Le cycle de Dune de l’américain Franck Herbert, classique incontournable (et indétrônable) de la science-fiction, qui doit faire l’objet d’un remake (après son adaptation -décriée- par Lynch en 1984), a été publié dans les années 60, âge d’or du genre. Et continue de passionner les lecteurs, qui le (re)lisent régulièrement, d’autant que certaines de ses thématiques (à connotation écologique) sont plus que jamais d’actualité. Mais comment ce roman phare de « space (ou « planet » pour les puristes)-opéra » (sous-genre de la SF axé sur les grandes aventures épiques et autres batailles intergalactiques entre le Bien et le Mal… dont le film « Star Wars » est le plus connu) a-t-il pu dépasser son lectorat naturel de « geeks » pour s’imposer comme une référence littéraire à part entière (même si souvent apparentée aux ados) ? A son sujet Stéphane Audeguy, un jeune auteur français commentait : « Dune est un livre-monde. J’aime les ouvrages qui traitent de questions encyclopédiques et philosophiques, la civilisation, l’équilibre écologique, la puissance, l’individu… Autre motif de fascination : ses monstres et ses mutants. »
La première raison de cette fascination reste en effet la richesse de l’univers imaginé par Herbert (inspiré d’un article sur les dunes de sable de la ville de Florence en Oregon), ses paysages grandioses et personnages singuliers aux rites et pouvoirs étranges qui s’affrontent, entre batailles et complots… A cela s’ajoutent les nombreuses interprétations qui font rage quant aux allégories, morales, messages politiques ou religieux, et autres mythes véhiculés par le récit. « Dune ouvre une épopée grandiose qui s’étend à travers le temps et l’espace. La SF n’est ici qu’un cadre à une réflexion très poussée sur les pulsions humaines, un cadre de toute beauté et développé comme nulle part ailleurs. Une œuvre universelle et intemporelle. » commentait un internaute à son sujet. Retour sur son premier tome qui reste le plus emblématique de la série (qui en compte 7) :
« De la brume ocre surgit alors une rangée de formes rondes et mouvantes, étincelantes, bardées de crocs cristallins, une rangée de vers de sable aux gueules béantes, une muraille vivante de monstres que chevauchaient des guerriers fremen. Ils arrivaient dans un crissement, un sifflement, dans le frisson noir des robes dans le vent. Ils s’avançaient, écartaient, écrasaient la mêlée furieuse répandue sur la plaine.«
Dune est donc le premier d’un tome d’un cycle de trois romans (« Le Messie de Dune » et « Les Enfants de Dune », complétés ensuite de « L’Empereur-Dieu », « Les hérétiques de Dune », « La Maison des Mères », tous des pavés de 500 pages au minimum, autant dire une œuvre fleuve colossale, écrite en 22 ans ! qui a de plus été encore étoffée par le fils de l’auteur par la suite, même si ce dernier a pu souvent être jugé un successeur quelque peu décevant par les fidèles). A l’origine néanmoins, son écriture n’avait pas été destinée à en faire une série : en 1969 Herbert pense parachever son œuvre en bouclant le destin de Paul Muad’Dib dans le Messie de Dune.
Dans ce roman d’ouverture et d’exposition de cet « empire », on suit plus particulièrement le parcours initiatique et l’ascension de son jeune héros : Paul Atréides, le fils du Duc Leto et de sa concubine, Dame Jessica formée par l’Ordre Bene Gesserit, une école spirituelle aux puissants pouvoirs.
Promis à un grand destin, il doit notamment succéder à son père au pouvoir et pourrait bien être aussi l’Elu tant attendu par les peuples de sa galaxie, homme visionnaire et omniscient, le Kwisatz Haderach qui « verra avec son œil intérieur dans tous les passés, masculins et féminins. » C’est en tout cas ce qu’espèrent celles qui ont présidé à sa conception génétique, les vénérables « Révérendes mères »…
Sortant tout juste de l’enfance, il est contraint avec ses parents par l’Empereur de quitter sa terre natale verdoyante, Caladan, pour conquérir la planète Arrakis, une terre aride « où tout n’est que rocs, dunes, poussière soufflant en tempête, (…), un territoire inconnu, sauvage et desséché« , où l’eau est une denrée rare et précieuse.
Mais qui recèle aussi d’un trésor très convoité : la mystérieuse Epice… Paul devra y relever bien des défis, déjouer les pièges et les traitres mais aussi réunir des alliés, les Fremens, ces habitants du désert qui en connaissent tous les secrets pour affronter leurs ennemis communs : la caste des Harkonnens… Avant de parvenir au trône, ayant fait son apprentissage d’Homme…
Dune : un roman d’aventures avant tout…
La saga « Dune » vaut d’abord pour le plaisir de ses rebondissements. C’est un livre épique qui sait tenir en haleine son lecteur par ses nombreuses intrigues, trahisons, duels et scènes d’action trépidantes. Ce qui n’est pas sans rappeler l’ambiance d’un roman de cape et d’épée façon Alexandre Dumas, revisitée à la sauce SF…
Les amateurs de « grandes aventures » et de frissons seront donc servis (les autres s’ennuieront rapidement…). Herbert ne coupe pas, au passage, à la traditionnelle opposition du Bien contre le Mal avec comme dans le rôle du « méchant », le très archétypal cruel Baron contre lequel les très nobles, bons et loyaux Ducs Leto père et fils doivent lutter et échapper à ses diverses tentatives d’assassinat.
Avec un style vivant et très détaillé presque théâtral dans sa mise en scène (cf : la scène du dîner), il sait embarquer son lecteur dans ces contrées aussi fantastiques que menaçantes, avec ses descriptions haletantes comme la fuite de Paul et de sa mère dans le désert, à bord de leur engin volant en pleine tempête : « Paul luttant aux commandes de l’onithoptère, prit conscience qu’ils échappaient à l’entrelacs des forces de la tempête. Ses facultés de perception, supérieures à celles d’un Mentat, lui permettaient de sélectionner des informations multiples et précises. Il sentait tout autour de lui, les fronts de poussière, les dépressions, les turbulences complexes et, parfois, le passage d’un tourbillon.
La cabine de l’orni était comme une boîte furieusement ballottée, baignée de la clarté verte des cadrans. Au-dehors, le sable était une muraille ocre, lisse, semblait-il, sans la moindre faille. Pourtant, Paul commençait à voir au-delà.
(…) Le tourbillon s’empara d’eux, les saisit, les enveloppa. (…) Il vit la tempête mourante qui poursuivait son cours, comme un fleuve de sable dans le sable du désert, ruban gris de lune qui se faisait de plus en plus petit comme l’orni montait toujours plus haut. »
Personnages anachroniques et construction sur plusieurs niveaux du roman Dune
Sa galerie de personnages, aux allures et costumes chevaleresques, constitue aussi une source de fascination pour le lecteur en quête d’évasion (on notera au passage que tout ce « décorum » ainsi que les titres « Duc », « Comte » ou « Empereur » ne font pas très futuristes alors que l’histoire est censée se dérouler dans un futur très lointain de plusieurs millénaires…). Parmi tous, ce sont peut-être les Fremens qui fascinent le plus avec leurs « distilles » (équipement leur permettant de recycler l’eau de leur corps, une trouvaille amusante mais bien peu crédible scientifiquement car boire sa propre sueur présente sans doute quelques risques d’intoxication…), leurs yeux entièrement bleus et leurs chevauchées sur les gigantesques et terrifiants vers du désert !
Le tout servi par une habile construction romanesque sur deux niveaux : d’une part, le récit qui alterne les points de vue des différentes parties en faction mais aussi de mystérieuses exergues (qualifiées « d’épitextes ») à chaque chapitre qui apporte un deuxième éclairage des faits, comme une méta-donnée ou un oracle, avant que tout ne finisse par s’éclairer et se recouper à la fin du roman. Un procédé qui renforce le suspense et attise la curiosité du lecteur. Franck Herbert est un savant conteur qui sait entrelacer et tisser tous les fils de son récit avec dextérité.
Dune : un livre initiatique
On suit l’évolution du jeune Paul dont Herbert ne cesse de souligner (parfois assez lourdement) qu’il se comporte chaque fois avec plus de maturité et se rend digne de remplacer son père. C’est la naissance d’un Chef que nous raconte ici Herbert, qui affirme peu à peu sa jeune autorité et découvre, avec le lecteur, avec un peu d’effroi parfois, ses dons et sa puissance acquis par la méticuleuse éducation Bene Gesserit qu’il a reçue de sa mère et qui en fait un combattant hors pair.
Le système Dune
Ce qui frappe chez Herbert c’est, on le disait, la richesse de son univers : un véritable monde entièrement re-créé avec ses multiples instances de pouvoirs (la Guilde, les différentes « Grandes Maisons », les tribus…) ses « guerres », son économie, ses luttes intestines, ses enjeux géopolitico-religieux.
Un système complexe (dans lequel on se perd un peu au début) qui a même droit à ses appendices avec lexique et cartographies en fin d’ouvrage !
Fondée sur un modèle féodal, cette société très hiérarchisée repose notamment sur la notion de « classe » et de « rang social » qu’il faut perpétrer et imposer au pouvoir. C’est ainsi que Paul, qui en est le pur produit « métissé », se fait cette réflexion : « Graine, il pensait avec cette conscience raciale qu’il avait d’abord ressentie, comme un but terrible. Il comprenait qu’il ne pouvait plus haïr le Bene Gesserit, l’Empereur ou même les Harkonnens. Tous, ils obéissaient au besoin de leur race de renouveler son héritage dispersé, de croiser, de mêler les lignées en un immense et nouveau bouillon de gènes. » De son côté, son père, le duc Leto rêve de « mettre fin à toute distinction de classe et d’en finir avec cet ordre maudit« .
Dune : roman d’anticipation économique et politique ?
Parmi les nombreuses interprétations émises, la guerre pour l’Epice (sorte de drogue fournissant des pouvoirs prophétiques voire de longévité) serait une anticipation allégorique des premières et secondes guerres du Golfe et des chocs pétroliers. L’épice représentant le pétrole pour lequel se battent les différents peuples. Il est vrai que les références islamiques qui baignent le récit légitiment cette thèse. Toutefois, de façon plus large, Herbert image le système capitaliste et libéral avec ses concentrations et alliances, ses stratégies et corruptions, pour atteindre le monopole et le contrôle des richesses.
Le religion et le pouvoir dans Dune : des relations incestueuses
Franck Herbert (qui a exercé comme psychanalyste avant de devenir journaliste) introduit dans son récit une forte dimension mystique qui en fait son originalité mais aussi sans aucun doute l’une des raisons de son succès, même si Gérard Klein estime que cette « spiritualité romanesque » ne correspond pas à l’esprit d’Herbert qui était un grand rationnel.
Il n’en reste pas moins que sous l’influence notamment du Tao très en vogue à l’époque (cf : « Le maître du haut château » de Philip K. Dick), de la tradition Zen et bien sûr de l’Islam (sunnite en particulier), le livre est truffé, pour ne pas dire farci, jusqu’à la moelle de maximes et autres sentences de sagesse et autres grands préceptes censés révéler les grandes vérités de ce monde… La plus célèbre, souvent reprise par les lecteurs est peut-être celle dite « la litanie bene gesserit » : « Je ne connaîtrai pas la peur car la peur tue l’esprit. La peur est la petite mort qui conduit à l’oblitération totale. J’affronterai ma peur. Je lui permettrai de passer sur moi, au travers de moi. Et lorsqu’elle sera passée, je tournerai mon oeil intérieur sur son chemin. Et là où elle sera passée, je tournerai mon oeil intérieur sur son chemin. Et là où elle sera passée, il n’y aura plus rien. Rien que moi. » On relève encore, semés ici ou là des : « Le véritable bonheur, c’était cela. La possibilité de s’arrêter, ne serait-ce que pour un moment. Autrement, il ne pouvait y avoir de bonheur. » ; « Combien il est facile de tuer une plante déracinée. Surtout lorsqu’on la replante en un sol hostile. » ; « Si vous vous fiez à votre seul regard, vos autres sens s’effacent » (axiome fremen) ; « Mieux vaut le calme et un maigre repas qu’une maison pleine de luttes et de doutes. » (paroles de Gurney Halleck)… La liste est longue et donne le ton du roman qui se veut parfois « leçon de vie » ou de morale… Mais tout ce galimatias tend à verser dans le « manuel de développement personnel » un peu péremptoire voire ridicule…
On ne coupe pas non plus à « l’éducation Bene Gesserit » qui permet à Paul et à sa mère de se sortir de toutes les situations ou presque par la maîtrise parfaite de leurs émotions et leur agilité au combat. Bref de véritables super-héros sauce mystique ! Ce faisant, Franck Herbert fait à plusieurs reprises allusion aux relations entre pouvoir politique et religion, dans lesquelles on peut lire une forme de dénonciation : « Peut-être n’aurais-je pas dû dire au Baron de laisser cette religion se développer, se dit-il. Mais il est bien connu que la répression favorise l’épanouissement des religions. » s’interroge le Duc Leto tandi que le père du planétologiste, prône, lui ouvertement la fusion entre religion et loi afin d’obtenir des « masses », « une plus grande obéissance, un plus grand courage ».
La question de la science dans Dune
Le récit est censé être futuriste et se dérouler plusieurs millénaires post XXe siècle, pourtant on se croirait plutôt revenu au temps des chevaliers de la table ronde au milieu de tous ces comtes, ducs et autres fremens emmitouflés dans leurs capuchons… La technologie (qui « contrefait l’esprit humain ») est même bannie, reprenant le thème classique en SF de la peur de domination des machines : « Les hommes ont autrefois confié la pensée aux machines dans l’espoir de se libérer ainsi. Mais cela permit seulement à d’autres hommes de les réduire en esclavage à l’aide de machines. » C’est ainsi que les « Mentats » font office d’ordinateurs humains. De même lors des combats, ce sont l’arme blanche ou les poisons qui sont utilisés et non des lasers ou autres machinerie dernier cri. Il y a malgré tout une grande technicité aussi bien dans la façon de s’adapter à l’environnement hostile que dans les luttes, ou autres trouvailles comme les krys ou les « brilleurs »
Dune : un roman d’anticipation écologique ?
C’est la rareté de l’eau sur la planète Arrakis et sa nécessité de ne pas la gaspiller qui ont donné à Dune sa réputation écologique. Le thème est aussi explicitement présent dans le livre à travers notamment la figure du planétologiste impérial. Le chapitre portant sur sa mort permet à Herbert de théoriser sur cette idée à travers un dialogue virtuel avec son père décédé: « La véritable richesse d’une planète est dans ses paysages, dans le rôle que nous jouons dans cette source primordiale de civilisation: l’agriculture. » ou encore « La plus haute fonction de l’écologie est la compréhension des conséquences. »
Pourtant Gérard Klein, dans sa préface, réfute aussi cette interprétation en soulignant à juste titre que « [Dans Dune, l’objectif est de] remplacer un désert par un jardin au mépris de ses étonnants occupants : les vers géants eux-mêmes; L’écologie de Franck Herbert n’a rien à voir avec l’écologie conservatiste qui prend parfois aujourd’hui des allures de fanatisme religieux. Elle ressemble à celles spéculativement mise en œuvre par ceux qui rêvent de « terraformer » Mars ou d’autres planètes pour les rendre habitables par d’autres êtres-humains. Dune révèle une véritable débauche de technologies qu’il vaut mieux éviter de qualifier de « douces », de « naturelles » ou « d’humaines » puisqu’elles utilisent entre autres les ressorts les plus féroces de la vie, ceux de la sélection darwinienne dont elles constituent un prolongement cultivé. »
Cette analyse fait écho à cette autre réplique du planétologiste père : « Sur Arrakis, nous devons entreprendre ce qui n’a encore jamais été entrepris à l’échelle planétaire. Nous devons nous servir de l’homme comme d’une force écologique, injecter à ce monde une vie terraformée adaptée. » Un dialogue qui se termine par la conclusion plutôt fataliste du fils qui réalise que de toute façon « les principes permanents de l’univers demeurent l’erreur et l’accident« …
Où l’humain n’est finalement qu’une créature parmi d’autres même s’il tente désespérément de trouver une logique cohérente à tout cela… [Alexandra Galakof]
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