« Et je t’emmène » de Niccolo Ammaniti, troisième opus (après notamment un excellent recueil de nouvelles « Dernier réveillon » dont l’une a été adaptée avec Monica Bellucci) paru en 2001 n’est pas encore le roman de la consécration pour ce jeune auteur italien assimilé à ses débuts au courant « Cannibale » en Italie (la nouvelle génération littéraire qui rompt avec l’académisme et introduit une langue moderne et « sanguine », nourrie de pop culture et assez décriée dans les années 90), traduit aujourd’hui dans une trentaine de langues. Riche en rebondissements et personnages hauts en couleurs aussi grinçants que cocasses, il est pourtant remarquablement construit. Il préfigure le grand succès de son roman suivant en 2002, « Je n’ai pas peur » (prix Viareggio) puis de « Comme Dieu le veut » (prix Strega, où son pessimisme social se radicalise), en mettant en scène la cruauté des enfants et du monde en général, la violence des milieux déshérités où les plus faibles et les plus doux sont toujours victimes des fortes têtes… En filigrane, il dresse aussi le portrait de l’Italie profonde, de ses bleds paumés, aborde la –douloureuse- fin de l’enfance, la perte brutale de l’innocence, la fin des rêves et des illusions sous le soleil assassin où ce ne sont pas les plus gentils ni l’amour qui gagnent…
On suit le temps d’un été, le basculement de la vie de Pietro Moroni, jeune collégien à peine sorti de l’enfance, pauvre gamin intelligent et sensible, victime des brimades de ses camarades. Bouc émissaire et souffre-douleur patenté à l’école comme dans sa famille.
Passionné de sciences naturelles (à noter qu’Ammaniti est lui-même un ancien étudiant de sciences biologiques), ce « geek » vit dans sa petite bulle avec sa meilleure amie, la jolie et fortunée Gloria aussi extravertie qu’il est timide. « Pietro n’aimait pas jouer au basket, ni au volley encore moins au foot . Non qu’il n’ait jamais essayé. Il avait essayé et comment, mais entre le ballon et lui, il y avait sans doute un problème de compréhension. Lui désirait que le ballon fasse une chose et l’autre faisait exactement le contraire. » décrit-il par exemple avec un humour tendre à la Nick Hornby (on pense d’ailleurs au personnage de Marcus dans « A propos d’un garçon »).
Son seul espoir ? Pouvoir continuer ses études et échapper au destin de berger que lui réserve son père comme son grand frère.
Malheureusement une série d’embuches et de guet-apens l’attendent au tournant…
En parallèle, ce roman choral nous entraîne aussi dans la vie de Graziano Biglia, playboy bling bling, de retour après des années de frasque et de vie dissolue à Rome dans son petit village natal, bien décidé à se ranger. Suite à une rupture douloureuse, il fera la rencontre de Flora Palmieri, la fragile et introvertie institutrice…
Des liens se révéleront peu à peu entre ces différents personnages, faisant converger leurs destins de façon inattendue mais toujours juste (sans tomber dans l’artificiel ou le téléphoné souvent propre au genre).
Avec ce roman fourmillant aussi grinçant que cocasse, Ammaniti campe une galerie de personnages truculents et fouillés, particulièrement réussie.
Parmi les personnages principaux, le pittoresque Graziano Biglia est peut-être le plus marquant.
Incarnant le prototype du macho italien roulant des mécaniques, dragueur invétéré (mais dans le fond grand cœur sensible), il forme un couple aussi improbable que décapant avec Flora Palmieri, son antagoniste qui le décrit en ces termes : « Le sex symbol des camping, mister conquetador, les cheveux oxygénés et des boucles d’oreilles, un animateur des villages de vacances Valtur. »
Parmi la brochette de personnages secondaires on notera plus particulièrement Erica, la petite amie de Graziano, la veline typique (ces bimbos stupides qui décorent les plateaux TV italiens pour leur plastique parfaite) au « petit cul lisse et ferme » et aux « nichons de marbre » mais surtout deux affreux jojos (la marque de fabrique d’Ammaniti qui se régale à forcer le trait sur leurs tares, leur ridicule pathétique à la limite du dingue dangereux…) : le surveillant libidineux de collège (« Le surveillant du collège Michel Ange était le type même du gars qui, si on ne lui donnait pas son assiette de pâtes bien assaisonnées et si on ne le laissait pas aller aux putes, s’éteignait comme un cierge. ») et l’agent de police bête et frustré, jaloux de la mercedès d’un étudiant ou encore le grand frère de Pietro qui rêve de partir en Alaska, sa petite amie superficielle et boutonneuse, et surtout le père de Pietro, pauvre hère complètement barge amateur de catapultes… Une verve humoristique second degré sur le registre du grotesque outrancier qui peut rappeler les personnages d’un Chuck Palahniuk. Le tout servi par une langue très vivante avec des images aussi visuelles que caustiques : « Oui parce que Mimmo avait des fixettes. Elles s’incrustaient sur ses neurones comme le calcaire dans les tuyaux… »
Ammaniti brosse ici le portrait de l’Italie profonde, ses « beaufs » aux mentalités étriquées, sa superficialité… L’auteur cultive aussi une sorte de fascination pour la violence et la bêtise humaines qu’il ne cesse d’explorer dans ses livres. Ainsi, Pietro est confronté à la méchanceté et la brutalité de cancres de sa classe, ce qui donne lieu à un savoureux passage d’analyse clinique à base d’encéphalogrammes, sur leurs caractéristiques neuronales (la zone frontale du cerveau particulièrement réduite…).
Il dépeint aussi les milieux déshérités à travers la famille de Pietro, bien loin de la Petite maison dans la prairie comme il en rêve, entre un père alcoolique et violent et une mère démissionnaire (sans pour autant tomber dans le mélo grâce toujours à son humour noir féroce) : « Partout, au collège, en Italie, dans le reste du monde, si vous vous trompez, si vous faites quelque chose qu’il ne fallait pas, une connerie en somme, vous êtes coupable et vous êtes puni. Ca devrait marcher comme ça la justice, chacun paye pour les fautes qu’il commet. Mais à la maison, les choses n’en allaient pas exactement ainsi. La faute, à la maison, tombait du ciel comme une météorite. Parfois, souvent, elle vous tombait dessus, parfois, coup de bol, vous réussissiez à l’éviter. Une loterie en somme. Et tout dépendait de la façon dont son père était luné.»
Un petit héros presque à la Dickens…
En effet, il dénonce surtout dans ce roman l’injustice, sociale, scolaire, humaine en général, les abus de pouvoir (scène du lynchage avec le policier…) comme en témoigne une autre remarque de Flora Palmieri : « Pourquoi aux maffieux qui se repentent les juges offrent-ils une nouvelle identité, des garanties, une remise de peine, et pourquoi n’offre-t-on rien d’autre à un enfant sans défense que de la terreur et des menaces ? » D’ailleurs, ce sont les deux héros les plus gentils et les plus droits de l’histoire (Pietro et Flora) qui finalement paieront de leur personne pour tous les autres dans un retournement de situation inattendu particulièrement symbolique …
C’est enfin un roman rabelaisien et sensuel où règnent la bonne chère et chair !
Tout du long, Ammaniti titille nos papilles en truffant ses pages de descriptions alléchantes de menus à base de tortellinis et autres fettuccinis aux courgettes et à l’œuf, concoctés avec amour par des mamas italiennes pour leur fils adoré « heureux comme une perle dans son huître. Ou mieux comme une paupiette dans sa sauce tomate ». C’est toute l’imagerie traditionnelle italienne que l’on savoure ici. On notera aussi la scène torride dans le puits thermal bouillonnant, dans cette atmosphère de souffre et de vapeur, où Graziano entraînera la prude et virginale Flora Palmieri… Pour le meilleur… et pour le pire !
Jusqu’à la fin du roman, Ammaniti mène parfaitement, de sa plume trépidante et imaginative, cette fable noire et ses nombreux rebondissements tragicomiques, à la façon d’un film des frères Coen.
Paroles de l’auteur :
A propos de sa propension à raconter des romans du point de vue des enfants :
« Les enfants sont les meilleurs protagonistes. Ils ont des élans imprévisibles, ils vont de l’avant. Dans les guerres, la misère, les camps de concentration, il y a toujours des enfants qui continuent à jouer. »
Ses lectures d’enfant : « D’abord des BD. Plus tard, Calvino et Oscar Wilde, les contes. Puis ces livres avec les titres en relief, les aventures. Tout Stevenson. Docteur Jekyll et Mr. Hyde a été une révélation. J’ai eu une passion pour Le Comte de Montecristo, je devais avoir 12 ou 13 ans, j’ai trouvé fantastique ce mécanisme de la vengeance : ne pas être reconnu par les autres, revenir incognito une fois fort et puissant, et les punir. Un rêve idéal pour un adolescent. »
A lire aussi: « Je n’ai pas peur »
Best-seller publié en 2001 en Italie, il est couronné du prix Viareggio puis adapté au cinéma par Gabriele Salavatores en 2003. Dans un hameau accablé de soleil, Michele, 9 ans, découvre un enfant de son âge retenu captif au fond d’un trou. À la fois roman noir et conte initiatique, c’est aussi le récit de la fin d’une enfance insouciante. « Un thriller rural, macabre, simple et rapide comme une nouvelle de Jack London et le tableau baroque et brûlant d’une Italie reculée et archaïque où rien n’a vraiment changé depuis le début du siècle, au climat oppressant et étrange, entre réalisme glauque et fable surréelle« …
et encore : « Comme Dieu le veut », une plongée dans le quart monde italien et une satire acide de notre société de consommation où les exclus sont abandonnés à leur haine et à leur désespoir… :
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