a transformé la littérature de genre en appliquant des standards très littéraires aux histoires à suspense (ce que font aujourd’hui des auteurs comme Jonathan Lethem ou Michael Chabon) ».«
Jonathan Safran Foer remarque aussi ce paradoxe : « C’est un romancier profondément américain mais qui écrit comme un européen. Les écrivains américains partent souvent d’histoires familiales et en font de très gros livres, les écrivains européens choisissent souvent des thèmes existentialistes et en font des livres très courts. Paul Auster s’oriente sur des sujets à valeur extrêmement symbolique et extrait de ceux-ci la version la plus concentrée possible. »
Rick Moody plébiscite, lui « sa voix digne des grands écrivains juifs de New York comme Philip Roth mêlé à des influences plus expérimentales comme Beckett, Robert Pinget ou Roland Barthes, saupoudré d’une dose de roman criminel, noir, ce qui donne un style très singulier marqué par un étrange mélange d’inspirations. »
On pourra malgré tout ne pas être adepte de ses romans si l’on ne partage pas ses obsessions littéraires (récurrentes dans tous ses livres) ou son univers parfois un peu trop fantasque ou surréaliste quand il ne sombre pas dans des digressions/tribulations aussi saugrenues que ridicules… (ce qui peut aussi constituer tout son charme pour ses afficionados).
A travers cette petite rétrospective, nous avons tenté de saisir ce je-ne-sais-quoi, ce style, cet univers « austérien » (la postérité d’un écrivain passe sans doute par la transformation de son nom en adjectif !).
« Cité de verre » (1e tome de la Trilogie new-yorkaise) nous est apparu, en tous les cas, comme un véritable chef d’œuvre, tant par son originalité que sa grâce poétique, sa richesse thématique et le réseau de réflexions souterraines qu’il renferme et qui se dévoilent dans un crescendo parfaitement orchestré. Une sorte de perfection narrative qu’il n’arrivera malheureusement jamais à retrouver… Les avis des lecteurs sont néanmoins très partagés sur la question quand il s’agit d’élire son « Auster » favori 🙂
Il est toujours passionnant de remonter aux sources d’un auteur, d’enquêter (pour reprendre un verbe clé de son œuvre), sur ce qui a fait qu’il est devenu ce qu’il est, ce qu’il a écrit. Comprendre comment sont nées ses obsessions si particulières qui vont nourrir ses romans.
Dans le cas de Paul Auster, la mécanique est complexe, tant son œuvre résulte d’une multitude d’influences, d’expériences et de traumatismes. Tant les miroirs se renvoient les uns aux autres et créent à chaque fois de nouvelles perspectives assez fascinantes. A l’image de ses romans.
Un melting-pot improbable, telle la ville où il habite, qui crée des œuvres uniques en leur genre. Un nouveau genre sur lequel on tente de poser des étiquettes comme « faux polar », conte, fable surréaliste, philosophique, roman à clés, allégorie, parabole, « post-modernisme psychanalytique »… Oui c’est un peu tout ça le « concept austérien ».
« Il y avait tant à […] déchiffrer et à interpréter que Willy savait à peine où commencer« . (Tombouctou)
Il n’est pas évident de dégager un thème dominant parmi les autres tant ils s’imbriquent tous de façon étroite et naturelle. Mais c’est peut-être le hasard, les contingences qui demeurent malgré tout sa marque de fabrique la plus singulière.
Dans chacun de ses romans, il aime explorer, d’une façon ou d’une autre, comment le destin se façonne sous les pas de ses personnages, comment il peut basculer aussi, pourquoi l’un s’engage dans telle vie et l’autre dans une autre…
La question de l’identité, thème connexe, est aussi bien entendu centrale dans son œuvre. Les personnages austériens s’embarquent régulièrement dans des quêtes qui prennent des tournures existentielles et les entraînent au bout d’eux mêmes, qu’il s’agisse initialement d’une filature par un pseudo détective ou encore d’un roman de formation, d’apprentissage, un des genres de prédilection de l’auteur qui l’utilisera dans bon nombre de ses romans.
Directement rattachés, les thèmes de la perte (d’un enfant, de sa femme…), la mort, la biographie et du souvenir viennent renforcer cette quête d’identité: comprendre qui a vraiment été un personnage (disparu) en rassemblant tous les fragments composant sa vie, en le reconstituant au fil des pages pour tenter d’approcher une certaine vérité…
Vérité qui n’est finalement jamais qu’une illusion et se heurte en général à l’imposture ou à l’impasse. C’est une autre obsession majeure de l’auteur, celle de déchiffrer, de mettre à nue cette frontière floue entre réalité et invention, entre la vie et la fiction. Le langage, les métaphores, les créations, perceptions diverses de l’esprit (l’errance, le jeûne et l’enfermement volontaire , des « activités » favorites de ces (anti-) héros sont justement les vecteurs permettant cette plongée intérieure afin de devenir un pur esprit) forment ainsi un deuxième monde en intersection permanente avec la vie. Jusqu’à s’y substituer…
Sa prose, pétrie de symboles et de double-sens, se mâtine ainsi d’une touche de fantastique, « d’inquiétante étrangeté », ce qui lui a valu d’être parfois associé au courant du réalisme magique.
« Je ne sais d’où me vient cette obsession des histoires enchâssées ou proliférantes : c’est sans doute lié à ma façon de penser. C’est un principe analogue au collage: la mise en relation d’éléments hétérogènes possède une énergie qui excède la somme de ses parties. » (Paul Auster, interview Le Nouvel Observateur, 2007)
C’est enfin bien sûr son style si particulier qui le caractérise : dépouillé en apparence, il est toujours empreint d’une certaine poésie (genre par lequel il a débuté son œuvre littéraire) et surtout se distingue par une architecture narrative multiple faite de digressions parfois farfelues et d’histoires dans l’histoire ou en trompe-l’œil. Ses romans, baignés d’un certain mystère envoûtant, s’apparentent à des labyrinthes ténébreux, des écheveaux qu’il appartient au lecteur de démêler et d’interpréter…
Ce sont d’ailleurs ces divers interprétations et niveaux de lecture qui constituent tout l’intérêt et peut-être la force de son œuvre caméléon.
Cette dimension lui aura valu le qualificatif de « métafiction« . Il parvient malgré tout à conserver une certaine logique entre toutes les pistes qu’il lance même si certains de ses rebondissements et dénouements de dernière minute apparaissent parfois un peu alambiqués…
Certains critiques considèrent qu’il « manie avec une grande habilité les techniques de l’avant-garde européenne et du roman du 19ème siècle américain, les appliquant aux mythes du Nouveau Monde et à des héros existentialistes. » Au jeu des parentés littéraires, on pourrait tenter plusieurs rapprochements. A commencer par Kafka, une de ses références littéraires à qui il a consacré un essai, pour des raisons évidentes liées aux symboles et à l’atmosphère onirique qu’ils partagent. Suivi de près par Beckett et Knut Hamsun sur qui il a également écrit (« Eloge de la faim »). Mais aussi Edgar Allan Poe ou Lewis Carroll pour le sens du merveilleux, la place accordée à l’imaginaire et la dimension existentielle voire métaphysique. Il livre d’ailleurs une analyse très intéressante sur l’oeuf Humpty Dumpty dans « Cité de verre ».
On mentionne aussi quelques maîtres du roman picaresque à son sujet tel Cervantès qu’il adule.
Paul Auster cite aussi souvent les essais de Montaigne, Thoreau, Hawthorne, Melville ou encore Dostoïevski. Il dit d’ailleurs relire régulièrement « Crime et châtiment » en précisant : « C’est un des livres qui m’a poussé à écrire, quand j’avais 15 ans. Quarante-cinq ans plus tard, je le trouve toujours aussi fort et déchirant.«
S’il ne devait retenir que trois grands écrivains de langue anglaise ce seraient Shakespeare, Dickens et Joyce « qui utilisaient la langue comme Mozart la musique ». Plus tard, alors qu’il a commencé à écrire, il découvre Salinger et Hemingway. Au sujet de ce dernier, il admire le style très fort (« Il a fait quelque chose avec l’anglais. Pour un jeune c’était étonnant de lire quelqu’un qui manipule les mots comme ça. Ca qui s’appelle style, c’est plus proche de la musique que du journalisme.« ).
Au sujet du « style » justement, il avoue que trouver le sien a été « une longue aventure », écrasé qu’il était par ses influences.
« Jusqu’à l’âge de 22 ans, je voulais écrire comme Hemingway ou Joyce… C’est un long travail d’apprentissage de devenir soi-même. J’avais quelque chose à dire et il fallait que je trouve la manière de le dire, de façon très directe. »
Parmi ses contemporains, moins souvent cités, on peut aussi penser à l’univers d’Haruki Murakami (pour la frontière floue entre réalité et illusion et les récits mâtinés de fantastique), de Modiano (pour les cartographies urbaines, l’importance des lieux que dessinent leurs romans, la place de la nostalgie et du souvenir ou encore les personnages évanescents et la disparition) ou d’un Kundera (avec ce dernier il partage la dimension philosophique et allégorique, la réflexion constante sur l’écriture, la fiction, « les personnages nés de métaphore », l’obsession du poids de l’identité, se soustraire de soi, mais aussi une certaine construction narrative « comme une partition musicale »).
Au delà de ces rencontres, fascinations littéraires, il y a aussi la chute accidentelle de son père du toit de sa maison quand il est enfant et puis plus tard adulte sa mort qui va constituer le déclencheur du premier roman qui va le révéler (« L’invention de la solitude ») en passant par son expérience de traducteur, son divorce, ses années de galère de faim et de solitude, sa passion pour sa ville de New-York et le base-ball… Et bien d’autres encore faits mineurs ou majeurs qui vont hanter son œuvre. Il est en effet coutume de dire que l’auteur de Brooklyn Follies écrit toujours une nouvelle variation du même roman.
« C’est avec les personnages de mes premiers romans, Quinn ou Anna Blume, que je vis depuis le plus longtemps. Je pense à eux constamment. Quinn refait souvent surface, de façon sournoise. » (Paul Auster, interview Le Nouvel Observateur, 2007)
On peut tout de même essayer de distinguer deux grandes périodes dans son œuvre abondante (hors ses essais et ré-édition) marquant une certaine évolution. La première est constituée de ses œuvres publiées dans les années 80-90 qui constituent une sorte d’âge d’or de l’écrivain qui publie ses plus grands succès avec des romans comme La trilogie new-yorkaise, Moon palace, Le voyage d’Anna Blum ou encore Léviathan, des romans tous écrits plus ou moins en même temps à des degrés d’avancement divers et variés et qui vont s’auto-alimenter avant de se séparer en œuvres distinctes et pourront à l’occasion se partager quelques héros et héroïnes. C’est ainsi qu’il est possible au lecteur averti de retrouver, de roman au roman, des clins d’oeil aux précédents. Une sorte de jeu complice qu’instaure Paul Auster qui construit d’ailleurs ces romans comme de vastes échiquiers ou puzzles à élucider… La deuxième période correspondrait à la fin des années 90 et la première décennie de XXIe siècle, les années 2000. Elle marque un déclin relatif de son œuvre jugée plus décevante que cette première période précédemment évoquée, avec des œuvres comme « Le livre des illusions », « La nuit de l’oracle », « Dans le scriptorium » et dernièrement « Seul dans le noir » (2009).
Si le contexte historico-politique a toujours servi d’arrière-plan à ces romans, l’engagement politique prend ici une place plus prépondérante, avec plus particulièrement les thèmes du 11 septembre et de la guerre en Irak dans ces deux derniers. Malheureusement son art pour articuler la petite et la grande histoire, exercice toujours délicat, a perdu de sa superbe. En voulant « dénoncer », sa plume a tendance à devenir lourde voire maladroite.
Cela n’empêche pas son lectorat de toujours répondre présent. Alors rendez-vous en novembre 2009 pour la sortie de son prochain roman (aux Etats-Unis) déjà prêt, qu’il décrit comme un roman sur la jeunesse qui se déroule entre 1967 et 2007 !
A lire en complément : La rétrospective Paul Auster, La Trilogie new-yorkaise, Moon Palace, Léviathan et Seul dans le noir
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allez voir les vidéos ITW de Paul Auster sur culturebox.com ou bien à l’adresse suivante : culturebox.france3.fr/Pau…