Chaque année, le lauréat du Prix de Flore est censé écrire une nouvelle. Retour en arrière, en 2001, où Michel Houellebecq (prix de Flore 1996 pour l’un de ses recueils de poème, « Le sens du combat ») s’acquitte de la tâche alors qu’il connaît un succès grandissant, avec son ton caustique tranquille habituel :
« Cela a dû se passer, je pense, au printemps 1992. Mon premier recueil de poèmes, La poursuite du bonheur, venait de paraître. Je déjeunais avec Jean Ristat dans une pizzeria d’Ivry-sur-Seine. Il nous ressert du vin, puis, avec un petit sourire timide, m’annonce qu’il fait partie du jury d’un prix. Un prix littéraire, oui, c’est cela. Le prix Tristan-Tzara, pour être précis. Accepterais-je, le cas échéant ? Naturellement rien n’est joué. A titre personnel –pourquoi le cacher ?- » tu sais ce que je pense de ton travail… « . La cérémonie est très sympathique, c’est à Aubigny-sur-Nère, dans le Cher : il y aura des vignerons, des conseillers généraux, un maire divers-droite…enfin, la vraie vie. Il y aura même un sénateur, s’il est libre. Mais si je devais refuser ce serait gênant, très embarrassant ; autant alors ne plus en parler. De toute façon ça ne changera en rien à nos relations, dans un sens comme dans l’autre. Mais bien sûr, Jean, mais bien sûr. Un prix littéraire ? à la bonne heure. A la limite, youpi.
Quatre ans plus tard. Mon second recueil de poèmes, Le sens du combat, est paru en avril ou en mars. La scène doit se passer en octobre, mais je n’en suis pas sûr (deviendrais-je sénile ?). Une certitude : je suis au téléphone, et le rôle de Jean Ristat est cette fois tenu par Frédéric Beigbeder. Il a envie de voter pour moi, ça se sent ; cependant, il s’inquiète. Ne vais-je pas, le prix obtenu, déjanter, péter les plombs ? Mettre fin à ma carrière littéraire, brûler mes manuscrits, partir dans un ashram au Chili ? Mais non, Frédéric, mais non. Je contrôle tout, j’ai la situation bien en main. D’ailleurs je suis suivi par Lydie Salvayre, l’auteur de La puissance des mouches. Mon esprit est clair, cohérent ; l’idéation est parfaite, la responsabilité à peine atténuée. Lydie peut en témoigner, éventuellement sous serment.
Le prix Tristan-Tzara est doté d’un chèque de 5000 francs (offert par les Editions Belin), de 50 bouteilles de Sancerre (blanc et rouge panachés) et d’un jéroboam de Sancerre blanc gravé à mon nom. Le prix de Flore est doté d’un chèque de 40 000 francs (offert par qui ?) et de 365 verres de Pouilly Fumé d’une contenance unitaire de 25 centilitres (cette fois, c’est le verre qui est gravé à mon nom). On le voit, même sans tenir compte des bénéfices immatériels (jury branché, photographes de Gala en état d’alerte), le prix de Flore est plus avantageux. Il est vrai qu’entre temps j’ai publié un roman, Extension du domaine de la lutte devenu depuis un livre-culte (personne ne l’achète, tout le monde le lit ; heureusement, Maurice Nadeau a une politique de couvertures solides). Ecrivain reconnu, je suscite cependant toujours des inquiétudes.
Invité à un colloque à Grenoble (sur la possibilité d’existence ou de manifestation d’une » nouvelle génération de créateurs » ; enfin, un colloque), je bavarde avec un des organisateurs –un dimanche matin, au petit déjeuner, juste avant mon départ. Tout s’est bien passé ; il m’avoue son soulagement. » Houellebecq…bonne idée… » lui avait-on dit ; » mais il faut faire gaffe…éviter qu’il se déshabille en public. Enfin, essaie… « . Je ne sais pas ; je ne sais que lui répondre. Il doit y avoir de faux bruits. Ce jeudi 7 novembre, donc, je téléphone chez Flammarion. Je tombe directement sur Valérie Taillefer. J’ai le prix de Flore. Elle a l’air heureuse. Et (je le signale pour montrer aux générations futures que je n’étais pas intégralement mauvais), réellement, ce qui me fait le plus plaisir à ce moment, c’est de sentir à sa voix que Valérie Taillefer est heureuse. Détendue. Quand même un peu inquiète sur la fin : » Vous venez, hein, Michel ? Vous nous faites pas faux bond ? « .
Revenons en arrière. Etablissons les choses avec clarté. Depuis le début des années 90, mes publications s’échelonnent avec régularité. Invité à la télévision, j’ai bavardé, plein de pertinence, avec différents présentateurs. Présent lors de foires du livre, je me suis prêté avec bonne humeur au jeu des signatures et des dédicaces. Je n’ai jamais insulté un photographe ; bien au contraire, j’entretiens avec certains d’entre eux d’excellents rapports. Je ne comprends pas. Qu’est-ce qui ne va pas, avec moi ? De quoi me soupçonne-t-on ? J’accepte les distinctions, les honneurs, les récompenses. Je joue le jeu. Je suis normal. Ecrivain normal.
Parfois je me relève la nuit, je me regarde dans la glace ; j’observe mon visage, j’essaie de voir ce que les autres voient, et qui les inquiète. Je ne suis pas beau, ça c’est vrai, mais je ne suis pas le seul. Ca doit être autre chose. Le regard ? peut-être le regard. La seule chose qu’on ne voie pas dans la glace, c’est son propre regard. Dans le taxi qui nous emmène à Saint-Germain des Prés (nous étions ensemble à un colloque à Créteil), je bavarde plaisamment avec Marc Weitzmann. J’essaie de garder à la conversation un tour badin ; cependant, nous pensons au prix de Flore. Il est ravi que je l’aie obtenu ; un peu surpris, aussi. Il essaie d’interpréter l’événement. Il a beau faire, ce garçon n’arrive pas à croire que les événements se produisent par hasard ; il cherche des signes.
Pour un bon gros prix littéraire, bien corrompu, normal, on trouve en général rapidement une explication lumineuse et satisfaisante –du style » à-valoir de Nourissier chez Albin Michel « . Pour le prix de Flore, c’est plus difficile. De notoriété publique le jury est bizarre, mélange de mondains et de personnalités mal connues. Le tout difficile à acheter, peu fiable. Comment expliquer que j’aie battu sur le fil Truismes, de Marie Darrieussecq, le roman-événement de cette rentrée ? Avec un recueil de poèmes, qui plus est. Stimulé par l’enjeu intellectuel, un peu aussi dans la perspective d’un éventuel discours, je mets au point rapidement un récit symbolique. Telle une ancienne et puissante divinité enfouie sous les sables tertiaires, la poésie vient de sortir de son sommeil stupide. Iâ iâ Ctulhu fhtagn ! Après des décennies d’absence, elle a jugé bon d’ « adresser un signal fort » au deuxième millénaire libéral-pourrissant (langue de feu sortant de l’index, à la Moïse).
Je me suis trouvé sur le passage de la langue de feu (dans l’histoire je suis le filament de l’ampoule qui grésille, un instant bref, avant de claquer). Quelques papillons de nuit aux antennes ultra-sensibles (Frédéric Beigbeder, Ariel Wizman) ont perçu cet éclair faiblissant. Investis d’une mission neuve, ils ont pris leur envol dans le crépuscule germanopratin afin d’alerter les populations intermédiaires. Pas mal ; un peu mégalo tout de même, les gens vont s’inquiéter. Vaut-il mieux que je la joue » honnête travailleur du texte » ? Non ça n’irait pas, j’ai toujours dit le contraire. Je mets au point une stratégie intermédiaire, puis nous entrons. Beaucoup de monde, mais moins que dans la nouvelle de Ravalec (BHL, absent ; sa meuf, absente ; Françoise Sagan n’est pas là non plus, mais elle est peut-être morte, ça serait une excuse). Cependant, le petit plus qui fait tout oublier ; Charles-Henri Flammarion.
C’est tellement plaisant dans l’édition française, ce petit côté dynastique. Ca semble promettre un univers d’éditions intégrales, avec relevé des variantes et appareil critique. « Sous la direction avisée de Charles-Henry, quatrième du nom, la maison Flammarion maintint ses territoires, évitant avec sagesse un dangereux conflit de frontières avec le libraire Galymard. Le long règne de Charles-Henry, dit « le Débonnaire « , fut cependant troublé sur la fin, comme celui de ses prédécesseurs, par des problèmes de succession. » J’ai un très bon souvenir de ce prix à Aubigny-sur-Nère. Tout le village s’était déplacé, massé dans la salle des fêtes, pour ce qui constituait visiblement l’événement culturel de l’année. Ils avaient l’air contents de me voir, ils avaient surtout l’air contents d’être là ; une occasion comme une autre de se retrouver, pas plus bête que le 14 juillet ou le 11 novembre. Médiateur nécessaire de leurs festivités locales, je me sentais, à ce titre, justifié. Eh bien ce soir, dans la salle du café de Flore, c’est un peu pareil : tout le village s’est déplacé.
C’est vers 20 heures que tout a basculé, de manière probablement définitive. Je me souviens très bien de ce moment. Je bavardais, de manière détendue et en quelque sorte alanguie, avec Raphaël Sorin. Nous étions accoudés à la balustrade, au premier étage du Flore. Un photographe s’est approché. Sans interrompre la conversation j’ai légèrement tourné mon regard vers lui, j’ai esquissé un sourire ; il ne me dérangeait aucunement. Depuis longtemps j’étais à la recherche d’une manière de vivre. Eh bien voilà, ça y est, j’avais trouvé ; j’allais devenir star. Ceci posé, tout s’enchaînait sans difficulté. Philippe Vandel est arrivé, on m’a remis le prix. Philippe est un ami et un grand professionnel que je respecte. Plus tard, chez Castel, je fais l’essai de mon nouveau statut. Partout autour de moi les gens dansent ou bavardent. Je suis assis sur une banquette, les mains tranquillement posées sur les genoux. Chacun peut m’approcher, me toucher ou me parler ; il n’y a pas de problème. Pour chacun j’aurai un mot aimable, correspondant à sa position. On me trouvera très simple, tout en sachant bien entendu que les choses n’iront pas plus loin. En somme ce sera un peu comme ma vie d’avant, mais en plus calme. Peu après, très discrètement, je m’éclipse – la fête ne continuera que mieux, en mon absence. Dehors l’air est calme ,un peu froid. Je me sens normal, bien. Tout va bien. Maintenant, tout va bien.«
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