Quand ils n’ont pas réussi les meilleurs projets paraissent stupides.
Crime et châtiment est la première histoire d’un homme qui se demande s’il est ou non sociopathe. Il veut voir voir s’il peut tuer et ne pas avoir de remords. L’exemple type du meutre gratuit. Andrea.H.Japp
Que veut dire le mot « crime » ?
Dans sa chambre miteuse mansardée, un jeune étudiant, Rodion Raskolnikov, acculé à la pauvreté, rumine de sombres pensées… Un projet terrible se forme en lui pour échapper à sa condition misérable. Et soudain, comme poussé par la fatalité, il s’élance et accomplit l’irréversible, faisant basculer sa destinée, passant de jeune désespéré à criminel… « Il entra chez lui comme un condamné à mort. Il n’essayait même pas de raisonner, il en était d’ailleurs incapable, mais il sentit soudain de tout son être qu’il n’avait plus de libre arbitre, plus de volonté et que tout venait d’être définitivement décidé. »
L’essentiel de Crime et châtiment est donc consacré à « cet après ». L’après du geste fatidique, du tabou meurtrier. Raskolnikov, étendu sur son vieux divan, couvert de son manteau usé, le ventre vide, la tête saturée d’angoisses : « fébrile », « frissonnant », « tressaillant », « le cœur battant avec violence », « tremblant nerveusement » ou s’animant parfois d’une « sombre exaltation »… Si une image devait représenter le célèbre roman, ce serait sans doute celle-ci. Un univers annonciateur des mondes de Kafka. Ce jeune homme pâle, tourmenté, « épouvanté », délirant, rongé de solitude et de remords, terré sans sa chambre, sans issue, en proie à toutes les tortures intérieures. Le roman de « la perte de la raison » : « Il avait terriblement envie d’échapper à ses pensées, mais ne savait comment s’y prendre »
Crime et châtiment est avant tout une plongée au cœur de l’angoisse dévorante aux portes de la folie, et des affres de la culpabilité, où tous ses symptômes et manifestations sont décrits dans le moindre détail. Une terreur qui contamine et oppresse le lecteur dont le double meurtre chez l’usurière constitue peut-être l’apogée (quoique l’après est peut-être pire…). Dans cette scène magistrale et haletante, Dostoïevski déploie tout son talent pour restituer la panique qui s’empare du criminel malgré son organisation minutieuse, les évènements qui lui échappent. Il y déploie toute une « chorégraphie » très visuelle jusqu’à la fuite.
« Il avait gardé un souvenir ineffaçable de l’expression apparue sur le visage de la pauvre femme, quand il avançait sur elle, la hache levée et qu’elle reculait vers le mur, les bras en avant comme font les petits lorsqu’ils commencent à s’effrayer et, prêts à pleurer, fixent d’une regard effaré et immobile l’objet de leur épouvante. »
Le plus saisissant est peut-être la solitude absolue ressentie par Raskolnikov qui « se trouve séparé des humains » par son acte justement inhumain. Son secret et son crime l’excluent désormais irrémédiablemen. Et c’est sans doute ce néant dans lequel il se trouve projeté, qui lui est le plus douloureux.
Tout au long de Crime et Châtiment, au fil de son long calvaire, il n’aura de cesse de retrouver la paix de son âme et la réconciliation avec les hommes, le monde. La confession à Sonia qui constitue l’autre sommet du roman, lui apportera un répit temporaire mais finalement rien ne parvient véritablement à le libérer.
Même l’expiation par le châtiment ne parviendra pas à le ramener sur terre…
Raskolnikov, énigmatique assassin au mobile insaisissable…
Les interprétations sur le comportement et le ressenti de Raskolnikov sont nombreuses.
C’est ce qui fait toute la force psychologique du roman : ce personnage ambivalent n’agit pas pour les raisons que l’on pourrait croire (et sait-il seulement bien lui-même quelles sont-elles ?) ou que l’on essaie de nous faire croire. Tout l’objet du roman est d’essayer de faire la lumière sur ses véritables mobiles et pensées profondes, de tirer d’une nébuleuse de pistes une réponse. Mais Dostoïveski nous démontre brillamment qu’il n’y a jamais de réponse unique mais plus souvent un écheveau…
Si l’on peut croire au début que Raskolnikov agit par appât du gain puis est rongé par la culpabilité (schéma simple et classique), on se rend compte que finalement c’est peut-être autre chose ou pas uniquement cela. Et c’est là que l’on découvre sa stupéfiante théorie sur « les hommes ordinaires et extraordinaires » qui jette un tout autre éclairage sur son crime. « Les hommes ordinaires doivent vivre dans l’obéissance et n’ont pas le droit de transgresser la loi (…). Les individus extraordinaires, eux, ont le droit de commettre tous les crimes et de violer toutes les lois pour cette raison (…). »
Le « droit de tuer » dans Crime et Châtiment
« S’ériger en arbitre de la destinée humaine, de la vie et de la mort… »
A ce moment le livre bascule, prenant de court le lecteur. C’est la partie immergée de l’iceberg qui se révèle. Le fameux « droit de tuer » que Dostoïevski injecte, tel un venin, dans l’œuvre, en distinguant le droit « légal » du droit « moral » et leur relativité respective au regard de l’histoire.
Il nous fait remarquer que la plupart des « guides de l’humanité » ont fait couler des torrents de sang… Plus on progresse dans l’œuvre, plus le trouble et le doute s’installent au gré des interrogations et déclarations du jeune meurtrier qui explique tantôt avoir été « entraîné par le diable », « avoir le cœur mauvais », « l’instinct de tueur », vouloir sortir sa famille et lui-même de la misère ou au contraire se mettre à revendiquer son acte comme un geste héroïque (la fameuse comparaison Napoléonienne voire christique…) : « La vieille n’a été qu’un accident… Je voulais sauter le pas au plus vite. Je n’ai pas tué un être humain mais un principe ; oui, le principe je l’ai bien tué, mais je n’ai pas su accomplir le saut ? Je suis resté en deçà… Je n’ai su que tuer. ». Comme dans « Les Démons », où un groupe (révolutionnaire) commet un crime au nom d’une idée intellectuelle, Raskolnikov avoue à demi-mots un meurtre avant tout cérébral. Et sa culpabilité serait alors avant tout liée au fait de se sentir dépasser par l’acte, de ne pas l’assumer. Une réflexion aussi passionnante qu’effrayante sur le bien et le mal que Dostoievski résumait en ces termes : « Des questions insolubles se posent au meurtrier, des sentiments insoupçonnés, inattendus, tourmentent son cœur. La justice divine, la loi terrestre entrent en jeu et- finalement- il est obligé de se dénoncer lui-même (…), de prendre sur lui la souffrance, pour racheter son acte. »
Cette volonté de transcender sa condition d’homme simple a fait assimiler Raskolnikov au concept de Surhomme de Nietzsche qui lui a d’ailleurs rendu hommage (« Dostoïevski est la seule personne qui m’ait appris quelque chose en psychologie »). On l’a aussi rapproché d’un Rastignac sous l’influence de la lecture de Balzac par l’écrivain russe.
De façon générale, Dostoïevski interroge la valeur de la morale comme Razoumikhine, l‘ami étudiant de Raskolnikov qui demande : « (…) si l’on voulait considérer les gens en leur appliquant les règles générales, en resterait-il beaucoup de vraiment bons ? »
Crime et Châtiment: un roman urbain
Crime et châtiment pourrait aussi se lire comme le précurseur de la littérature urbaine avec les dérives de Raskolnikov dans un Saint-Pétersbourg quasi fantastique, cité bâtie sur des marais par la brutale volonté de Pierre le Grand. L’histoire se déroule en trois semaines dans cette métropole aussi improbable qu’artificielle avec, à la périphérie d’un centre majestueux tourné vers l’occident, une fourmilière où suintent misère, injustice, angoisse, puanteur et folie, sous la chaleur accablante de l’été au bord d’une eau omniprésente qui se dénature à l’approche de ces marécages où croupissent les plus démunis. « Il (…) fit une vingtaine de pas et se tourna vers le fleuve, dans la direction du Palais d’Hiver. Le ciel était sans un nuage et l’eau de la Néva, par extraordinaire, presque bleue. La coupole de la cathédrale Saint-Isaac (c’était précisément l’endroit de la ville où elle apparaissait le mieux) rayonnait et l’on pouvait, dans l’air transparent, distinguer jusqu’au moindre ornement de la façade. (…) Ce tableau splendide semblait glacial, animé d’un esprit sourd et aveugle aux mouvements de la vie. »
Au-delà du destin de Raskolnikov, la galerie riche de personnages (sa mère, sa sœur, le juge Porphyre, Sonia la prostituée, femme moralement impure qui paradoxalement purifiera l’âme de Raskolnikov ou de moins l’allègera en recueillant son aveu…) permet d’aborder de nombreux sujets de société de l’époque, en particulier les difficultés économiques qui conduisent par exemple sa sœur, dont l’honneur a été sali, à accepter un mariage de raison (on est presque ici dans un roman de Jane Austen !). On notera par exemple l’odieux discours de l’égoïste Loujine, son prétendant fortuné, déclarant : « (…) d’après moi une jeune femme pauvre et déjà éprouvée par le malheur offrait à son mari plus de garanties de bonheur qu’une personne qui n’aurait connu que l’aisance. » mais aussi la corruption, le christianisme, l’athéisme, la torture de la pauvreté avec en filigrane une critique du capitalisme qui se mettait en place.
Alors Raskolnikov, jeune inconscient nihiliste, idéaliste, fou illuminé, martyre christique ou redoutable assassin calculateur ? Ce personnage aux multiples facettes reste un mystère pour le lectorat qui se divise pour le juger, le défendre ou le condamner… [Alexandra Galakof]
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A lire aussi:
– L’analyse critique de Notes d’un souterrain (Carnets du sous-sol) de Dostoïevski
– Les héros littéraires d’hier vus par les écrivains d’aujourd’hui où Patrick Mosconi analyse le personnage de Rodion Romanovich Raskolnikov et tente de percer son mystère
1 Commentaire
Une analyse intéressante en complément de l’écrivain Alberto Moravia sur Dostoïevski et plus particulièrement le personnage de Raskolnikov :
« Quand j’étais adolescent, je me suis identifié à Dostoïevski à tel point que je pensais – il a tout dit et je n’ai plus rien à dire. Puis il y a une autre raison: je suis fermement convaincu que Dostoïevski est le créateur de ce que l’on appelle le courant existentialiste du roman moderne. Pourquoi ? Parce que le problème principal du roman du dix-neuvième siècle était le rapport entre l’individu et la société; dans le roman de Balzac, de Stendhal, de Flaubert, il y a un héros et la société face à lui. Dostoïevski inaugure la tendance qui met l’individu en rapport avec lui-même et non avec la société. C’est très net dans Crime et châtiment qui est à cet égard exemplaire. Dostoïevski ne met pas Raskolnikoff en rapport avec la société, il le met en rapport avec lui-même. Son histoire est celle d’un remords, le remords est un fait existentiel, non social. » (extrait du livre d’entretien "Vita di Moravia")