L’écume des jours de Boris Vian : L’adieu à la lumière…

L’Ecume des jours de Boris Vian fait partie des bides littéraires de l’année 1947… Eh oui, passé presque inaperçu lors de sa sortie, il faudra attendre 1963 et sa ré-édition chez 10/18 pour que le roman (devenu film en 1968) devienne culte. Publié à l’âge de 26 ans, il tire son inspiration d’une multitude de sources à commencer par le jazz de New Orleans (seul représentant de la jazz lit’ !) mais aussi la maladie de sa femme Michelle, son travail ennuyeux et répétitif en tant qu’ingénieur pour l’AFNOR mais aussi de la lecture de Faulkner (en particulier « Moustiques »), les bayous et marais du bas Mississipi, PG Wodehouse, Lewis Carroll, Queneau, Mac Orlan…, ou encore le cinéma américain et les dessins animés, sans oublier l’existentialisme sartrien… A travers ce prisme, Boris Vian revisite avec inventivité le classique adieu à la jeunesse et surtout une poignante histoire d’amour qui commence comme une comédie musicale et finit en tragédie… Un conte écrit comme une partition enchantée, qu’il est intéressant de relire à l’occasion de l’anniversaire de la mort de l’auteur et de son entrée à la Pléiade :

« Le soleil dépliait lentement ses rayons et les hasardait avec précaution dans des endroits où il ne pouvait atteindre directement, les recourbant à angles arrondis et onctueux, mais se heurtait à des choses très noires et les retirait vite, d’un mouvement nerveux et précis de poulpe doré.« 

Il n’est pas étonnant finalement que l’Ecume des jours n’ait pas immédiatement rencontré son public car la fantaisie de Boris Vian peut dérouter le lecteur qui n’accepte pas de se laisser entraîner dans son monde étrange et merveilleux…
Et parfois c’est seulement à la deuxième ou troisième lecture qu’on se laisse happer.
Dés la première page, il nous met dans l’ambiance avec un coupe-ongle destiné « à tailler en biseau les paupières »… Une ambiance qui oscille entre réalité et invention burlesque voire science-fiction (certains critiques considèrent d’ailleurs Vian comme l’introducteur de la SF en France).
L’histoire en apparence simple, celle éternelle de la rencontre, de l’amour et du mariage – voué au drame- d’un jeune-homme, Colin, et d’une jeune-fille, Chloé, est en effet jalonnée de trouvailles futuristes ou surréalistes mais aussi de clins d’œil à l’époque. Une fantaisie ludique habite paradoxalement cette tragédie, ce qui lui donne toute son originalité et intérêt.

Qui ne s’est pas enthousiasmé pour le pianocktail de Colin, ce piano magique qui compose des cocktails en fonction des mélodies jouées selon un étonnant principe musico-alcoolique, qui n’a pas souri au récit des anguilles pêchées dans les tuyaux des lavabos, aux souris parlantes qui résident dans les verres à dent ou siègent sur les rebords de baignoire, ou même frémi devant les « arrache-cœurs », ces armes d’un autre genre ?! Ce disciple de la pataphysique (Jarry) fait fuser les néologismes, jeux de mots, mots-valises et autres métonymies… A tel point qu’on pourrait parfois craindre la surcharge mais l’alchimie fonctionne malgré tout.

Au détour des phrases et dialogues, Vian distille son humour faussement naïf et enfantin comme ce meuble : « (…) contenant les lance-pierres, les assiettes, les verres et les autres ustensiles que l’on utilise pour manger chez les civilisés. » ou encore les comédons qui « rentrent prestement sous la peau en se voyant si laids dans le miroir grossissant ». C’est en effet une véritable gaité qui pétille entre ces pages, du moins dans la première partie du roman. Celle de la jeunesse de l’après-guerre qui a envie de s’amuser, de danser au rythme des disques de Duke Ellington, figure tutélaire du roman et inspirateur du prénom de l’héroïne « Chloé », que l’on joue sur les pick-ups ou dans les patinoires.
Il règne ici un air de « tous les garçons et les filles de mon âge », de gentilles « surprise-parties » (on notera au passage le « centre de sudation » dans la soirée de « nanniversaire »).
Une jeunesse dorée et insouciante, à l’image de Colin le héros qui ne travaille pas et est entretenu par son oncle. Des pages ensoleillées, lumineuses dont l’appartement du héros en est le symbole. Vian y décrit abondamment les effets féériques des jeux du soleil : « Les souris de la cuisine aimaient danser au son des chocs des rayons de soleil sur les robinets, et couraient après les petites boules que formaient les rayons en achevant de se pulvériser sur le sol, comme des jets de mercure jaune. »
C’est encore Colin qui alimente son briquet avec des gouttelettes de soleil.

L’écrivain imagine aussi des pièces qui s’arrondissent au son des notes de jazz. L’environnement des personnages occupe en effet un rôle majeur dans le roman en se faisant le reflet de leurs états d’âme. Il se dégradera ainsi lentement mais inexorablement au fil de la maladie qui affectera Chloé. S’obscurcissant et se refermant progressivement comme un cercueil sur le jeune couple. Un procédé morpho-poétique qui contribue à profondément faire ressentir au lecteur aussi bien la joie cristalline du début que la douleur oppressante qui suivra. Un adieu à la lumière aussi insidieux que poignant.

« C’est terrible, dit Colin, je suis à la fois désespéré et horriblement heureux. C’est très agréable d’avoir envie de quelque chose à ce point-là. »

De l’insouciance de la jeunesse et de l’amour au passage à la vie adulte et au mariage…
Colin et Chloé forment probablement l’un des couples les plus touchants de la littérature. A l’époque, Raymond Queneau en parlait même comme « du plus poignant des romans d’amour contemporains ».
Vian possède en effet un ton unique pour parler d’amour et de beauté. Une sorte de pureté innocente et un romantisme « mignon » se dégagent des personnages comme Colin qui déclare, avec la spontanéité d’un enfant, à son chef cuisinier qu’il a « envie d’être amoureux » et complimente Chloé en ces termes « C’est merveilleux. Vous sentez la forêt, avec un ruisseau et des petits lapins. » ou encore « Votre corps me fait chaud ».
Un savant mélange entre le petit prince de Saint Exupéry et le Magicien d’oz.
De leur rencontre où « il se fit un abondant silence à l’entour, et la majeure partie du reste du monde se mit à compter pour du beurre. » à leur premier rendez-vous où ils sont enveloppés par un « petit nuage rose qui sent le sucre et la cannelle »
A tout cela, Vian apporte encore son humour comme lorsqu’il décrit très cliniquement le rapprochement entre les deux amoureux : « Il réduisit l’écartement de leurs deux corps par le moyen d’un raccourcissement du biceps droit, transmis du cerveau, le long d’une paire de nerfs crâniens choisie judicieusement. » On est aussi touché par ses descriptions sensibles de Chloé : « Il sentait ses doigts frais sur son cou. » », ou encore « Elle était tiède et odorante comme un flacon de parfum sortant d’une boîte capitonnée de blanc. »

Vian est un amateur de « jolies filles » comme il l’indique dans son avant-propos et cela se sent à travers ses différents personnages féminins de Chloé à Alise en passant par Isis, toutes de jolies poupées un peu superficielles, « qui ne doivent pas travailler » parce qu’elles sont « trop jolies » pour cela. On a du mal à interpréter cette subite déchéance du couple après leur étincelant mariage, en particulier cette phrase de Colin à Alise qui semble accuser le mariage des maux qu’ils subissent… C’est peut-être pour imager ce déclin du couple que Vian choisit la maladie. Mais pas n’importe laquelle : c’est un superbe « cancer du nénuphar » dont est atteinte Chloé. « Elle se mit à tousser comme une étoffe de soie qui se déchire. »
Chloé, la dame aux nénuphars, qui pour être soignée doit respirer des multitudes des fleurs pour lesquelles Colin se ruine. Encore ici, dans cette tragédie, Vian parvient à glisser des trouvailles ludiques comme cette interdiction de boire pour éviter de faire pousser le nénuphar qui asphyxie son poumon.

La critique sociale : du travail à la religion

« Le plus clair de mon temps, je le passe à l’obscurcir.»

A partir de ce moment, le roman bascule alors dans une noirceur irrévocable, un mauvais rêve presque dystopie. Et le pire advient pour Colin : l’obligation de travailler, sa hantise. Vian, intellectuel précaire d’avant l’heure, exprime ici toute l’horreur qu’il nourrit à l’égard de ces boulots ingrats en dépeignant un monde industriel et bureaucratique des plus inhumains. Et son imagination fait encore ici merveille à travers les jobs tous plus infectes les uns que les autres que Colin est contraint d’exécuter pour, joli paradoxe, acheter des fleurs à Chloé. Le pire d’entre eux étant sans doute celui consistant à faire pousser des canons de fusil avec la chaleur de son corps !
On se régale, à cette occasion, des dialogues kafkaïens avec des supérieurs hiérarchiques obsédés par la rentabilité :
« – Votre production baisse de 0,7%, dit le chef. Qu’est ce qu’il y a ?
– Quatre machines hors circuit, dit Chick.
– A 0,8 vous êtes renvoyé, dit le chef de la production. Il consulta le niveau en pivotant sur son fauteuil chromé
– 0,78, dit-il. A votre place, je me préparerais déjà.
– C’est la première fois que ça m’arrive, dit Chick.
– Je regrette, dit le chef de la production. Peut-être pourra-t-on vous changer de service.
– Je n’y tiens pas dit Chick. Je ne tiens pas à travailler. Je n’aime pas ça.
– Personne n’a le droit de dire ça, dit le chef de la production. Vous êtes renvoyé, ajouta-t-il.
– Je n’y pouvais rien, dit Chick. Qu’est ce que c’est que la justice ?
– Jamais entendu parler, dit le chef de production. J’ai du travail, il faut dire.
 »

Outre cette critique du travail, « L’écume des jours » brocarde aussi au passage l’hypocrisie du milieu religieux, dans une France encore très catho à l’époque. On relève par exemple une allusion pas très nette à un prêtre « qui s’occupe spécialement des petites filles » dans la « sacristoche » et surtout l’appât du gain, des « doublezons », qui semble davantage préoccuper les hommes d’église que leur devoir saint… Le désolant enterrement de Chloé à la fin (dans un marécage) en sera la plus tragique illustration. « Je pourrai vous conseiller de vous adresser à Dieu, mais j’ai peur que pour une si faible somme, ce ne soit contre-indiqué de le déranger. »

La parodie existentialiste
Critique ou plutôt farce, Vian s’en prend aussi à Jean-Paul Sartre, personnalité qu’il côtoie (et qui le publiera d’ailleurs dans sa revue « Les temps modernes ») mais qu’il aurait un peu jalousé lorsque sa femme Michelle s’en est rapproché lors de leurs difficultés de couple. Au-delà de l’anecdote, on se régale de la parodie qu’il livre de ses adorateurs du maître de l’existentialisme à travers notamment le personnage de Chick, admirateur éperdu de Jean-Sol Partre », qui se ruine en ouvrages savamment renommés en « Paradoxe sur le Dégueulis » et autres variations drôlatiques autour de « la Nausée » mais aussi vieilles frusques et autres dérives fanatiques.
On trouve aussi d’autres petites piques comme cette réplique : « Ma sœur a mal tourné, Monsieur dit Nicolas. Elle a fait des études de philosophie. » Sommet de cette caricature, la scène de la grande conférence de Partre, où Vian s’en donne à cœur joie pour ridiculiser le public bien particulier : « Ce n’étaient que visages fuyants à lunettes, cheveux hérissés, mégots jaunis, renvois de nougats et, pour les femmes, petites nattes miteuses ficelées autour du crâne et canadienne portée à même la peau, avec échappées en forme de tranches de seins sur fond d’ombre. » Ou de moquer encore « l’exaltation intra-utérine qui s’emparait plus particulièrement du public féminin »…

De la première à la dernière page « L’Ecume des jours », roman inclassable, transgenre dirait-on aujourd’hui, irradie d’une grâce enchantée, portée par le style onirique et l’imagination tragicomique de Vian : d’une porte qui claque « avec le bruit d’une main nue sur une fesse nue » ou « se referme avec un bruit de baiser sur une épaule nue » ou encore des images colorées telles que « Il était si gentil qu’on voyait ses pensées bleues et mauves s’agiter dans les veines de ses mains fines. » ou « Colin se sentait très fatigué. Des choses pointues et ternes tournaient dans sa tête avec une rumeur vague de marée.« 
Toujours aussi moderne, il trouve encore de nouvelles résonances dans le contexte de sinistrose actuel… [Alexandra Galakof]

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