La critique du monde du travail et de l’entreprise est devenue un classique avec quelques romans et essais polémiques emblématiques. Mais les « racines du mal » sont peut-être à débusquer en amont, là où se formatent les esprits des managers de demain. Les prestigieuses écoles, de HEC aux prépas scientifiques, sont ainsi passées au crible par les jeunes auteurs pour leur enseignement ou leurs pratiques pas toujours très saines… Et lorsque l’on sort de ces « usines à produire de l’élite », les promesses d’avenir brillant ne sont pas toujours tenues sur un marché de l’emploi morose pour les jeunes diplômé(e)s… Décryptage de quelques désillusions scolaires modernes :
« J’ai fait HEC et je m’en excuse » de Florence Noiville
« Longtemps j’ai pensé qu’il était absurde de passer toute une vie à se battre, à quelque niveau que ce soit, pour qu’un produit A grignote des parts de marché sur son concurrent B. J’avais sûrement tort. Pourtant n’était-ce pas, là encore, un formidable gâchis de cerveaux ? HEC ne fonctionnait-il pas comme un énorme « aspirateur de talents » se nourrissant des meilleurs pour recracher au bout du compte – et sous l’étiquette d’élite économique et financière – des dirigeants âpres au gain, relativement inutiles à la société et, pour beaucoup, privés d’états d’âme ?«
Publié en 2009 aux éditions stock dans la collection « Parti pris », « J’ai fait HEC et je m’en excuse » interpelle immédiatement par son titre percutant. Un titre marketing ont pu persifler certains… Et pour cause l’auteur, Florence Noiville a été à bonne école en la matière puisqu’elle a étudié sur le campus du Jouy-en-josas. Mais contrairement à ses petits camarades de promotion, elle n’a pas suivi la voie royale qui veut que l’on intègre ensuite l’un de ses grands groupes les plus « formateurs » tels que Procter and Gamble ou autre L’Oréal pour devenir critique littéraire – au Monde des livres- (après avoir débuté sa carrière, tout de même, dans la finance). Dans son essai, l’épouse de Martin Hirsh (ancien président d’Emmaüs France, en charge des questions de solidarité au gouvernement actuel), a choisi de dénoncer l’enseignement qu’elle a reçu, à l’origine, selon elle, des dérives actuelles de « l’hypercapitalisme » (dans le cadre notamment des crises financières, subprimes…). Jusqu’ici tout va bien ou presque… Disons que l’on craint très fort la vague de lieux communs et de clichés et caricatures qui ne manque pas de débouler dés la première page du livre (avec sa splendide métaphore du colosse de poussière…). Toute la première partie du livre consiste donc à aligner les sentences habituelles sur le mode du « Le capitalisme c’est méchant » ou « le business c’est pas bien » le tout sous-tendu par un appel bien moralisateur et démago au changement façon Ségolène Royal qui en a « mare, mare, mare ». Et de s’étonner à tout va que personne ne fasse rien pour changer le système « cette machine infernale » (bah oui c’est tellement facile hein, heureusement que Florence Noiville est là pour nous le rappeler !), le tout saupoudré de quelques trémolos écolos comme le veut la tendance. Elle base sa réflexion sur le principe du « MMPRDC » (Make more profit, the rest we don’t care about). Et de livrer en accéléré, à base de raccourcis, ses cours d’économie sur le P & L (profit and loss) et quelques formules chocs comme « Coupables mais pas responsables » et autres analogies avec Huxley…. Hormis un passage sur l’ingénierie financière où elle détaille plus concrètement ses arguments, elle survole les problèmes superficiellement, avec manichéisme quand elle n’occulte pas une partie de l’iceberg. Il n’y a aucune vraie analyse dans ce livre qui enfile les lieux communs presque à toutes les pages et qui en guise d’ « enquête » relate 3 cafés pris avec d’anciens potes de cours… Un peu léger… Et très frustrant lorsqu’on s’attendait à trouver quelque chose d’un peu plus pragmatique. Le livre n’a pas vraiment les moyens de ses ambitions… On reste dans le discours geignard de déclinologue à la française (même s’il part sans aucun doute d’une bonne intention). Naïveté ou angélisme, on ne sait pas mais on est parfois effaré en lisant certaines de ses remarques comme lorsque Mme Noiville s’étonne que ses amis ne puissent pas changer le système : « Ils ont des revenus de pachas, de l’intelligence à revendre, des réseaux, des moyens et surtout une connaissance exceptionnelle de tous les rouages dudit système – un système où les mécanismes, hautement complexes et masqués, font que les non-initiés sont très vite hors du coup. Comment peuvent-ils dire qu’ils n’ont pas de prise ? » Heu… bah une idée comme ça, si l’on se rebelle contre le système en général on en est très vite ejecté… Ce qu’elle évoque tout de même un minimum : « Peut-être est-on aussi victime de l’effet d’entraînement. On ferme les yeux sur ce qu’on ne comprend pas vraiment. Et l’on s’occupe de sauver sa peau. » Plus pertinente est néanmoins sa remarque sur la conceptualisation à outrance de l’enseignement qui fait perdre des yeux la réalité humaine.
Le point d’orgue étant atteint avec son « rêve » en forme d’utopie d’anticipation (c’est beau comme dans un film de Capra). Florence Noiville découvre aussi le micro-crédit (qui est en effet un très bon système mais loin d’être nouveau). Mais comment pourrait-il être compatible avec la réalité économique de l’entreprise lucrative (et celle des consommateurs toujours portés vers le prix le plus bas, que l’auteur ne prend en compte à aucun moment de sa démonstration alors que c’est dans doute pas là qu’il aurait fallu commencer : le marché et sa structure, son fonctionnement…) ? Sa théorie ne tient pas vraiment debout, à moins d’un changement profond de la mentalité… humaine (et pas seulement celle des élèves de HEC). En effet dans ce système les actionnaires renoncent à leur dividende. Noiville semble penser sous l’influence de Yunus (l’inventeur du micro-crédit) que l’appât du gain ne serait pas la seule motivation et que l’envie de faire du bien en est une aussi forte. Pourtant, elle indique précédemment que les cours de commerce équitable mis en place dans les écoles de commerce n’ont pratiquement aucun élève. Une génération d’entrepreneurs et de prêteurs de fonds purement philanthropiques comme solution pour changer le monde ? Oui, on peut toujours rêver Sainte Florence…
(dans le genre petit essai contemporain léger et poil à gratter, on préfèrera « Bonjour paresse » de Corinne Maier même si l’angle est différent).
« On vous rappellera : une bac + 5 dans la jungle du recrutement » de Sophie Talneau
« Lettre de refus : petite décharge électrique récurrente. Mais avec l’habitude, la douleur s’atténue… lentement. »
Grand succès de 2004 (et sans doute symptomatique de la décennie 2000 sous le signe de la crise et du chômage…), ce petit recueil de chroniques d’une jeune diplômée d’HEC dans le monde hostile de l’emploi donne une autre vision de « l’élite » sortie des grandes écoles de commerce décrite par Florence Noiville. Ici c’est le paradoxe entre les promesses faites lors de sa scolarité (censée appartenir à une classé privilégiée, à l’élite) et la réalité du marché de l’emploi où elle accumule les lettres de refus et doit revoir à la baisse toutes ses prétentions. Avec son titre percutant à l’ironie noire, elle livre une satire vivante et réaliste de ses nombreux entretiens de recrutement où défilent les recruteurs sadiques, arrogants ou perclus de préjugés, »consultant en je-ne-sais-quoi« , conseillers ANPE donneurs de leçon et autres considérations physiques («Donner des conseils de relookage quand on ressemble au bonhomme Michelin. A sa place, je la fermerais.»)…
Elle nous retrace pas à pas sa quête, de près de 3 ans, depuis les débuts prometteurs jusqu’aux phases de désespoir, les méthodes/critères/tests de recrutement en France souvent absurdes ou humiliantes. Du recruteur qui du haut de son CDI confortable lui reproche de « manquer d’audace » dans ses réponses jusqu’à l’entretien pour être chef de rayon dans la grande distribution où on lui fait comprendre qu’elle devra se lever aux aurores et nettoyer les pots de moutarde qui tombent avec le sourire…
On s’amuse devant ces subterfuges comme le fait de devoir s’inventer un frère car le fait d’être enfant unique fait peur aux recruteurs : « un concentré d’égocentrisme et de susceptibilité« . Très bon passage également que celui où elle reçoit l’annuaire des diplômés où l’on se doit d’afficher sa « réussite professionnelle et sociale » alors qu’elle nage en plain marasme, avec l’énumération des titres anglicisés pompeux de ces anciens camarades : les « Regional Manager » cotoient les « Senior associate », « Managing director » et autre « Purchase to pay Implementation Process leader ». Tout est une question de vocabulaire et de paraître, comme elle l’apprendra aussi dans une association de chômeurs qu’elle fréquentera un temps où on lui conseille de ne pas se présenter comme « au chômage » mais « en disponibilité », un terme moins dégradant.
La question de la rémunération est aussi abordée : cette fameuse question qui fâche et où la règle est toujours de se brader un peu plus « Diable faut-il être bénévole pour intéresser cette entreprise ? Je trouve leur attitude peu cohérente : quand on passe une offre d’emploi dans une grande école, il faudrait prévoir un peu plus que le smic pour la rémunération. » Elle témoigne aussi de la culpabilité et de la honte qui la submergent parfois : « (…) aux yeux du monde je n’ai aucune excuse. Je gêne l’ANPE, j’encombre le fichier des Rmistes, je suis un poids pour la société. Et pourtant je n’ai rien fait de mal.«
Situation ubuesque ou kafkaïenne, entretien de groupe, à l’autre bout de la France, qui tourne à la séance psy ou encore façon militaire… : on sourit, on rit, on s’indigne des portraits brossés par Sophie Talneau qui a l’art de l’anecdote et de la formule. Un style sans prétention mais efficace, un ton qui sait se faire mordant quand il le faut sans trop verser dans la caricature ou les clichés. Autant de saynètes qui rappellent forcément des souvenirs à quiconque a un jour passé un entretien de recrutement…
(à lire aussi : « Une fille dans la ville » de Flore Vasseur et « Profession stagiaire » d’Emilie Maume)
« Je suis morte et je n’ai rien appris » de Solenn Colleter
« Le bizutage est dur mais il a fait ses preuves. Depuis presque 150 ans, c’est grâce à lui que les anciens inculquent aux nouveaux les valeurs de Saint Thérèse. Solidarité, dévouement, sens de l’effort et de la persévérance… Le bizutage est là pour vous armer devant les épreuves de la prépa et de l’existence. (…) De lui naîtront des amitiés indéfectibles, des vocations… »
Publié lors de la rentrée littéraire 2007, ce roman d’une ingénieur aéronautique de 32 ans, ancienne élève de prépa à la prestigieuse Sainte Geneviève (dite Ginette) à Versailles, nous plonge dans l’enfer du bizutage des grandes écoles (en théorie interdit depuis 1998* mais qui serait encore en vigueur sous des formes déguisées dans certaines institutions, selon l’auteur). Un thème surtout abordé au cinéma pour l’instant comme dans le film « Le plus bel âge ».
Ce campus novel à la française nous dévoile ses rituels, ses modes opératoires mais également les rouages et les codes d’une grande école (les appellations entre classes « Thalès », « Pythagore », les « 3/2 » « cinq demis »…), tout ce système très hiérarchisé avec ses traditions. Cette petite « planète » à part. Pour qui n’a jamais vécu cette épreuve, on découvre horrifiés et un peu incrédules, tout l’attirail (masques, cagoules tenues paramilitaires…) et sa mise en scène macabre (même si tout cela reste du second degré, une sorte de « jeu de rôles » avec un certain humour aussi noir soit-il : « le Rio crade », les surnoms « Killer officiel » à « Terminator »).
Elle restitue toutes les sensations, la peur, les odeurs fétides, les nausées, le tumulte, le chaos… La ronde hypnotique des sévices et infamies, le retour aux douches, le lever à l’aube ou en pleine nuit, les vêtements à porter, ramper, être trainé dans la boue, les épreuves cruelles, dégradantes avec des viscères d’animaux, des ordures (les « exécutions » avec les « bourreaux ») et surtout les rengaines, les insultes scandées sur une voix sifflante et vitupérante (écrites en majuscules). Avec force détails très réalistes qui donnent quelques frissons.
On entre dans la tête de l’héroïne, les dilemmes qui la rongent, comment elle en arrive à se détester pour sa lâcheté, son envie de résister, de refuser et en même temps sa crainte d’être rejetée voire d’être renvoyée de l’école si elle ne se plie pas à ce « rite initiatique » aussi moyenâgeux soit-il !, le fait de se sentir piégé sans aucun recours possible (même les professeurs sont de mèche avec ces pratiques). Tout le monde trouve cela « normal » même si cela fait perdre du temps sur l’enseignement.
La question que pose ce récit est comment des êtres humains, des étudiants brillants censés privilégier l’intelligence de l’esprit, du raisonnement, en viennent à jouir de ces humiliations et autres violences qu’ils font subir allègrement, à s’abaisser à ce primitivisme de la barbarie. Il y a ici quelque chose de surréaliste mais certainement aussi de profondément freudien… L’auteur s’interroge ainsi sur les conséquences quant à l’exercice du pouvoir par la suite : « (…) notre pays est dirigé par une forte proportion de ces ex-bizuts, qui dans leur immense majorité s’enorgueillissent de s’être montrés forts lors de cette épreuve. Est-ce donc être si fort, pourtant, que d’accepter de s’avilir, d’obéir sans broncher aux ordres les plus abjects ? Comment en arrive-t-on, dans cette extraordinaire inversion des rôles, à désigner comme faible celui qui refuse de s’agenouiller pour lécher la semelle de son bourreau ? ».
« Quels crétins ! C’est ça l’élite de la nation ? Des sales mômes qui bandent à l’idée de faire peur à quelques uns pour la première fois de leur vie ? Et les autres, les bizuts ? Pas un pour se rebeller ? Ils sont beaux les futurs dirigeants de la France ! Des moutons paniqués, oui… »
Elle dénonce aussi l’hypocrisie voire le bourrage de crâne qui sous-tend ce système censé transmettre « les valeurs » de l’école, faciliter « l’intégration » (cf le nouveau nom « cérémonie d’intégration » qui se substituera au bizutage). Si la thèse de l’auteur est clairement de démontrer l’absurdité du système, on peut néanmoins s’interroger sur l’existence de quelconques vertus au bizutage comme l’estiment certains élèves (cf :les témoignages à la fin du livre). Le bizutage est (était) peut-être une forme d’aventure moderne dans un monde aseptisé, régulé, la recherche d’adrénaline par une expérience de choc (ce qui explique aussi le succès d’émissions telle que Koh Lanta)…
L’auteur a aussi expliqué vouloir analyser les rapports de domination et de soumission « la facilité avec laquelle on devient un sous-homme ou un bourreau, les petits courages et les grandes lâchetés et in fine comme métaphore des systèmes totalitaires, des guerres ou purifications ethniques… » L’ambition est peut-être un peu démesurée mais peut-être pas finalement quand on voit les dérives et l’endoctrinement qui en résultent… On pense aussi un peu à Sa majesté des mouches de Goldberg.
Si le livre est réussi quant à son exploration des ressorts psychologiques et du traumatisme, il s’enlise assez vite par le caractère répétitif de ses descriptions (même si c’est certainement voulu). On s’ennuie rapidement…
Afin de dynamiser le roman, l’auteur a tenté d’incorporer une intrigue policière avec le meurtre accidentel d’un des élèves, révélant au passage de sombres secrets sur le directeur de l’établissement, personnage dissimulateur au passé trouble. Son déroulement et dénouement sont malheureusement peu crédibles… Il y a aussi en parallèle son couple formé avec Martin qui volera en éclat pour diverses raisons qu’on ne dévoilera pas ici pour ménager le suspense. De bonnes idées mais qui ne parviennent pas à relancer suffisamment l’intérêt. Il manque un crescendo ou que des relations se tissent entre les différents personnages. Il aurait aussi été intéressant qu’elle exploite davantage l’ambiance solennelle du l’établissement : ses vieilles pierres, sa crypte, son ambiance jésuite (ce qu’elle fait dans une moindre mesure), ses bosquets…, comme l’a fait par exemple Donna Tartt dans « Le maître des illusions ».
2 Commentaires
du sarcasme sur buzz litt !
enfin j’ai l’impression que d’une manière générale il est moins casse gueule de prendre la défense des victimes du système que de critiquer ceux qui le dirigent.
Aucun de ces trois livres n’échappe à la malédiction des "livres qui dénoncent" (et qui souvent disqualifie leur propos) :
– l’enfonçage de portes ouvertes chez F.Noiville (qui cela dit pose très bien le pb),
– l’exagération chez S. Talneau (voulue, certes, mais ça tourne tjs court)
– la tentation d’en faire trop: tout à fait d’accord sur "l’intrigue" de meurtre dans le S.Colleter, aussi ratée qu’inutile (mais sa description de la psychologie du bizuteur (et du bizuté) est assez fine (et assez juste))
Cela dit, les trois livres évitent un écueil pire encore, et tout aussi fréquent : celui de l’auteur qui se fait avant tout plaisir à lui-même, et qui entre les lignes ne dit qu’une chose – "regardez comme je dénonce bien!"
Quand on parle des élites modernes, la voie la plus féconde pour "dénoncer" reste le réalisme. Il n’y a franchement pas besoin d’en rajouter.