Depuis plus de 20 ans, après son entrée en littérature en 1987 avec « Mourir m’enrhume », Eric Chevillard, un des auteurs phares des éditions de Minuit, affilié au « nouveau Nouveau roman », se fait remarquer pour son inventivité langagière et narrative. Dans sa vingtaine de romans (« Démolir Nisard »…), il met en scène des univers loufoques tragicomiques où règnent joyeusement folie douce, humour par l’absurde, anecdotes décalées et divagation poétique… Entre Beckett et Michaux auxquels il est souvent comparé. Depuis 2007, il connaît aussi le succès sur Internet avec la publication quotidienne sur son blog L’autofictif de quelques aphorismes satiriques, incisifs ou ironiques sur l’actualité du moment et autres réflexions personnelles (qui ont fait l’objet d’une publication papier en 2009). Son roman « Choir » paru lors de la dernière rentrée littéraire de janvier 2010, qualifiée de « fable -cauchemardesque- hilarante » a reçu un accueil enthousiaste. Pourtant cette allégorie insulaire peut aussi rebuter…
C’est sans doute une ode aux croyances moyenâgeuses, ou aux Dieux terrestres ou bien encore un dégoût certain du monde actuel qui ont conduit Chevillard à écrire « Choir », un roman particulièrement spirituel. Pourtant, ce récit, qui vient après « l’Autofictif », peut provoquer un rejet épidermique, comme un corps étranger dans sa bibliothèque que l’on n’aurait pas su rendre familier. Hermétisme total aux abords de ce récit malheureusement…
De quoi s’agit-il ? Choir est une île inventée par l’auteur. Choir raconte une vie recomposée après le chaos. Lequel ? Est-ce une réflexion autour de la notion d’apocalypse qui a radicalement changé depuis la deuxième guerre mondiale ? Est-ce une métaphore du néant et du désespoir qu’inspirent l’ « après » des camps de concentration et les bombes atomiques larguées sur Hiroshima et Nagasaki ? Est-ce une manière de dire que l’humanité dans sa conception la plus abstraite, sans la maîtrise de la technique, apparaît en contrôle de sa propre finitude, larguée mais non moins mal lotie qu’une tribu ? Chevillard va dans le sens des nouveaux discours apocalyptiques qui foisonnent et qui mêlent les réflexions sur la fin de l’humanité, la fin de l’histoire, la fin de l’univers. Le Réel prend une signification nouvelle et la croyance en est son ellipse. Sans jugement dernier, l’apocalypse devient un cataclysme, par lequel le monde tel qu’on le connaît prend fin mais où le fantasme demeure. Ici, ce sont des catastrophes aériennes ou naturelles qui sont responsables du chaos. Son élaboration se fait par le biais d’une mise en scène, d’une certaine narration littéraire. C’est un peu ce qu’on retrouve aussi dans quelques romans de Lovecraft (science-fiction) ou dans Rosemary’s Baby où les tentatives de penser la fin du monde doivent s’élaborer par une mise en image de l’événement, sous forme d’anticipation.
« Que savons nous de Choir ? Poulpes incolores à l’œil unique aux tentacules digités, linges mous veinulés, violâtres, couverts de micro ventouses, méduses cornées pourvues d’un bec et coiffées d’un petit capuchon épineux, sardines translucides, lamellibranches spongieux compliqués de fines antennes, la coulée de lave incandescente du Tertre en réchauffant les fonds abyssaux a révélé nombre de créatures marines inconnues de notre science qui sont remontées mortes à la surface et que nous ne savons comment accommoder… »
Chevillard a-t-il peur ? Car il choisit de penser l’apocalypse au moment où il a lieu ou suite à son avènement immédiat ; d’où le discours des habitants de l’île qui oscille souvent entre noirceur et figuration prophétique. « Choir » invite à une réflexion sur l’aspect narratif de l’apocalypse, et, ainsi, tente d’élucider la spécificité de la pensée littéraire, cet élément qui fait d’elle un discours privilégié pour penser le sujet de la limite, et l’au-delà de sa propre limite. Cette quête est le seul point très positif du roman. Pour le reste, bien que très bien écrit, on pourra le trouver trop singulier, trop hétéroclite, abscons, trop sidérant par endroits. Certains passages peuvent réellement dérouter et perdre le lecteur.
Sur l’île de « Choir » règne l’enfer, c’est un spectre. Un enfer qu’il faut quitter au plus vite. C’est un trou perdu, un cloaque immonde qui suscite le dégout de ses habitants. Une terre haïe, un cauchemar vivant, où les insulaires errent, rescapés de tous les sévices accidentels, handicapés, pervertis, éclopés, difformes, offensés, oppressés. Ils possèdent des membres en surnombre et ils croient que la sodomie est un acte de reproduction. « (…) s’ouvrait un large cratère au fond duquel nous ne vîmes rien qu’une météorite noire de taille moyenne. L’écosystème de Choir s’en trouva toutefois légèrement perturbé et, dans les semaines qui suivirent, réapparurent les dinosaures ; les carnivores qui nous dévorent et les herbivores qui nous broutent. Nous examinâmes la météorite avec circonspection et un peu d’inquiétude aussi : se pouvait il que la fusée d’Iliniuk ait pris feu en pénétrant dans l’atmosphère de Choir et nous soit arrivée sous cette forme navrante, calcinée, compactée, réduite à rien ? … »
Cette communauté vit sous le joug d’un sauveur, nommé Iliniuk qui seul, a pu échapper au désastre de Choir et à sa prolifération morbide. Illiniuk dit le Polydactyle, être légendaire, dont le retour est imploré par les habitants de l’île : il est leur messie. « Et nous revoilà au sol, prosternés. Yeux suppliants, lèvres murmurantes, épaules courbées, genoux plantés dans le sable ou la boue, nous engageons tout notre corps dans nos prières. Monte au ciel la litanie de nos plaintes : celles-là du moins trouvent la voie qui est refusée. Nous crachons aussi par terre, notre détestation de Choir ».
On ne sait plus d’ailleurs s’il s‘agit réellement d’un roman. On préférerait le terme de récit pour la succession de fragments postés les uns après les autres, pour faire mouche. Afin de dire la plainte, le recueillement : on entend des prières murmurées en forme de procession. Dans une alternance de paragraphes courts et stylisés, l’auteur fait preuve de nombreuses saillies poétiques. Exemples : « (…) sitôt levés, certains matins, comme mus par cette même exigence, nous nous mettons tous à courir sans bien savoir pour quelle raison, mais impérieuse raison, il nous semble en effet que nous n’avons pas un instant à perdre, que notre retard augmente et, tout en courant, nous essayons de comprendre pourquoi et quelle est cette urgence. Le soir venu, enfin, enfin, quand nous nous couchons, cela nous revient d’un coup, la fatigue, voilà, nous n’aspirions à rien d’autre en courant ainsi qu’à cet épuisement qui nous conduit vite au sommeil…. », « (…) Quand Yoakam se tait, nous sommes rendus à nos existences errantes et sans emploi. Nous séchons sur notre rocher, exposés à l’ardeur d’un soleil fixe qui jamais ne se couche et nous foudroie continûment. Nous recherchons la compagnie de nos semblables à seule fin de jouir de leur ombre. C’est d’ailleurs pourquoi il existe encore une société à Choir ; et pourquoi nous préférons être celui qui s’agenouille, celui qui rampe, plutôt que celui qui surplombe ». Ce sont des passages célestes, très picturaux, qui tranchent avec d’autres plus âpres pour dépeindre ce rebut pestilentiel, par touches parfois presque sanguinaires.
« Choir » est un livre grinçant que l’on peut lire comme une critique acerbe de la société délétère et conformiste d’aujourd’hui. Tout y est cassé, extrapolé. Souffrant. On est dans un monde inopportun, insuffisant, ravagé, soumis aux changements naturels, réceptacle de toutes nos frustrations, de toutes nos laideurs. Là où les dimensions et les rapports de force ont changé mais où la Foi demeure. Entreprise de destruction massive que cet ouvrage ? Quel rapport existe-t-il entre la révélation, la fin et le domaine du littéraire ? semble nous dire l’auteur. Est-ce par son rapport à l’imaginaire que le récit permet la réflexion sur l’après-récit ? Comment opère la mise en scène lorsqu’elle performe sa propre destruction ? Ici, on a, certes, pu lire, les pires abominations. Avec « Choir », Chevillard n’a-t-il pas écrit son « Chaos » à lui, son « Alien » littéraire ? Pour nous aider à penser notre propre fin. Et ce, en 5 lettres.[Laurence Biava]
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