Publié en 1927, « Le loup des steppes » est considéré comme le chef d’œuvre d’Herman Hesse, écrivain allemand, Nobel de littérature en 1946, inspiré par la religion hindouiste, la psychanalyse de Jung ou encore le romantisme classique d’un Goethe.
Ce roman, censuré pendant le régime nazi (pour ses thèses anti-militaristes), puis devenu roman culte des années 60 et 70 (notamment récupéré par le mouvement hippie et beat generation bien que Kerouac ne l’aimât pas), adoubé comme « œuvre phare de la littérature du XXe siècle », marque de son influence de nombreux auteurs contemporains (voir par ex, l’interview de Florian Zeller qui l’évoquait pour l’écriture de Julien Parme). Thomas Mann a déclaré à sa sortie : « Ce livre m’a réappris à lire ».
Plus particulièrement lu par la jeunesse (bien que mettant en scène un homme mûr), il mêle différents registres allant du « roman de crise existentielle », quête initiatique à l’expérience spirituelle. Mais aussi réflexions psychanalytique, artistique, critique socio-politique et conte philosophique… A noter qu’une nouvelle traduction en 2004 a redonné une nouvelle jeunesse au texte* :
Le loup des steppes brosse le portrait d’un homme d’âge mûr, Harry Hailer.
Un homme singulier, marginal, qui vit en retrait de la société et de la vie, au milieu de ses livres et de ses concertos de Mozart, ses seules joies… Celles de l’élévation de l’âme : « Je suis incapable de comprendre quels plaisirs et quelles joies les hommes recherchent dans les trains et les hôtels bondés, dans les cafés combles où résonne une musique oppressante et tapageuse, dans les bars et les music-halls des villes… » écrit-il dans ses carnets.
Vivant en reclus il souffre de cette position, déchiré par les deux facettes de sa personnalité qui se livrent bataille en lui : celle d’un homme affable et raffiné et d’autre part celle d’un « loup des steppes », sauvage et (auto-)destructeur. « Un animal égaré dans un monde qui lui est étranger et incompréhensible ».
Isolé dans sa chambre, il analyse sa solitude : « Oui je pouvais tout à fait me passer de musique de chambre et d’ami ; il était ridicule de se laisser consumer par un désir impuissant de réconfort. La solitude est synonyme d’indépendance (…). Elle était glaciale, oh oui, mais elle était également paisible, merveilleusement paisible et immense, comme l’espace froid et paisible où gravitent les astres. »
Pourtant, cette solitude lui est aussi pesante et finit par devenir intenable à tel point qu’il envisage son suicide, une nuit, au retour d’un dîner mondain, véritable fiasco. Pour échapper à cette tentation effrayante, il se réfugie, désespéré, dans un bar et fait la connaissance d’une mystérieuse jeune-fille, Hermine, qui va le prendre en charge.
A son contact et à celui de son entourage, Harry apprendra à savourer les plaisirs simples de l’existence : danser, déguster un bon repas et renoue avec la sensualité. Tout ce qu’il s’évertuait à mépriser jusqu’alors mais Hermine lui réserve encore une ultime épreuve…
Construit en 3 temps, d’abord sous le regard extérieur d’un de ses voisins (et neveu de sa logeuse) puis à travers les carnets intimes du personnage entrecoupé d’un étrange « Traité du loup des steppes », remis par un mystérieux passant au héros, le roman nous donne plusieurs éclairages successifs de la personnalité complexe du personnage. Et même si parfois certaines pages peuvent paraître répétitives, on est intrigué par cette découverte progressive, essayant de comprendre ses différentes facettes.
A commencer par son rejet du corps, de tout ce qui l’exalte dans ses instincts les plus basiques, imagée par la figure du « loup ».
La symbolique paraît un peu simpliste et cliché mais elle fonctionne malgré tout.
En particulier quand il l’exprime à travers la musique jazz qu’il entend par exemple au détour d’une rue : « Je restai là un instant à fureter, reniflant cette musique saignante et crue ».
Hermine, la belle fille de joie hédoniste, ainsi que son ami le saxophoniste Pablo lui apprendront à réconcilier corps et esprit, à trouver son équilibre. A « jouer au petit jeu de l’existence immédiate » à travers les cabarets, dancings, cinémas…
L’apothéose de cette « éducation » étant la scène du grand bal où il décrit son euphorie : « Lors de cette nuit de bal, il me fut donné d’éprouver un sentiment que j’avais toujours ignoré en 50 ans d’existence, bien qu’il fût familier à n’importe quelle jeune-fille ou étudiant : c’était le sentiment de fête, l’ivresse de la liesse collective, le mystère de la dissolution de l’individu dans la foule, de l’union mystique à travers la joie partagée. »
Paradoxalement, sa souffrance et son désir de suicide d’antan lui manquent toujours parfois : « J’ai la nostalgie de souffrances qui me donneraient la capacité et le désir de mourir »
Après avoir tenté de la refouler, il apprend à jouir de la sensation physique pure en particulier dans les bras de Maria, la maîtresse que lui envoie Hermine, lui qui jusqu’alors n’envisageait pas de fréquenter une femme qui « aurait à peine lu un livre ».
Mais le plus intéressant réside peut-être dans sa réflexion sur la valeur artistique notamment à travers ses échanges sur la musique avec Pablo ou face à l’ardente et sensuelle Maria. Ce qui va le conduire à changer « sa façon de comprendre, de concevoir et d’aimer les choses ».
Le clivage « nourritures terrestres » et « nourritures spirituelles », entre culture et nature, s’estompe. : « Les tendres paroles de Maria, son regard où s’épanouissait le désir ouvraient de larges brèches dans l’édifice de mes valeurs esthétiques. »
Il interroge notamment la relativité du jugement (et donc de la hiérarchisation) des œuvres : « L’émotion vive et enfantine de Maria évoquant la chanson américaine ne représentait-elle pas une expérience artistique aussi pure et merveilleuse, aussi indubitablement sublime que le saisissement de quelque professeur entendant Tristan ou que l’extase d’un chef d’orchestre dirigeant la neuvième symphonie ? »
Mais de façon générale il cultive un sentiment de supériorité (un peu exagéré et doublé d’un rejet un peu réac’ de la modernité : la radio, le gramophone, anti-américanisme…) sur ce bas monde…, enrobé de référence nietzschéenne et renforcé par les paroles d’Hermine qui lui déclare par exemple : « Tu as raison, Loup des steppes, mille fois raison, et pourtant tu dois disparaître. Tu es bien trop exigeant et affamé pour ce monde simple et indolent, qui se satisfait de si peu. Il t’exècre : tu as pour lui une dimension de trop. »
D’ailleurs, le personnage d’Hermine souffre quelque peu de l’emprise de l’auteur sur les discours qu’elle tient parfois, peu crédible avec la personnalité qu’elle est censée incarner (celle d’une fille simple sans grande culture alors qu’elle se met parfois à disserter sur plusieurs pages sur le sens du monde, de l’époque, de l’Histoire et de l’humanité…, comme par ex le passage sur la gloire et l’éducation).
Ce qui nuit à son caractère mystérieux accentué par son ambivalence sexuelle (les passages de ses métamorphoses subtiles, façon Orlando, sont assez réussies et troublantes) : « Elle demeurait ainsi lointaine et neutre derrière son masque d’homme, mais m’enveloppait en même temps de tous les attraits de sa féminité à travers ses regards, ses paroles, ses gestes. » Hermine qui va constituer son antidote contre son mal-être : « En vérité tous les hommes devraient être des miroirs les uns pour les autres, se répondre et se correspondre ainsi. »
Lorsqu’on « finit par rencontrer un visage qui le regarde vraiment, où il distingue une forme de réponse, de parenté, alors, naturellement, il éprouve de la joie. » et son attraction-répulsion du suicide qu’il analyse : «(…) je me rendais compte que cette tension insupportable entre mon incapacité à vivre et mon incapacité à mourir était à l’origine de l’attachement particulier que j’éprouvais pour la ravissante petite danseuse (…). Elle représentait la délivrance, la voie de la liberté. Elle devait m’apprendre à vivre ou m’apprendre à mourir. »
On note aussi une dimension politique voire engagée qui affleure dans ce roman (même s’il se déroule hors du temps et des frontières), au détour de certains évènements comme l’article de presse polémique qui dénonce son engagement pacifique tandis qu’il déplore l’exhortation à la haine : « personne ne veut éviter la prochaine guerre ; personne ne veut épargner à soi-même et à ses enfants le prochain massacre de millions d’hommes »
Le passage sur le jeu de massacre dans le cirque en est une autre illustration même si on pourra déplorer encore une fois la vision assez simpliste qu’il en restitue. Il dénonce aussi au passage le danger de l’intellectualisation excessive qui conduit à des idéaux (Bolchevisme ou libéralisme) qui « proposent une vision trop naïve de la vie » et « l’appauvrissent ». Il livre aussi une critique sociale à travers le rejet du modèle bourgeois et matérialiste d’Harry qui n’a « ni vie familiale, ni ambition sociale ». Pourtant, il n’en est pas non plus totalement affranchi et continue de « demeurer dans la province des bourgeois, même si c’était sur le mode de l’opposition et de la révolte. »
Mais c’est surtout le thème psychanalytique qui domine, avec de nombreux passages (parfois sans grande subtilité) qui évoquent la construction de la personnalité dont le dialogue avec le joueur d’échec dans le cirque constitue l’apogée de sa démonstration.
Il établit la personnalité comme un ensemble multiple et riche dont les composantes peuvent être reconfigurées à l’infini, « où se développent de nouveaux jeux et de nouvelles tensions, des situations éternellement inédites ». Il écrit encore : « L’être humain ressemble à un bulbe formé de centaines de membranes superposées, à un tissu fait de multiples fils. » Cette caractéristique lui aura valu le qualificatif de « roman spirituel » (qui pourrait frôler le développement personnel …)
Le final qui se déroule au sein d’un théâtre magique parmi « les insensés » est assez avant-gardiste et pourrait être le scénario d’un film de Lynch d’avant l’heure ou encore l’atmosphère d’un roman de Murakami (les lettres lumineuses du théâtre dans la nuit…). Il y a aussi un peu de Lewis Carroll dans ce monde onirique, absurde et symbolique, avec les inscriptions farfelues des portes.
Il analyse ici la frontière entre folie et génie et déclare que « la schizophrénie est le fondement de tout art, de toute création de l’imagination. »Ces pages seraient inspirées des délires hallucinogènes de l’auteur sous l’emprise de l’opium.
Avec ce portrait d’homme singulier (dans la veine de ceux du Démon de Selby ou même du Bateman d’Ellis, sans en avoir la force littéraire), Hesse signe un roman messager –ce qui pourrait être à la fois son défaut et sa qualité- qui a pu être interprété de diverses manières. Mais rarement comme l’aurait voulu l’auteur lui-même qui écrit en préface : « Il ne suffit pas de souligner le peu de valeur que l’on attache à des choses telles que la guerre, la technique, la passion de l’argent, le nationalisme,etc. Il faut pouvoir remplacer le culte des idoles contemporaines par une croyance. Dans Le loup des steppes cette croyance est remplacée par Mozart, les Immortels et le théâtre magique. »
[Alexandra Galakof]
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A lire également : Demian (1919), Siddharta (1922), Narcisse et Goldmund (1930), Le voyage en Orient (1932) et Le jeu des perles de verre (1943), qui est peut-être son roman le plus révélateur mais aussi le plus difficile, où s’exprime la nécessité de dépasser la culture purement intellectuelle pour atteindre à l’accomplissement humain.
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La qualité littéraire et l’importance de l’œuvre de Hermann Hesse étaient déjà controversées de son vivant, et le débat continue aujourd’hui. Des collègues comme Thomas Mann ou Hugo Ball le tenaient en haute estime, cependant qu’à l’opposé Kurt Tucholsky disait : «Je tiens Hesse pour un écrivain au don d’essayiste bien supérieur à ses qualités lyriques». Alfred Döblin parla même d’une «ennuyeuse limonade». Les premières œuvres de Hesse furent cependant en majorité jugées positivement par les critiques littéraires contemporains.
*La traduction du Loup des steppes disponible jusqu’en 2004 multipliait les erreurs sémantiques avec une ponctuation maladroite ou encore des phrases tronquées, le tout desservi par un style daté du début du XXe. La nouvelle version signée Alexandra Cade a voulu rendre honneur au rythme très muscial ainsi qu’aux finesses de la langue de Hesse. Exemple : au lieu de « La plupart du temps, on ne saurait le nier, il souffrait et pouvait aussi faire souffrir les autres, notamment ceux qui l’aimaient et qu’il aimait », on peut lire désormais « la plupart du temps, il était indéniablement très malheureux ; il pouvait également rendre les autres tout aussi malheureux que lui lorsqu’il les aimait et qu’ils l’aimaient en retour ».
6 Commentaires
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Article très intéressant !
J’ai lu ce livre à 17 ans et j’ai le souvenir de n’en avoir compris qu’une partie. Par contre, je l’avais adoré. Vous m’avez donné envie de le relire, maintenant que vous m’avez éclairée.
Merci beaucoup !
Pauvre Döblin.
J’ai cherché la limonade et je n’ai bu que du champagne!
Bel article
la maladie mentale n’est pas forcément une tare.
confrontée à un hyperconformisme elle peut apporter une optique salvatrice à de nombreux problèmes sociétaux.
les différentes facettes de la personnalité ne sont souvent pas exprimées ou exprimables et ceci ne dépend que de notre bon vouloir
ceci autorise le refus de certains refoulements.
histoire compliquée d’un schizophrène qui a la chance de tomber par hasard sur une femme « extraordinaire » qui le psychanalyse et le guérit partiellement
Article intéressant, cependant un tantinet méprisant pour le Loup des steppes et qui culmine quand il est question de la prétendue modernité de la traduction de 2004 par rapport à celle de Juliette Pary . Incroyable de ne pas mentionner le contexte et surtout de ne pas rappeler ce que pouvait un être un « homme de haute culture classique » il y a cent ans. Sans cette entrée, il est pour moi difficile d’expliquer un certain nombre de thématiques abordées dans le roman tout comme son succès, notamment auprès de la jeunesse.
Aujourd’hui, à l’heure des multiples ouvrages de développement personnel, de la vulgarisation des philosophies orientales et autres thérapies alternatives, sans parler de la démocratisation des » paradis artificiels » nous sommes moins surpris par le contenu du roman écrit dans le courant des années 20 (1927 pour la parution). L’allusion au jazz dans la chronique est l’exemple parfait du contresens alors qu’il est sans doute de par sa nature , à la fois ordre (la grille ) et la particularité de pouvoir s’en affranchir ( l’improvisation) l’incarnation musicale du loup et qu’il faut simplement comprendre cet extrait dans une logique interne au personnage, non encore transformé par la rencontre avec Hermine, considérant cette musique avec méfiance et envie et pourtant ce à quoi il tend…
Bonjour
Merci de partager votre avis.
Je ne crois pas éprouver du mépris pour ce roman ni son personnage central. Ni d admiration d ailleurs, c est peut etre ce que vous me reprochez ? Simplement exprimer une opinion à l aune du XXIe siècle et de mon propre ressenti.
Quelques 13 ans plus tard, en relisant mon analyse et avec quelques lectures en plus derrière moi y compris de recherche sur l’histoire des idées esthétiques ou les constructions masculinistes, je vois ce personnage comme un archétype de pas mal d’idées de ces périodes non encore complètement révolues d ailleurs. Vous évoquez « un homme de haute culture classique », certes mais quel est le rapport avec la perception de ce personnage ? L’effondrement de la culture classique au profit du mercantilisme est toujours d actualité pour ceux qui continuent d étudier la première au détriment des écoles de commerce. Le clivage des arts libéraux et de la culture dite élitiste est toujours une réalité qui peut être discutée. Ainsi que la supériorité intellectuelle dont les premiers aiment se parer. Voir aussi mon analyse du personnage de Dostoievski dans les carnets du sous sol, datant de mi XIXe qui est en parenté (j’y retrace quelques points de l’histoire de la masculinité).