J’irai cracher sur vos tombes de Boris Vian porte sur la 4e de couv’ de sa version poche la mention: « Il n’y a pas beaucoup d’écrits de Vian dont il ne suffise de lire trois lignes anonymes pour dire tout de suite : « Tiens, c’est du Vian ! » ». Etrange remarque car justement ce qui frappe, c’est l’incroyable métamorphose de l’auteur qui, avec ce roman, publié sous le pseudo de Vernon Sullivan, change totalement de registre ! C’est un autre Boris Vian radicalement différent (même si l’on pourra reconnaître, après coup, des clins d’œil à son univers) qui se dévoile sous nos yeux stupéfaits, fascinés… ou effrayés. On est loin des petits nuages roses, des souris parlantes et du nénuphar qui pousse dans la poitrine de « L’écume des jours » (écrit et publié juste avant en 1946) avec ce bijou noir serti de gin, de sang, de sexe et de rage…
Excessif et choquant, le roman a en fait été écrit comme un canular : une parodie des romans noirs américains « hard-boiled », inspirée notamment de « Pas d’orchidées pour Miss Blandish » de James Hadley Chase lui même inspiré de « Sanctuaire » de William Faulkner. A la suite d’un pari, Vian traducteur de Chandler, Cheyney ou Cain notamment, s’amuse ici à reprendre les grands thèmes du genre (gangstérisme, corruption ou encore l’homme seul en lutte contre la société et le système) tout en y ajoutant sa patte personnelle.
Ecrit en deux semaine, best-seller puis procès épuisant et censure en 1949 pour « outrage aux bonnes mœurs » jusqu’à la mort de Boris Vian pendant la projection de l’adaptation ciné qu’il réfutait … : on connaît tous la légende sulfureuse, scandaleuse et tragique qui a entouré la parution du livre « maudit » et qui contribue à le rendre aussi mythique… Au-delà de sa dimension subversive, revenons plus en détails sur ce roman ambigu, entre premier et second degré :
« – Qu’est ce qu’il y a à faire dans ce pays ? lui demandai-je encore.
– Rien, dit-il. Il y a des filles au drugstore en face, et du bourbon chez Ricardo »
« J’irai cracher sur vos tombes » c’est l’histoire d’un homme : Lee. Lee Andersen. On ne sait pas grand-chose de lui. Il débarque un beau jour à Buckton, petite ville conservatrice du Sud des Etats-Unis en pleine ségrégation raciale, pour reprendre une librairie. Pour tout bagage : la lettre de recommandation d’un certain Clem et un dollar. Immédiatement, nous savons qu’il a un secret et un but « Cela devait marcher, il fallait que ça marche. ». Qui est véritablement Lee Andersen, cet homme aux « épaules tombantes de boxeur » et à la voix de « Cab Callaway » ? Pourquoi est-il venu se perdre dans ce trou perdu et que cherche-t-il au juste ? Et qui est ce « gosse » dont la mort revient le hanter entre deux saouleries au gin et coucheries avec les bobby-soxers du coin ?
Entièrement porté par ce mystérieux personnage principal, le roman sait nous dévoiler par pans progressifs, l’intimité de cet homme blessé et animé d’un sauvage esprit de vengeance. Vengeance qu’il prépare méticuleusement, insidieusement et qui n’explosera que dans un final sanglant, sans que le lecteur ne puisse en soupçonner le choc avant d’avoir tourné la dernière page. Pour les éventuels lecteur(ices)s qui n’auraient pas encore lu le roman, on ne dévoilera pas ici davantage l’intrigue qui fait toute la saveur –amère- du livre (la suite de cette chronique ne s’adresse donc qu’à ceux ayant déjà lu le livre).
« – Ce n’est pas de ma faute si je suis bâti comme ça, et si je n’ai pas une tête de chérubin.
– J’ai horreur des chérubins dit-elle. »
Lee Andersen, entre caricature et profondeur psychologique
Fidèle aux héros des romans noirs, le personnage de Lee Andersen reprend tous les codes du dur à cuire : une bonne dose de muflerie et de brutalité, le tout saupoudré d’un charme ravageur auquel aucune fille ne résiste. Boris Vian aurait-il fantasmé d’être un Lee Andersen ? On pourrait le soupçonner lorsqu’on lit cette réplique qui semble tout droit sortie de sa bouche : « Vous n’allez pas me reprocher d’aimer les jolies filles ? »
Lee ne se contente pas de séduire, il consomme. Frénétiquement. Les chastes baisers d’un Colin et d’une Chloé sont ici remplacés par des coups de rein infatigables avec des filles aux corps de poupée gonflable, des bobby-soxers : « Des petites de 15, 16 ans, avec des seins bien pointus sous des chandails collants, elles le font exprès, les garces, elles le savent bien. ».
En résumé, Lee Andersen est une bête de sexe qui chante et swingue bien. Logique, du sang noir coule dans son corps d’apparence blanche, une identité trouble qui fait tout le sel de l’intrigue. Et c’est là que Vian verse joyeusement dans le cliché afro-américian tout en le mâtinant d’insolence germanopratine (la scène de la partie de bridge chez les riches filles Asquitz, emblématiques de la bourgeoisie blanche raciste locale exploitante de plantations, ressemble à une surprise partie de la jeunesse dorée parisienne). Heureusement cela ne nuit pas trop à la crédibilité du personnage même si certaines de ses répliques stéréotypées de macho font sourire :
« – Lâchez-moi vous êtes une brute.
– Non je suis un homme. » ;
« – Dites-donc vous êtes un parfait goujat ! »
– Excusez-moi, je n’ai pas eu le temps d’apprendre les bonnes manières. »
ou encore : « – Vous êtes un poseur. Vous êtes bien bâti et vous vous imaginez que toutes les femmes ont envie de cela.
– De quoi ?
– Des choses physiques.
– Celles qui n’en ont pas envie, affirmais-je, n’ont jamais essayé. »
Tout du long, Vian nous régale de dialogues qui font mouche dans lesquels il se met aussi tout aussi bien dans la peau de jeunes vierges effarouchées. Ce faisant, il glisse aussi quelques piques sur le monde de l’édition et la littérature commerciale : « (…) les gens se soucient peu d’acheter de la bonne littérature ; ils veulent avoir lu le livre recommandé par leur club, celui dont on parle, et ils se moquent bien de ce qu’il y a dedans. »
Mais Lee Andersen, tour à tour cruel, manipulateur, sans scrupules, séducteur et pervers, est un personnage ambivalent qui inspire au lecteur des sentiments contradictoires, à la fois dégoût et compassion. Ses motifs de vengeance peuvent être légitimement compris mais ses actes restent odieux et sont de plus dirigés contre des innocents car ses victimes sont elles-mêmes victimes du système et du bourrage de crâne. Tous les personnages sont finalement guidés par la haine raciale de l’autre. Il n y‘a ni méchant ni gentil, juste une lutte entre deux mondes qui ne se comprennent pas. Et c’est ce malaise lié à cette complexité psychologique qui fait toute la force du roman.
Une atmosphère fiévreuse et torride
Boris Vian nous plonge complètement dans l’ambiance moite et tendue d’une petite ville du Sud profond, inspiré des romans marécageux de Faulkner ou encore d’un James Cain (« Le facteur sonne toujours deux fois »). Il reprend toute leur esthétique : depuis la vielle Nash que conduit le héros jusqu’aux ébats au bord de la rivière à truites « fraîche et transparente comme un verre de gin » où on fait voler les jupes et les socquettes dans les herbes hautes, en passant par le drugstore, la messe du pasteur, les radios jazz ou encore les pavillons de style Virginie… Pour encore accentuer le côté « français traduit de l’américain », Vian ira jusqu’à volontairement disséminer dans son texte bon nombre d’anglicismes, de traductions littérales (voir ci-dessous *) ou d’allusions comme le parfum français », « un machin compliqué sûrement très cher » de Lou Asquith.
Même s’il a été écrit sur le mode du second degré, le roman n’en reste pas moins choquant et dérangeant, même encore aujourd’hui. Vian y cumule tous les ingrédients d’un cocktail explosif à commencer par l’ambiance torride qui règne dans ses pages, qualifiée de « pornographique » à l’époque.
Sexe dépravé à outrance entre Lee et les jeunes de la ville « une bande de singes, débraillés, gourmands et vicieux », triolisme, viol voire pédophilie (la scène de prostitution enfantine avec Dexter est assez insoutenable)… : l’auteur ne lésine pas sur les moyens !
Il insiste tout particulièrement sur l’extrême jeunesse des filles « lisses comme un abricot » avec « un corps de gosse sous cette tête de starlette » ou encore « A n’importe quelle heure du jour, ces gosses étaient chaudes comme des chèvres et humides à dégouliner par terre. »
La violence est également omniprésente jusqu’aux scènes de meurtre finales assez atroces et qu’un Patrick Bateman ne renierait pas !
Mais cette débauche provocatrice s’accompagne d’une dénonciation virulente du racisme et de la condition inadmissible des Noirs. Sans aller jusqu’à le qualifier de « roman engagé » , Boris Vian exprime ici toute sa hargne de la ségrégation raciale et de l’hypocrisie qui l’accompagne comme ce dialogue entre Lee et Lou sur la musque américaine : « Toute la musique américaine est sortie d’eux (les noirs) » assure Lee, avant d’ajouter « (…) les blancs sont bien mieux placés pour exploiter les découvertes des Noirs. (…) Je ne crois pas qu’on puisse trouver dans Gershwin un passage original qu’il n’ait pas copié, démarqué ou reproduit. Je vous défie d’en trouver un dans la Rhapsody in Blue. »
« Percutant », « foudroyant et terriblement efficace », tels sont les adjectifs utilisés pour qualifier ce roman à la mécanique narrative redoutable servie par un style âpre tout en phrases courtes et acérées qui tombent comme des couperets. Un style particulièrement cinématographique (la fin en particulier lors de l’ultime cavale du héros pris en filature, où les flash back le hantent, où les cris et les sirènes se confondent dans son esprit). Vian a l’art du suspense et orchestre un crescendo dramatique parfait dans la découverte de la personnalité de Lee mais aussi de ses sombres desseins. Tout s’enchaîne implacablement jusqu’à l’apogée sanglante et magistrale… [Alexandra Galakof]
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* A propos de l’écriture de « J’irai cracher sur vos tombes »
Vian multiplie les emprunts directs à la langue américaine, on trouve ainsi : « drugstore », « doughnuts », « flash », « roadster », « docker », « bouncer », « no man’s land », termes habituellement traduits en français, dont certains ne figureront dans les dictionnaires français comme emprunts à l’anglais qu’après leur utilisation par Vian. Plus efficaces encore, les anglicismes disséminés dans le texte, doublés de formules typiques du roman noir que l’on retrouve dans les vraies traductions. Leur emploi donne sans en avoir l’air l’idée que le traducteur s’est mal acquitté de sa tâche. On relève : « Les chats du coin » pour l’expression américaine « cats » qui signifie « les gars », « sûr » pour « sure », « sainte fumée » tout à fait impossible en français pour « holy smoke », « gentille » pour « nice » quand la connotation est clairement sexuelle : « elle était gentille. Très formée. ». Vian s’amuse également à donner ce qui serait une traduction littérale des expressions américaines à sens sexuel : « – est-ce que nous le ferons tout de suite ou après ? / – Faire quoi ? Murmurai-je. J’avais du mal à parler. /– Est-ce que vous allez me baiser ? ». « Nous le ferons » correspondant bien sûr à « will we do it », la tournure « to do someone » en anglais signifiant exactement « baiser quelqu’un ». Les exemples de cet art de donner à un texte français un air américain sont nombreux, de même pour les expressions assez caractéristiques du genre noir : « j’en avais salement besoin », « les gars », « mince », « salement vidé ». (source : Isabelle Fakra).
Sous la signature de Vernon Sullivan Vian a écrit quatre romans noirs jugés inégaux : J’irai cracher sur vos tombes (1946), Les morts ont tous la même peau (1947), Et on tuera tous les affreux (1948), Elles se rendent pas compte (1950).
Compte tenu de l’importance des ventes obtenues à la suite du scandale de la publication du premier, la motivation financière a certainement compté même si Vian possédait un vrai goût pour le genre.
14 Commentaires
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Il faut voir comment ça a fait l’éducation sexuelle de la jeunesse des années 50 (cf mon lien en cliquant sur mon nom huhu)
Je trouve la critique bien plus belle que le roman qui m’a laissée sur ma faim…
En tout cas cette relecture m’a donné très envie de découvrir plus en profondeur le roman noir américain que je connais peu, à commencer par "Pas d’orchidées pour Miss Blandish", très bon d’après ma collègue !
Je sens que ma valise va être encore chargée cet été… hum 🙂
D’accord avec vous trois. Au passage, excellente soirée Arte hier soir sur Boris Vian et notamment le documantaire. J evais maitnenant relire "j’irai cracher sur vos tombes" après m’être acheté le dvd collector. bises à toutes
Je n ai trouve aucun talent de ce roman. Le livre m a fait pense a un roman moderne que l on lit par pure envie de consommation. La cause soit disant anti segregation est servie par une forme qui cherche a choquer, parce que ne nous voilons pas la face, la seule chose qui pousse a finir le livre c est le caractere choquant et l intrigue, mais en aucun cas la these soutenue (et encore y en a t il vraiment une?) ou le style. Asses decu, c etait mon premier Vian. Tres decu meme. Je m attendais pas a lire du Grisham….
Elias avant de critiquer une ouevre apprend déjà à écrire ! Et même si cette oeuvre est loin d’être la meilleure composition de Vian, essaye de percer tous les mystères de cette oeuvre cherche comme dirait Rabelais "à briser l’os et sucer la substantifique moelle" Bonne soirée à tous
Moi c’est décidé je l’achète demain pour avoir mon propre avis
Je l’ai lu il y a une dizaine d’années, en même temps que ‘L’Ecume des jours’, et j’ai nettement préféré les aventures de Colin et Chloé, car le récit a quelque chose de mélancolique qui me ‘parle’ davantage. Pour ‘J’irai cracher’, il est certain qu’on peut le trouver choquant, en le lisant de manière superficielle. Pour moi c’était tellement outrancier, et les personnages tellement affreux, qu’à la fin cela ressemblait plutôt à un dessin animé. J’ai ressenti beaucoup d’humour caché sous les problématiques graves.
Je me souviens d’avoir lu ce livre quand il a ete publie. . Apres avoir vecu au Sud des Etats Unis pendant 30 ans et avoir appris que cet homme n’a jamais visite les Etats Unis , Je trouve ses observations risibles . Il aurait du etre journaliste .
@ Baptiste –
Je ne pense pas que le fait d’avoir mal conjugué le verbe "apprendre" à l’impératif comme tu l’as fait enlève de la valeur à ton commentaire.
Ceci est valable pour la formulation des idées.
juste une parfaite analyse de ce roman tout aussi extraordinaire que les autres de boris vian ! un vrai plaisir à chaque page.
Belle analyse de ce roman.
Il se lit très facilement et le style de Vian est toujours un délice.
Je soulignerais surtout la précision des descriptions qui est fascinante.
Seul petit reproche : la surenchère de scènes de sexe intolérables (celle chez Anna par exemple).
Joli, résumé, mais il y a un point de détail pour lequel je ne suis pas d’accord : « Tous les personnages sont finalement guidés par la haine raciale de l’autre » Ce qui est faux. Le personnage principal cherche à se venger du racisme subit par sa famille, mais rien ne montre de racisme anti blanc de la part du héro, certaines personnes blanches, qui représentent d’une manière maladroite et globale deviennent des cibles, mais ça ne va jamais jusqu’au racisme, il n’a d’ailleurs aucune raison « valable » autre que sa vengeance.
Je suis entrain de faire un travail au lycée et je doit simuler un procès et dire pourquoi je voudrais que l’œuvre ne soit pas enlevée mais je trouve un argument que c’est contre le racisme
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