Eternel débat, la présence de réalité, d’actualité ou de vécu ne cesse d’interroger la fonction du roman: la fiction « pure » existe-t-elle ? Jusqu’où le romancier peut-il aller pour réinventer le réel ? En somme, quelle est sa liberté face au réel… Et comment se positionner face au travail des journalistes (cf : l’excellent « L’adversaire » de’E.Carrère qui marie parfaitement les deux exercices) ?
Le 26 mars dernier, au Pavillon des trente ans du Salon du livre 2010, Régis Jauffret qui publie « Sévère » inspiré de l’affaire Édouard Stern (rappelons qu’il est le fondateur de la revue « Dossiers criminels ») et Marie Darrieussecq victime d’une accusation de « plagiat psychique » par sa consoeur Camille Laurens et qui l’analyse dans « Rapport de police » débattaient une nouvelle fois du sujet, « Les frontières entre fiction et réel », à l’aune des dernières polémiques et réflexions sur le roman contemporain. Où l’on se rend compte que depuis La princesse de Clèves, les mentalités n’ont pas tellement évolué… Compte-rendu de leurs interventions respectives :
Marie Darrieussecq a écrit ce roman « Rapport de police » pour cesser d’avoir sans arrêt à se justifier. Mais aussi parce qu’elle a senti que la frontière entre fiction et réalité des faits se déplaçait. Elle ajoute que l’on vit « une époque doloriste », qui entraine sans crier gare si on n’y prend garde, à la victimisation. Cette victimisation est devenue le réflexe d’une frange d’écrivains qui se donnent bonne conscience. Elle a eu du mal à accepter l’idée d’être attaquée sur le « je » fictif, propre à tout écrivain. Elle n’a pas compris cette attaque : elle souhaitait exprimer à la première personne du singulier une situation de deuil. Elle n’a pas compris pas ce besoin de soi disant vouloir exposer des faits privés, comme si l’on devait toujours écrire des choses vécues. Il y a des millions de livres écrits à la première personne du singulier, lorsque Flaubert écrit « je suis madame Bovary », il met en avant ce point de fiction. « Il ne devrait donc pas avoir de problème, c’est harassant ! » déplore-t-elle.
Régis Jauffret parle dans « Sévère » à la première personne en se mettant dans la peau d’une meurtrière (comme il l’avait déjà fait dans son remarquable « Clémence Picot »). Ce n’est pas au nom de Cécile Brossard qu’il parle et encore moins d’ Edouard Stern. Il ne cite aucun nom, il dit que ce sont des personnages de fiction à part entière. Ce qui m’a gêné, précise-t-il, -avec le recul -, ce qu’il ne refera sans doute plus, c’est : est ce que je peux me mettre à la place de la personne morte, est ce que je peux m’autoriser à parler à sa place ? (cf Lacrimosa). Aujourd’hui, il ajoute qu’il n’y a plus de place pour la vie privée, et s’interroge : qu’advient-il si on raconte une histoire de meurtre ? Il ajoute qu’on critique tout le temps les médias mais les médias ne font que leur travail : de journaliste, d’investigateur, il faut en venir aux faits, s’en tenir aux faits, là est le plus important : le travail de l’écrivain n’est pas d’écrire des chroniques judiciaires ou de tenir une rubrique de faits divers. Jauffret a développé une thèse de la préméditation pour écrire son roman, ce n’est pas un chef d’inculpation. S’il n’avait pas assisté au procès, il n’aurait peut-être pas écrit le roman. Il a bien conscience que son introduction justifie – un peu trop peut-être ! – les remarques désobligeantes qu’on aurait pu lui faire (ou qu’on lui fait). Il ajoute que les services juridiques font leur travail. Et qu’il aurait eu trop peur de subir des invectives en donnant le nom d’un personne privée. (cf Beigbeder, « Un roman français »). Non, Jauffret n’a pas fait relire son manuscrit par un avocat. Il explique que la censure ne se fait plus sur la place publique, alors que c’est précisément cela la démocratie. Cette idée est dévoyée. Par contre, l’autocensure est en train d’avancer masquée, c’est véritablement une sorte de dictature nouvelle car elle est molle. Bon, en dépit de cela, ajoute-t-il, on sait très bien qu’en France, on ne risque pas d’aller en prison si l’on dit ce qu’on pense. On trouverait cohérent qu’il n’y ait pas de liberté d’expression comme au 17ème siècle. Il vaudrait mieux être censuré plutôt que de s’autocensurer. Non, on n’écrit pas pour plaire aux gens, on n’écrit pas pour flatter les instincts de la société ou pour endormir les lecteurs. La lecture n’a pas vocation à soulager le lecteur (allusion faite à la masturbation de la part des deux interlocuteurs!)
Marie Darrieussecq précise que la littérature sert à poser des questions, c’est une façon de retourner sans cesse les questions existentielles dans tous les sens, une façon de réveiller les esprits. Il faut, en effet, poser des questions, inquiéter, mettre l’esprit mal à l’aise. La littérature est une analyse de la pensée
Régis Jauffret veut triturer le réel, en évoluant dans un univers clos, scindé, il faut accepter d’être une personne seule , il faut rester une personne seule au moins un an face à un texte muet, où il y a vérité et mensonges, là où on devrait pouvoir tout dire, là où la morale n’a pas pas sa place. La littérature n’a pas à suivre la morale des droits de l’homme, il faut comprendre que la littérature doit pouvoir aussi faire abstraction de l’époque, qu’elle a vocation à toucher l’universel et l’intemporalité . Pour apprivoiser une partie du réel, il faut laisser se frotter entre eux l’esprit et le corps. La littérature n’est pas une activité de l’âme qui répandrait toujours de la bonté.
Marie Darrieussecq pense que l’écrivain est réellement comparable à un artiste. Son matériau, c’est les mots. Le travail préalable, est de travailler la matière des mots et de l’extraire du langage courant. Le risque, c’est de fourbir les mots. La fiction est un pas de coté sur la réalité, un déplacement et la littérature fantastique constitue une métaphore de ce pas de côté. Avec les personnages de fiction, il faut se méfier de la réception littéraire et de la réceptivité de l’entourage. Sa meilleure amie a été déçue d’apprendre que Darrieussecq n’ait pas songé à elle pour écrire le personnage qui semblait lui ressembler en tous points.
Régis Jauffret pense que l’imagination est commune à tous et qu’il s’agissait pour lui de se poser des questions sur la culpabilité de quelqu’un. L’imagination doit être présente partout. On privilégie trop la réalité : les images de notre époque sont des cataclysmes pour un écrivain. Jauffret aime bien l’ idée de fragments et ne se connaît pas d’intérêt particulier et majeur pour les faits divers. Je ne crois pas que le rôle de la littérature soit forcément d’aboutir à des synthèses de l’actualité, à commenter systématiquement des faits, ou à parler des politiques. Ce n’est pas du tout l’avenir du roman . L’avenir du roman, c’est la liberté, l’image de la liberté est vendeuse, le côté, on crie tous d’une seule et même voix et on aboie avec les chiens, n’est pas la liberté. La liberté c’est autre chose, ça ne se vend pas, ça ne se markete pas, ça ne s’apprivoise pas.
Marie Darrieussecq confesse qu’elle s’est toujours inspirée de faits plus ou moins divers pour écrire ses romans, elle pense que nos histoires tragiques, dramatiques doivent servir de révélateurs de nous-mêmes, il faut les faire émerger de leur banalité. S’inquiéter de ce qu’elles racontent. Le rôle de l’écrivain est de déclencher une prise de conscience en interrogeant, en interpellant nos cauchemars privés ou historiques. Elle conclut en disant que les écrivains ne sont pas là pour apaiser les gens. La littérature est en danger, l’époque est dure, et dans ce combat âpre avec l’époque se joue notre liberté de création, la « liberté de création de l’écrivain ». [Propos et photos recueillis par Laurence Biava]
A lire aussi : Fiction ou réalité : Les écrivains doivent-ils se justifier (et s’excuser) ?
1 Commentaire
Merci de nous faire partager ces débats passionnants, qui donnent au Salon du livre parisien tout son sens à mon avis…
Le sujet ici est vraiment très intéressant.