Automne 2007 : Richard Millet, éditeur chez Gallimard, reçoit un mystérieux manuscrit d’une agent littéraire barcelonaise, intitulé Le théorème d’Almodovar, premier roman d’un certain Antoni Casas Ros. Né en 1972 en Catalogne française, vivant actuellement à Rome et écrivant en français. Personne ne l’a jamais vu chez Gallimard. Comme le narrateur de son roman, il a été défiguré suite à un grave accident de voiture et a décidé de ne pas se montrer. «Je ne sais rien d’autre de lui que ce qu’il veut bien en dire, et je l’accepte comme tel : un écrivain sans visage», a confié Richard Millet. Ce « secret » n’aura pas manqué d’attiser toutes les suspicions sur son identité allant d’Enrique Vila-Matas (contraint à publier un démenti dans El pais), Eduardo Mendoza, Sergi Pamiès. Mais au-delà de cette polémique c’est surtout le talent du jeune auteur qui a été salué et reconnu de toute part : « un premier roman magistral, transgressif », « admirablement écrit dans une prose enchanteresse et réparatrice », « envoûtante », « une formidable leçon d’humanité assénée au narcissisme fade de notre époque »… Retour sur cet opus sorti en poche en 2009, à l’occasion de la sortie de son nouveau roman « Enigma » :
« Je suis le chaos »
Autoportrait d’un homme sans visage
Ce livre est d’abord une sorte d’autoportrait, l’exercice est ironique quand justement le propre du narrateur est de ne plus avoir de visage… Donnée métaphysique qui conduit à s’interroger sur l’identité d’un homme privé de son expression première, la plus élémentaire pour le définir. « Pour avoir une vie, il faut un visage » écrit-il sans détour. Avec en filigrane la question : Comment vivre sans visage ? Ce qui ne manque pas d’interpeller, à l’heure de la dématérialisation et virtualisation de notre société.
Victime d’un tragique accident de voiture (sur lequel il reviendra régulièrement comme on décline le motif d’une mélodie), ce brillant étudiant en mathématiques est gravement défiguré et perdra sa compagne. Il se décrit, avec un humour plutôt cynique, comme une peinture cubiste ou « une photo bougée « .
Sa vie s’écroule, une autre faite de solitude et d’enfermement intérieur débute. Contraint à l’isolement, ne sortant qu’à la nuit tombée, il nous raconte comment les livres l’ont en quelque sorte sauvé, lui permettant de vivre par l’imaginaire. Il se rêve en pur esprit, affranchi de son corps meurtri. Il livre ainsi une réflexion intéressante sur le corps et l’esprit, éternelle dualité.
Il tente notamment de donner une définition de l’âme et écrit joliment « qu’elle se faufile comme un nageur entre les couches fluides de la réalité ». Il évoque son enfance entre une mère communiste et un père fasciste mais aussi sa douleur, sa souffrance sans jamais chercher à apitoyer. C’est un constat lucide presque clinique sur sa situation qu’il semble avoir accepté. Il confie d’ailleurs ne pas avoir de tentation suicidaire. Même s’il envisage parfois « l’arrêt définitif de toute collaboration avec le monde »…
De la défiguration à la transfiguration
Il va d’ailleurs encore plus loin en transformant cette expérience traumatique en art de vivre. Et renouvelle la réflexion sur les apparences, le diktat de la beauté et la notion de « monstre ».
Cette phrase très forte, souvent reprise, l’illustre particulièrement bien : « Il suffit de regarder assez longtemps pour transformer l’horreur en beauté« . Il dessine une nouvelle perspective de l’harmonie et du chaos qui finalement se rejoignent : « Moi je revendique le chaos comme seul territoire qui vaille la peine d’être traversé (…) ».
Il interroge aussi notre incapacité à tomber amoureux de l’essence de l’être, la forme l’emportant.
Très vite, le récit dérive sur ses thèmes centraux que sont le désir, la violence, la mort et la solitude. Avec une tentative de mise en équation de ces paramètres fondamentaux de l’existence.
A travers sa rencontre –amoureuse- avec Lisa, un transexuel, il explorera et dépassera les limites du corps, de l’esprit et du genre. Cette relation, dans l’acceptation mutuelle de leur « difformité », est assez poignante. Il analyse ainsi à travers divers passages intéressants les rapports charnels qu’il envisage comme l’accès à un infini. A condition de parvenir à un niveau de dissolution de son corps et de son être. Une conception assez mathématique appliquée au sexe en somme : « On peut toujours prétendre faire un avec l’autre mais si on le voit comme une masse finie, une identité, une forme précise, on est contraint à la solitude ».
Il s’agit de parvenir à un certain aveuglement qui est « une vertu lorsqu’il nous sert à ne plus fragmenter l’autre afin de rendre tout amour impossible. » Il déplore ainsi le « sexe pasteurisé » (lié au SIDA) qui « empêche de plonger dans le puits sans fond du corps. »
L’œil d’Almodovar
Aveuglement qui ne peut néanmoins passer que par le regard porté à l’autre. Lui qui manque cruellement de ce regard le fantasmera à travers la caméra du réalisateur Almodovar avec qui il partage le goût pour « le monde interlope des femmes équivoques ». Il développe alors une autre théorie autour de l’absence de regard dont souffre les deux tiers de l’humanité : « Toute notre culture est anorexique, toute notre civilisation. Nous avons l’œil fixe. ». Et lui donne même des accents politiques (analogie avec les dictateurs, un brin rapide…).
On pense aussi très fortement à un autre cinéaste espagnol, Amenábar, qui a réalisé l’excellent film « Ouvre les yeux » (« Abre les ojos » ayant fait l’objet d’un remake américain avec Tom Cruise, « Vanilla sky ») qui fait écho à son œuvre, jusque dans le masque derrière lequel le héros s’abritera.
Un conte allégorique
Le récit finit par verser dans le conte allégorique, oscillant entre rêve et réalité, avec l’intégration de la figure du cerf, cause de son accident, dans son quotidien. Le cerf, animal majestueux et noble, ressurgit subitement dans sa vie, non pour le hanter mais pour l’accompagner avec toute la symbolique qu’il draine. La scène de l’accident est ainsi revécue à plusieurs niveaux, sans doute pour comprendre cette fatalité du sort, faire la paix avec ce drame ?
Le tournage du film avec Almodovar en constitue l’apogée, digne d’une scène du livre Crash ! de Ballard. L’écriture se fait ici encore davantage lyrique et poétique : « Le cerf tourne sa tête vers moi. Il me regarde. Il me voit. Ses yeux sont des pépites d’ambre dans l’obscurité. Son pelage chaud et humide après la course folle. Sa musculature frémit tout entière. »
Le livre (et le film) dans le livre
En réfléchissant sur l’écriture de son livre au fur et à mesure qu’il l’écrit, Casas Ros, par cette mise en abîme, donne sa conception de la littérature, la place de l’écrivain dans la société. Ce sont paradoxalement ses mots qui lui donneront un nouveau visage, comme une métaphore du masque que lui confectionne Lisa. « C’est l’avantage d’écrire, personne ne détourne la tête, personne ne hausse les épaules, personne ne s’en va. » Il extrapole sur le pouvoir de la fiction et plus particulièrement du cinéma, au cœur de son livre à travers le film -rêvé ou non avec Almodovar-, qui nous insuffle un nouvel élan : « Tout grand film nous fait tituber, nous laisse un moment ou une éternité dans cette sensation planctonienne un peu molle, flottant entre deux eaux. Ce sentiment vague que nous pouvons enfin vivre comme un héros, que nous pouvons traverser la vie plutôt que la fuir. (…) nous permettons au rêve intense de la beauté de surgir et de nous emporter. »
Jusqu’à donner sa vision de l’art : « Toute œuvre d’art réveille en nous ce que l’être a de plus vivant, de plus subversif, de plus libre. »
A travers ce bref roman, Casas Ros parvient à brasser une richesse d’idées et de réflexions tant sur la beauté que l’art, l’être dans son abstraction et dans sa chair, le désir ou encore la mort. Entre réalisme et fantastique, autobiographie et fiction, philosophie et mathématique, il pose un œil neuf sur ces thèmes majeurs. Et interpelle le lecteur, que l’on partage ou non ses convictions.
Sous l’égide de Newton, sa plume érudite et sophistiquée (peut être un peu alambiquée parfois dans sa volonté de tout théoriser) ne verse pas dans le procédé artificiel et réserve aussi de belles envolées sensuelles voire baroques. Etonnant et percutant, dans la lignée d’un Fake de Giulio Minghini.
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Paroles de l’auteur, Antoni Casas Ros
Sur l’écriture et ses références littéraires: « … Le fait de ne pas avoir de vie sociale m’a poussé vers les grands textes autobiographiques et à me poser la question: qu’est-ce qu’une vie ? Ne pouvant la trouver dans une succession de faits, j’ai été obligé de la chercher ailleurs, dans l’infime, dans le détail, dans ce que les autres ne voyaient pas. Je n’osais pas vraiment écrire, j’avais trop de révérence pour Juarroz, Saramago, Carpentier, Sabato, Lima, Bolano, Vila-Matas, Haruki Murakami, Fresán et bien d’autres mais j’avais la nécessité de faire mienne une partie du monde que je voyais. J’avais aussi le désir d’aiguiser mes sens et ma perception par le contact avec l’infime pour ne pas sombrer dans le désespoir. »
J’ai une fascination pour Diderot et pour les grands matérialistes français comme La Mettrie, Sade, Holbach. Ils ont fait des pas de géants, et ils étaient un peu dans la même sphère que des gens comme Newton, où tout était possible. J’aime Lesage pour la vivacité du récit, j’aime Rétif de La Bretonne pour son acuité descriptive et, pour la poésie, Apollinaire, Genêt, Zéno Bianu.
Père Calders, un immense écrivain catalan dont on peut lire en français les magnifiques nouvelles «Chroniques de la vérité cachée», auTrabucaire. Bolano (tous ses livres), Vila-Matas (tous), Basara, son «Guide de Mongolie». Clara Janés, grande poétesse catalane, et Juarroz, dont je ne me lasse pas. Pour les découvertes, je déguste en ce moment «l’Esprit du mal» de Nathalie Zaltzman, un bijou de finesse et de clairvoyance politique. »
Sur sa triple culture entre l’Espagne, l’Italie et la France… :
« Dans la culture catalane, il y a tous les ferments les plus essentiels de la raison et de l’imaginaire le plus vaste. Ses grands écrivains comme Pere Calders m’ont touchés et déterminés dans ma sensibilité. Il y a aussi un lien très puissant à la terre, à l’âpreté de la vie, à la mer, au ciel, une tentation du voyage lointain qu’on retrouve toujours chez les catalans. C’est une culture âpre.
L’Italie, c’est une autre manière de concevoir l’espace, plus orientée vers la douceur, de par les paysages et vers le plaisir immédiat bien qu’il y ait une profondeur et une tristesse aussi. L’Italie me fait toujours penser à une sorte d’adolescente qui désire tout connaître du monde. Il y a une capacité de vie qui survit à tous les désastres politiques. Un opéra constant. Et chez des écrivains comme Giosuè Calaciura, une immense créativité.
La France est tout à fait différente, l’intelligence pure y éclot naturellement, comme chez Deleuze. C’est le territoire de la raison. Un peu moins sensuelle, un peu moins folle, un peu plus déprimée mais j’aime cette sorte de limpidité qu’on trouve dans la pensée française. Je pense que nous sommes dans une phase intermédiaire, que nous allons retrouver une plus grande dynamique culturelle, que nous allons péter les plombs assez vite et là, nous verrons un renouveau créatif important. Oui, la littérature est une sorte de courant océanique qui permet de passer d’une sphère culturelle à l’autre. »
Sur la notion de « monstre » : « Un visage modifié a quelque chose de mythique. Je comprends que dans certaines cultures on révère les monstres, qui deviennent une sorte de lien, de lieu de passage entre la réalité objective, lumineuse, et le monde plus mystérieux de l’ombre. Il y a un lien entre l’extrême beauté et la laideur, une attraction, une aventure, un danger qui attire irrémédiablement. » (source : http://casasros.blogspot.com)
1 Commentaire
Le thèorème a été mon plus grand choc littéraire depuis très longtemps. Un choc tout court d’ailleurs. Que cet auteur ne soit pas couvert de prix, prouve bien que quelque chose cloche dans les attributions. Faut-il montrer sa tronche pour être choisi par le milieu? Si oui, alors qu’Antoni porte la burka et participe la prochaine fois.