Pascal Bruckner, dans son roman « Lunes de fiel » (1981), adapté par Roman Polanski, et l’un de ses grands succès sans pour autant avoir la notoriété des Particules élémentaires (publié plus de 15 ans après en 1998), aborde notamment le thème de la faillite du couple à travers l’usure inévitable du désir. Un classique qu’il revisite d’une façon très sulfureuse, à tel point que l’ouvrage a essuyé de nombreux refus d’éditeurs et fait l’objet de différentes censures avant d’être publié. Il questionne aussi les rapports de domination, d’humiliation, de souffrance et de destruction, la monogamie, la fidélité… et dresse un portrait cruel des hommes. Pascal Bruckner s’est fait connaître dans les années 70 pour son essai « Le nouveau désordre amoureux » (critique de la révolution sexuelle des années 1960 et 1970) écrit en collaboration avec Alain Finkielkraut. Depuis cette publication, ce romancier et philosophe ne cesse d’interroger et d’analyser, avec une certaine noirceur, l’évolution des rapports amoureux, le couple et le désir occidentaux. Des thèmes qui ne sont pas sans rappeler ceux d’un Michel Houellebecq avec lequel il partage d’ailleurs un certain cynisme pessimiste, un goût pour les théories, le rejet des utopies de mai 68 ainsi qu’une vision consumériste des rapports de séduction.
D :
« Ce que tu m’as fait ? Rien.
Tu as le tort d’exister tout simplement.«
Comment aborder le sujet rebattu de l’usure du désir et de la monotonie au sein d’un couple en évitant les poncifs et le déjà vu/lu ? Avec ce deuxième roman, Bruckner relève le pari avec une histoire haletante et audacieuse.
C’est tout d’abord la structure narrative qui fait l’originalité du livre : « un dialogue destructeur » pour reprendre l’expression de l’auteur, entre deux hommes qu’a priori tout sépare. A la fin des années 70, à bord d’un paquebot en direction d’Istanbul, un jeune couple trentenaire, rangé et innocent, d’enseignants, Didier (interprété par un Hugh Grant encore méconnu, absolument hilarant dans le rôle du british coincé et faux-jeton) et Béatrice, rencontre deux époux terribles, Franz (un vieil homme en fauteuil roulant) et Rebecca jeune-femme à la sensualité provocante.
Les deux hommes lient plus particulièrement connaissance à l’initiative de l’handicapé qui l’entraînera durant plusieurs soirs dans sa cabine pour des confessions aussi torrides qu’éprouvantes. A la façon d’une Shéréazade perverse et manipulatrice, il lui conte l’histoire de son drôle de mariage : de sa rencontre avec Rebecca « un arbre chargé de trop de fruits ployant sous le poids de ses envies » , jusqu’à leur passion sulfureuse hors norme et sa déchéance… Au fil de son récit, il poussera le sage Didier dans ses retranchements, révélant ses bas instincts en le poussant à la tentation…
La part ténébreuse du désir : un décryptage de ses mécanismes
Alors qu’un Alexandre Jardin imaginait dans son célèbre roman « Fanfan » un héros qui se refusait à concrétiser charnellement son amour pour la femme de sa vie afin de conserver toute la force de ses sentiments, Bruckner imagine ici l’inverse. C’est en effet par une sexualité extrémiste que Franz et Rebecca espèrent conserver intact le feu de leur passion.
C’est ainsi que progressivement s’instaurent entre eux des jeux et des pratiques aussi scabreux que violents. Scatologie, ondinisme, sévices et humiliations… L’un et l’autre se lance des défis repoussant chaque fois leurs limites respectives.
Des scènes subversives que l’auteur nous décrit par le menu avec force détails (qui pèchent parfois par leurs longueurs). Et surtout un lyrisme débridé peut-être un peu exagéré… : « Je n’avais pas connu jusque là de jouissance plus sublime : cette cataracte d’or qui coulait drue, impitoyable, me fouettait la peau, bouchait mes narines, brûlait mes yeux, m’enveloppait sous une nappe chaude où je baignais, souillé, meurtri, plein de cet élément… » ou encore « Je deviens le pot de chambre de Rebecca, ses latrines, son tout-à-l’égout, son sol d’épandage, ses sentines, sa tinette », « l’écume de son puits noir » …
Ce qui est surtout intéressant ici c’est de comprendre ce que les amants recherchent en filigrane de cette surenchère frénétique et dégradante. L’auteur en décrypte les mécanismes progressifs et c’est assez fascinant. Tout d’abord la sensation (et leurre) de vivre une relation exceptionnelle, sortant de l’ordinaire : « En nous excluant du commun, nos anomalies nous grandissaient, confirmaient le caractère exceptionnel de notre attachement. » Et plus loin encore l’espoir de conserver ainsi la vivacité de leur désir : « Dans les tourments que j’infligeais à Rebecca gisait ce rêve un peu dément : que des sombres eaux de l’humiliation jaillisse l’empreinte d’un sentiment neuf et bien trempé. »
« Tu ne sais pas que l’amour fou est un mythe oppressif créé par les hommes pour asservir les femmes ? »
« Mener l’amour jusqu’à son terme c’est-à-dire jusqu’à l’anéantissement de l’autre et de soi-même »… : Une guerre des nerfs
Bruckner aborde aussi une autre facette, celle du pouvoir dans un couple et la notion s’asservissement à l’autre qui peut naître. Comme il l’expliquait dans une interview : « Le livre exalte un processus où le faible devient fort et le fort, faible ensuite. » Il décrit comment un être peut se transformer comme bourreau d’un autre qu’il vénérait encore pourtant hier, et même trouver une certaine jouissance à sa cruauté : « Je me laissais à la malfaisance avec des vertiges de volupté » ou encore « Je détenais sur elle un pouvoir sans borne ». Et vice versa comment l’on forge et consent à sa propre servitude. L’auteur s’en donne ici à cœur joie pour décrire le petit jeu de massacre auquel ils se livrent à tour de rôle. Et qui était déjà inscrit en filigrane de leur histoire : « Admirer c’est déjà haïr, destituer celui ou celle à qui l’on élève une statue » Malgré leur haine réciproque, il est étonnant de constater qu’un lien continue d’unir les deux protagonistes, une sorte de pacte obscur fait de vice et de sang.
Vindicte contre la monogamie
In fine, le héros, Franz ne trouvera satisfaction que dans l’accumulation d’aventures sans lendemain, dégouté par la « complicité gluante des couples ». C’est ici une virulente dénonciation du modèle bourgeois du couple : monogame et basé sur la fidélité. « La fidélité à une personne est un prix trop cher payé pour n’être pas compensé par une excitation égale : l’être à qui s’adresse une préférence exclusive a la charge écrasante de remplacer tous les hommes, toutes les femmes que sa présence exclut. Tâche impossible : nul n’est divers et multiple comme le monde. » écrit-il. Et face à Didier, le gentil mari, il prophétise : « Il n’est pas un tendre époux, pas une chaste bien-aimée qui n’abandonnerait sur-le-champ son maigre bouillon monogame si on lui garantissait abondance de partenaires et renouvellement du matériel amoureux. » Avec un humour cynique, il écrit encore : « En amour contrairement à l’administration, le principe d’ancienneté est un handicap, l’avancement s’effectue à l’envers. »
Il glorifie ainsi le libertinage et le casanovisme : « Ma mémoire ne caressait avec plaisir que les aventures éphémères scintillant de tout l’éclat de leur brièveté. Mais les relations plus longues, ruinées par les rancoeurs et la muflerie, ne méritaient que l’oubli, l’amnésie bienheureuse. » Au passage on notera une tirade sur le « marché amoureux » qui n’est pas sans préfigurer les théories libérales de Michel Houellebecq dans Extension du domaine de la lutte.
Ainsi qu’une petite réflexion sur les motivations de la prostitution auquel le personnage a recours : « Payer ne me servait qu’à écourter la distance entre mon appétit et la satisfaction de cet appétit. Je jouissais de ce luxe, faire l’économie de la séduction, et bénissais l’argent qui, en corrompant les individus, les ouvre à des combinaisons érotiques incomparables. »
Une narration à deux niveaux :
La narration tire une force supplémentaire par ses allers-retours entre les souvenirs de Franz et la vie à bord du paquebot censé voguer vers un monde meilleur. On suit progressivement l’évolution des personnages (et plus particulièrement de Didier à qui Franz tend un piège) jusqu’au drame final. « Toute forme d’amour si harmonieuse soit-elle abrite un drame ou une farce latente. Et chez l’homme le plus honnête, il reste toujours assez d’étoffe pour faire un salaud. »
On appréciera aussi la description du bateau, « qui plus qu’un moyen de transport est un état d’esprit » estime l’auteur qui joue sur sa dimension symbolique.
En écho au jeu pervers qui se tisse entre les passagers : « (…) j’ai toujours trouvé un charme particulier au hublot : le charme de tout voir sans être jamais vu. C’est le petit trou de la serrure où l’on va surprendre les secrets de la mer, un face-à-face sans danger avec le monstre salé, un bon tour joué à l’adversité des éléments liquides. »
Les sensations éprouvées, « la façon dont les couloirs étouffaient les bruits et les lourds relents qui y traînaient, mélange d’odeurs marines et de caoutchouc chauffé », les allusions à la mort (« caveau »…) ou encore le décor presque mystique qui les entoure : « Le jour glissait sur la nuit comme un chiffon mouillé sur un carreau sale, et un soleil de fin du monde tentait une timide sortie, éclairant un spectacle de désolation. Tout sommeillait encore hormis le ronronnement des moteurs qui faisaient trembler la carcasse du paquebot. J’écoutais les imprécations de la mer frappant contre la coque, et alimentais mon trouble de ce fracas qui hurlait avec moi. »
Sujet secondaire également abordé dans le roman : la religion à travers la judaïté de Rebecca, un détail totalement gommé dans l’adaptation de Polanski, à juste titre car il n’apporte pas grand-chose à l’intrigue ou à l’analyse. En revanche la différence de milieu socialo-intellectuelle entre les deux amants est conservée (un médecin et une coiffeuse dans le livre versus un écrivain américain exilé à Paris et une danseuse).
Un roman riche, à l’érotisme noir, savamment orchestré qui livre d’intéressants points de vue (peut-être un peu excessifs…) sur le désordre amoureux contemporain occidental, post libération sexuelle des années 70. [Alexandra Galakof]
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1 Commentaire
Les fantasmes sexuels ont quelque chose d’enfantins, je trouve. Au fond, c’est beaucoup retrouver l’enfant en soi, les jeux interdits; pipi au lit, attache-moi, la fessée, le docteur, le totem, les supplices, les yeux bandés. Plus c’est basique, plus ça marche, le tout étant de garder son sérieux. Lune de fiel, le décrit très bien. Un verre de lait, et hop ça repart. Faire pipi dans la tenue de ski, ou la la c’était bon ça, quand on était plus si petit que ça. Sentir le pipi tout chaud qui glisse le long des jambes, et le nez tout froid. Surtout, en fin de journée, quand on a raté le dernier tire-fesses, que la nuit tombe, et que le grand méchant loup, on sait pas, il est peut être là.