Netherland » de Joseph O’Neill est considéré comme l’un des meilleurs « 9/11 novel » (roman du 11 septembre en VF), devenu un genre à part entière ces dernières années avec une myriade de romans qui tentent de traduire le choc et la symbolique de cet évènement chaotique. « Netherland » publié à la rentrée littéraire de 2009, auréolé de la recommandation enthousiaste d’Obama, offre un regard original sur ce drame humain. il s’agit de la première traduction française de Joseph O’Neill, déjà auteur de deux romans. A travers le prisme du jeu de cricket et de la séparation d’un couple, il révèle une réflexion sur la reconstruction, l’immigration, les clivages sociaux et raciaux, les valeurs et idéaux susceptibles de fédérer les hommes mais aussi l’ambivalence de tout où bien et mal sont toujours étroitement imbriqués. Et livre au passage un portrait in vivo d’un New-York et d’un Londres aussi effervescent, multiculturel que désemparé…
« Je me surprends à chercher de l’aide dans un guide. »
Il faudra s’y habituer. Le 11 septembre 2001 est pour l’humanité une date clef. Pour ceux qui n’ont pas vécu ce jour, ne serait-ce qu’à travers des images télévisées, elle prendra plus rapidement valeur de mythe, un peu comme la Première Guerre Mondiale. Pour les autres, elle a le même goût que la découverte des camps d’extermination nazie. Pas une année 1, comme lors de la chute du mur de Berlin, année de la renaissance, de l’exaltation. Mais une année zéro, plus propice à reconsidérer la vie qu’à en jouir. A s’examiner, se donner peut-être des torts. En tout cas, la conscience forte que rien ne sera plus comme avant, l’horreur chevillée au corps.
Les écrivains qui ont osé écrire sur cet événement l’ont romancé diversement. Entre l’insertion de cet événement dans une étude plus large (Un brillant avenir, Catherine Cusset) et le déroulé de l’effondrement des tours (L’homme qui tombe, Don DeLillo ; Windows on the World, Beigbeder), le moment peut être vu comme le révélateur de failles intimes que le Monde entier a brusquement rendues visibles. Il en va ainsi des romans de Claire Messud (Les enfants de l’empereur) ou de Jay McInerney (La belle vie). Il en va aussi du roman Netherland de Joseph O’Neill… Netherland est le troisième ouvrage de cet écrivain irlandais vivant aux Etats-Unis, né en 1964 et récompensé par le PEN/Faulkner Award en 2009. Ce livre fut, d’ailleurs, jugé « excellent » par le président américain, Barack Obama, cette même année. Le roman, s’il est en effet excellent, ne l’est pourtant pas pour les mêmes raisons que L’homme qui tombe.
Tout d’abord on ne parle que très peu de ce jour apocalypse. Les allusions sont brèves et volontiers floutées : « verticalité fantastique des silhouettes de l’île, qui étaient – inutiles d’en dire plus – absolument fantastiques ». Ce laconisme va de pair avec la volonté de reconstruire par-delà les décombres et sur le bruit infernal des sirènes. On comprend bien, dès le début, qu’il n’est plus temps de ressasser ces heures infernales. L’essentiel n’est pas de dire le 11 septembre, mais de montrer ce qui se passe ensuite, de montrer comment vivre « avec » le 11 septembre.
Une métaphore : reconstruire son couple, reconstruire New-York
Reconstruire son couple semble, à vrai dire, l’intrigue essentielle de ce roman. Hans et Rachel Van den Broek rencontrent en effet des difficultés et l’éloignement insidieux se fait jour au lendemain du 11 septembre : « Nous avions perdu la capacité de nous parler. L’attaque contre New York avait ôté tout doute à ce sujet. Elle ne s’était jamais sentie aussi seule, aussi mal, aussi loin de chez elle, que durant ses dernières semaines… » Le sentiment d’abandon qu’Hans ne cherche pas à masquer est dû à son « fatalisme débilitant » . En effet, si Hans est un excellent analyste des cotations d’actions gazières et pétrolières, il est nul pour le reste. Son sens de l’observation n’a pas de prise sur le réel. Au moins, il s’en est rendu compte, et cette amertume souriante délivre quelques formules assez drôles, comme « toutes les vies, je me souviens avoir pensé, finissent par se retrouver dans la rubrique « Conseils » des magazines féminins ». Hans reste à New York et Rachel, accompagnée de leur fils Jake, vivra de l’autre côté de l’Atlantique, loin de la belliqueuse Amérique, qui décide de faire la guerre à tout va. En premier lieu, en Afghanistan. Puis contre l’Irak.
Reconstruire son couple, c’est aussi reconstruire son être pour Hans. Orphelin de père suite à un accident, il a perdu, peu de temps avant l’attentat, sa mère, celle qui le regardait lorsqu’il jouait au cricket, celle qu’il considérait comme un fantôme à la fin de sa vie. Il n’a jamais collé à ses souvenirs d’enfance, il serait peut-être temps d’adhérer à soi. Et puis : reconstruire son être, c’est avoir aussi soif des autres, trouver de l’espoir dans le monde du XXIe siècle… En fait, si l’on réfléchit bien, c’est cette dernière construction qui est première. Vitale.
Le cricket comme symbole de justice et de fraternité entre les hommes
Le dépassement de la mélancolie et des tristesses sera permis avec les retrouvailles de Hans et du cricket, puis avec la rencontre de Chuck Ramkissoon. Un caribéen libre dont la complexité et l’ambivalence apparaissent peu à peu. Homme à projets, homme à maîtresses, cadavre que l’on retrouve dans le Gowanus Canal de New York, il fascine Hans dès les premiers instants. Ce jour-là, Hans jouait au cricket et Chuck était l’arbitre quand un supporter devint violent. Chuck s’en sortit grandi et délivra un discours sur le fair-play du cricket. On tient notre homme aux grandes formules : « Pour moi, les complications sont une occasion. Plus quelque chose est compliquée, plus les concurrents potentiels sont découragés. ». Figure du pionner et du self made man, le grand projet de Chuck est de créer une arène, un grand complexe à dimension internationale pour le cricket.
Le cricket est, dans ce roman, le ressort de l’harmonie entre les hommes, et Hans pense alors comme Chuck que les hommes en blanc évoluant sur un terrain de cricket sont des hommes imaginant un monde de justice. Ainsi Chuck relate l’œuvre civilisatrice du cricket dans les îles Trobriand. Sa dimension morale. Et rêve de la paix entre le Pakistan et l’Inde, scellée par un match. Il nous apprend que le jeu du cricket est le premier jeu des Américains, importé grâce aux Hollandais, et que le mot « yankee » vient du nom hollandais Jan. Il s’agirait donc de revenir aux commencements de l’épopée américaine, terre de migrants, pays du « nulle part » . De revenir aux fondements de l’Amérique, aux fondamentaux : liberté, fougue, foi.
Les appartenances géographiques diversifiées jouent aussi un rôle important dans ce roman. C’est une autre de ses particularités. Les personnages principaux ne sont pas natifs des Etats-Unis : Rachel est anglaise, Hans est néerlandais, Chuck Ramkissoon est caribéen. La narration nous entraîne à New York, à Londres, à La Haye, à Trinidad… Cet éclatement cosmopoliten’étonne pas dans ce roman où le cricket est le jeu des « déracinements impossibles à situer dans les espaces géographiques ou historiques ».
La nécessité du rapprochement est alors manifeste. Google Earth est utilisé par Hans afin de se rapprocher de sa femme, de son fils, par-delà l’Océan Atlantique. « La fenêtre mansardée de mon fils était visible, ainsi que la piscine en plastique bleu gonflable et la BMW rouge ; mais il n’y avait aucun moyen d’en voir plus, ni de voir plus en avant. J’étais coincé. » Cette tentative n’est que le prolongement de la réflexion sur le cricket, puisque l’équipe de Hans est composé d’hommes originaires de Trinidad, de Guyane, de Jamaïque, d’Inde, du Pakistan et du Skri Lanka, soit trois hindouistes, trois chrétiens, un sikh, quatre musulmans…
Hans fréquente le New York des nouveaux migrants, partage des bières, les plats au curry, veille sur Shiv, quitté par sa femme. Confronté aux autres, il comprend ce qu’est la communication, le fonctionnement d’un couple. Il se rappelle, lui qui n’avait aucune nostalgie de l’enfance, des souvenirs, avec sa mère la plupart du temps, avec Rachel aussi. Souvenirs de la Haye qui donnent lieu à de très beaux passages. Tout cela forme un réseau (les souvenirs forment une chaîne entre les personnes parce qu’ils naissent d’associations à partir d’un objet, par exemple) et permet à Hans de trouver une autre adhésion au monde, loin peut-être de son autisme d’analyste boursier, simplement esquissé, encore une fois, mais bien palpable !
La première décennie du XXI ème siècle vit en effet l’attentat du 11 septembre et la naissance de la crise bancaire sur le sol américain. L’Espérance, à défaut de solution, naît de cette communauté des peuples que donne à voir le cricket, cette cohérence des échanges, cette attention à l’autre. C’est le seul orgueil de la Tour de Babel, celui d’une humanité retrouvée sur les ruines des deux tours manquantes. La grandeur des Etats-Unis, la vertu de New York, s’appelle rédemption, comme en témoigne l’allusion de Monica Legwinski. Ce n’est pas une blague. En y restant, en modifiant, sans se perdre, son coup de batte au cricket, Hans se « naturalise », se retrouve et se relance.
Netherland. Roman apaisé sur le 11 septembre, où l’horreur devient inquiétude maîtrisable. Netherland, hymne au cricket et affirmation du mythe américain, du mythe du pays imaginaire, de la fièvre de l’or et d’une liberté extraordinaire. Pays où tout est à nouveau possible. C’est un livre fort, parce qu’il est intelligent. Ce n’est pas un livre émouvant, juste un livre qui sort des sentiers battus et qui reconstruit, réellement, des vies sur les décombres du 11 septembre. Peut-être qu’en cela, Barack Obama, qui incarne déjà l’icône du changement aux Etats-Unis, peut juger excellent ce livre, lui qui inaugure, paraît-il, une nouvelle ère dans la politique américaine. Voir ou essayer de (se) voir, afin d’être moins pris au dépourvu. [Gwenaël Jeannin]
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