Si Jérôme Attal, artiste éclectique (auteur de 5 livres, d’un album de pop française et parolier pour diverses personnalités : de Florent Pagny à Michel Delpech, Johnny Hallyday…) tient son journal en ligne depuis 1998 et compte ainsi parmi les précurseurs du genre, il voue en revanche une certaine réticence aux blogs 2.0 ou encore au système de commentaires (qu’il n’utilise pas). A ce sujet il expliquait avec humour : « Je crois qu’écrire c’est s’affranchir de tout système de commentaires. Après, pour ce qui est d’être publié, il y a quand même des activités beaucoup moins austères et contraignantes que tenir régulièrement un blog, comme passer à la télé par exemple. Je tiens à ajouter quand même que malgré une propension à l’éclectisme voire au n’importe quoi, HTML est un très bon éditeur. » Dans ce journal inspiré par Jean-René Huguenin, cet ancien étudiant en lettres modernes dévoile son univers sensible de dandy esthète et mélancolique, ses traversées poétiques d’un Paris chic, de préférence brumeux et nocturne, où il s’émerveille des gracieuses passantes du boulevard Saint-Germain… Les références littéraires y sont récurrentes : de Marguerite Duras à Fitzgerald. Alors qu’il publie son 3e roman « Pagaille monstre », il a accepté de nous dévoiler les rayonnages de sa bibliothèque : de Salinger à Dostoïevski en passant par Joan Sfar…
« J’envisage un livre comme une somme de phrases qui doivent valoir le coup. Rien ne dure longtemps quand on s’y penche, rien ne dure longtemps en terme de sensations, un livre doit pouvoir être garant de phrases qui tiennent merveilleusement bien le coup. » (extrait du journal de J.Attal)
Quel est le livre qui t’a marqué enfant et/ou ado et qui t’a donné le goût de la lecture ?
Mon premier souvenir remonte à « Charlie et la chocolaterie » de Roald Dahl, c’est le premier livre que j’ai lu du début à la fin, participant de plein gré à cette odyssée dans une chocolaterie. Cela me fait penser à une phrase de Nabokov sur l’enfance, l’écrivain prétend que pour retrouver le goût de son enfance il faudrait reconstruire les usines de chocolat à l’identique pour pouvoir une fois encore croquer le genre de tablettes et de chocolat disponibles à cette époque. Les gourmands de ma trempe ont toujours tendance à concevoir l’enfance comme une sorte de terrain vague de la dégustation. On déguste aussi par la suite, dans la vie d’adulte. Une façon de retrouver son enfance, peut-être, et même si les larmes viennent moins rapidement. Pour les bandes dessinées j’étais un très grand fan du travail de Jean-Michel Charlier et Jean Giraud dans leur série Blueberry. Je me souviens, comme ma maman est belge, nous partions à Pâques et à la Toussaint chez mon grand-père à Gibecq, un petit village près d’Ath, dans le Hainaut occidental, et j’avais toujours le droit d’acheter une ou deux bd de Blueberry au supermarché Délaize que je lisais ensuite étendu sur un grand canapé rouge transformé en lit, le soir vers 21 heures, en pyjama et dans une semi-obscurité, pendant que les adultes poursuivaient leurs conversations attablés dans une pièce lointaine.
Par la suite, la vraie rencontre avec les livres je l’ai faite à l’âge de vingt ans, à partir du moment où j’ai commencé à vivre seul, à Paris. Comme une sorte de guide touristique pour la mélancolie. J’étais un adolescent très marqué par le cinéma, la télévision, et je croyais pouvoir me passer des livres. Peut-être que la découverte d’un certain cinéma m’a rapproché des livres, le cinéma de François Truffaut par exemple. Je me souviens avoir commencé le premier tome de L’idiot de Dostoïevski dans l’attente d’une fille avec laquelle je devais aller au cinéma. Une fois que le prince Mychkine entre dans le salon des Epanchine et rencontre Aglaïa, j’étais captivé, je ne pouvais plus interrompre ma lecture pour qui que ce soit, alors je me suis enfui, serrant le livre sur mon cœur, pour pouvoir me mettre à l’abri quelque part et y poursuivre ma lecture.
Le livre qui t’a fait comprendre ce que le mot « littérature » veut dire (claque littéraire)…
Et bien voilà je pourrais reparler du travail colossal d’André Marcowicz qui a génialement retraduit tout Dostoïevski au plus près de son oralité et de ses intentions. Après, je reste ébahi par certaines phrases de Nabokov, elles brillent à elles seules comme des étoiles persistantes une fois qu’on les a lues. Ada ou l’ardeur c’est passionnant de malice et de beauté, et en ce moment je lis un de ses romans moins connus, L’exploit, dans lequel il y a des choses remarquables. Une au hasard qui n’existe pas : « Martin retrouva complètement le frisson du voyage qui autrefois le saisissait rien qu’à la vue de la casquette écossaise et des gants de daim que mettait son père à l’intérieur d’un compartiment de chemin de fer, ou du cartable de croco que portait sur l’épaule cette petite Française avec laquelle il avait tant aimé se promener dans le long couloir du rapide, incrusté dans le paysage qui fuyait. »
« Et que dire du goût si ce n’est qu’il est une collection d’émotions distinctes mais reliées les unes aux autres par une cohérence intime (pour ne pas dire : conviction).«
Le livre que tu aimes lire et relire, sans jamais t’en lasser…
J’aime avoir une très mauvaise mémoire pour être surpris à chaque nouvelle lecture d’un livre que j’ai adoré. C’est comme une amoureuse avec laquelle on vit et malgré l’habitude et la proximité acquise il y a de nombreux moments dans une journée où l’on est saisi par sa beauté. Ou bien, au gré d’un soir ou d’une intonation, on la retrouve comme si c’était une inconnue. Ainsi j’aime oublier de quoi sont précisément faites les nouvelles de Francis Scott Fitzgerald sur l’adolescence, et oublier aussi les raisons qui me font vénérer Jérôme David Salinger jusque dans des textes moins lus comme Dressez haut la poutre maîtresse charpentiers qui est superbe. L’homme hilare, et Juste avant la guerre avec les escabeaux sont également des short stories de Salinger que j’adore plus que tout (je précise pour le lecteur peu doué en langues vivantes qu’une short storie n’est pas une histoire à lire uniquement en été au bord de la piscine).
Le livre que tu aimes honteusement
Cette question me pose un problème car quand j’aime ce n’est pas possible que ce soit de manière honteuse. Ou alors c’est que je suis vraiment devenu un connard. Quand on aime, on n’a pas le temps de se préoccuper de ce qui serait honteux de faire ou pas. On laisse aux autres le fiel ou la lucidité des commentaires. Alors pour répondre à la question je vais faire une petite liste d’auteurs que je lis avec plaisir et si le lecteur de ces lignes trouve ça honteux qu’il me montre du doigt – ce qui n’est pas très poli, mais la politesse comme le goût sont des notions assez personnelles. Lectures qui me viennent : Stendhal – James Lee Burke – Lermontov – Joan Sfar – Elie Faure – Jean-Michel Charlier – Stan Lee – Romain Gary – Edith Wharton – Georges Bataille – Jean Cocteau – Kiriko Nananan – Edmond Rostand –Virginia Woolf – Richard Brautigan – Emily Brontë – Frank Miller – Benjamin Constant – Henry Bauchau – René Goscinny – Boris Vian – Alexandre Vialatte – Truman Capote etc.
L’auteur dont tu liras toujours tous les livres quoiqu’il advienne…
Oh je crois qu’après Le navire night, Agatha, La vie matérielle, j’ai cherché à lire tout Marguerite Duras. J’étais troublé, fasciné par cette hauteur de l’absolu, l’absolu dans l’amour charnel et dans l’amour désincarné, réalisé ou impossible, réalisé parce qu’impossible. Et je me souviens de la Une de Libération le jour de la mort de Duras qui reprenait simplement une phrase d’elle : « Morte, je peux encore écrire », alors s’il en est ainsi et quoiqu’il advienne, je lirai toujours Marguerite Duras !
« L’écrivain devrait être sans visage, ou bien que ce visage soit réparti dans ce qu’on imagine être les réflexions de ses personnages emblématiques. Et encore, il me semble comprendre les personnages de Fitzgerald ou de Salinger au-delà de leur visage. Un livre est une chambre qui nous renvoie à nous-même sans le besoin qu’un miroir y soit accroché. Le visage est le masque le plus pratique à emporter pour la société, le monde extérieur. Mais pour la littérature ce n’est pas la peine de multiplier les clichés. »
Le livre que tu n’as jamais pu finir…
J’aimerais que les livres que je n’ai jamais pu finir soient ceux que je n’ai jamais été en mesure de commencer. J’ai la sensation d’avoir été préservé des lectures inutiles pour mon goût. Parce que finalement chacun va parler de littérature selon ses goûts, sa sensibilité, ce qu’il cherche ou ce qu’il n’attendait pas. En fait, je crois que je n’ai jamais pu lire en entier Les chants de Maldoror, ça a tendance à m’assommer prodigieusement. J’ai conscience que disant ça je peux faire bondir certains pour qui Lautréamont est une sorte de poète majeur, mais ça n’empêche pas que pour mon goût je trouve ça parfaitement assommant.
Le livre que tu n’as pas encore lu et que tu veux absolument découvrir…
Récemment j’ai voulu découvrir Léonard Michaels parce que je suis très intéressé par les nouvellistes américains, peut-être parce que j’espère y retrouver l’émotion que m’ont procuré la lecture de Salinger et de Fitzgerald, le paradis perdu du paradis perdu, mais non, ni son roman Sylvia (malgré les dernières pages superbes et poignantes) ni les nouvelles de Leonard ne m’ont marqué à ce point. Aujourd’hui je suis en attente. Mais je dois dire qu’on écrit aussi des livres par rapport à ceux que l’on aimerait trouver, faire partager ou offrir. Quand quelqu’un me dit j’ai lu votre livre et je l’ai adoré, je suis très heureux, mais si on me dit, j’ai adoré votre livre et je l’ai déjà offert autour de moi, alors là je me dis que j’ai peut-être réussi à faire quelque chose d’intéressant, qui soit comme un secret à partager avec les êtres chers.
Le livre que tu recommandes le plus de bouche à oreille…
Parmi les livres importants que j’adore il y a le Journal de Jean-René Huguenin. Le jour où j’ai commencé à écrire mon propre Journal c’était pour la nécessité d’écrire, par goût pour le genre, mais aussi pour me mesurer à Huguenin. C’était enfantin mais je voulais être pour certains lecteurs ce que Huguenin avait été pour moi. Je voulais me frotter à ça. Comme un bras de fer en littérature avec un frère invisible.
« On voudrait toujours écrire un nouveau livre comme si c’était le dernier ; et on finit toujours par le commencer comme si c’était le premier. »
Le livre dont tu aurais aimé être le héros/héroïne
En fait, je viens d’écrire un livre dont vous êtes le héros : Pagaille monstre. Il s’agit de faire les bons choix pour guider le personnage dans les pièges et les tourments amoureux (nombreux, nombreux) et le lecteur progresse dans le livre d’un numéro de paragraphe à un autre. Après, si j’ai envie d’être un héros de livre c’est principalement pour les héroïnes : chez Nabokov je voudrais être Van Veen pour rencontrer Ada, et chez Huguenin le héros de son unique roman pour parcourir la côte sauvage en essayant d’embrasser la nuque d’Anne.
Le jeune auteur contemporain qui te semble incarner la nouvelle génération littéraire en France (et/ou à l’étranger)…
C’est difficile, je suis partagé avec ça, j’aimerais qu’il y ait une nouvelle génération. Je ne sais pas si c’est parce que je suis chez un petit éditeur indépendant ou parce que je ne suis pas encore très connu, très aidé, mais j’ai le sentiment de ne pas faire partie des équipes, des mouvances, des clans. Pour moi c’est encore une génération bruissante, éclatée, il y a du monde alors il faut trouver quelqu’un qui donne envie de le connaître vraiment. Après, l’écriture c’est quelque chose qui engage aussi la solitude. Il y a plusieurs écrivains aujourd’hui qui me plaisent, ceux qui transcendent le genre dans lequel ils écrivent tels que James Lee Burke (plus très jeune je l’admets) qui dépasse selon moi le roman policier, et en France Joan Sfar qui avec son Pascin par exemple fait de la bande dessinée mais aussi à égalité de la littérature et de la peinture.
Je rêve d’un système qui, indépendamment de l’attraction médiatique où c’est souvent celui qui a la plus grande gueule qui a son ticket, permettrait aux jeunes auteurs de faire une œuvre forte et cohérente qui s’éclaircirait de livre en livre. Pour terminer sur la question, je pense à une phrase d’un des jeunes héros de Pagaille monstre, interrogé sur les livres du moment et qui répond quelque chose du genre : « Oh je lirai mes contemporains le jour où je sortirai avec mes contemporaines ! » Bon, c’est à prendre avec humour, bien sûr.
Le livre que tu n’aurais jamais cru aimer / livre que tu ne voulais pas lire et pourtant…
Je crois que c’est Bukowski. Je n’aurais jamais pensé aimer Bukowski parce que je ne bois pas et je n’aime pas spécialement le spectacle des gens qui perdent les pédales, qui se mettent à devenir grossiers et oublieux d’eux-mêmes. Ça me donne toujours envie de me tenir en marge du spectacle. Et pourtant chez Bukowski il y a des poèmes admirables. Voilà, je dirais ça comme ça : Peu de poésie et pourtant des poèmes admirables.
« Ce pourquoi doit être aussi fait la littérature : donner une idée plus convenable du monde ou en réparer ses tristes atteintes. »
Ton livre page-turner : le livre que tu as lu en une nuit, sans pouvoir décrocher…
Merci d’expliquer parce que je pensais qu’il s’agissait du peintre Turner. Parce que j’aime beaucoup les écrits ou les entretiens de peintre. Pour moi c’est un genre littéraire à part entière. Les entretiens de Francis Bacon et David Sylvester, certains entretiens avec le peintre Balthus. Mais s’il est un livre qui doit laisser éveiller, je citerai sans hésitation Les nuits blanches de Dostoïevski. Quand il a été question de faire le film de Franck Guérin pour Arte en décembre dernier, Franck et moi nous avons beaucoup pensé aux Nuits blanches et bien sûr à sa version portée à l’écran par Visconti.
Le livre qui t’a fait pleurer…
Récemment c’est La route de Cormac McCarthy. Un véritable coup au cœur. Et c’est Michel Delpech pour lequel je venais d’écrire un texte de chanson, qui m’en a parlé la première fois.
Le livre qui t’a fait rire/redonné le moral (sorti d’une situation difficile)
Ce qui me vient à l’esprit tout de suite c’est Cioran. La poésie de ses aphorismes pince-sans-rire. Et puis à vingt ans j’ai lu ça, qui m’a guéri de ma propre et permanente insatisfaction : « Il y a tant de renoncements dans la sainteté qu’un jeune homme, aussi triste qu’ait été jusqu’alors son existence, ne peut se résoudre à vivre sans les surprises agréables de la médiocrité. » (Cioran, Le livre des leurres)
Et enfin que penses-tu du e-book (livre numérique) dont on parle beaucoup en ce moment… Pour ou contre ?
S’ils arrivent à recréer l’odeur des véritables livres, et si on peut oublier son lecteur d’e-book dans le sac d’une inconnue qui nous plait plusieurs fois dans l’année sans être complètement ruiné (ce qui me parait impossible), eh bien pourquoi pas.
Merci Jérôme du temps accordé !
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