Aimez-vous Brahms? de Françoise Sagan a été publié en 1959, alors âgée de 24 ans et quelques années seulement après le succès phénoménal de « Bonjour tristesse » (1954), roman qui reste le plus connu de Françoise Sagan, le charmant petit monstre ne s’est pourtant pas reposé sur ses lauriers. Près d’une vingtaine de romans et nouvelles ont suivi jusqu’en 1996 (à quoi s’ajoutent une quarantaine d’essais, journaux, pièces de théâtre et scénarios) ! Ils restent pourtant méconnus même si certains ont fait l’objet d’adaptation ciné (comme le très réussi « La chamade »). Et pour cause, leur réédition s’est trouvée bloquée suite aux ennuis fiscaux de l’auteur avant d’être jugée « démodés »*. Lors de la sortie du biopic « Sagan » en 2008, Julliard* a ainsi ré-édité neuf de ses titres. Même démarche en 2009 des éditions Stock (avec en plus un inédit : Toxique, un succès vendu à plus de 65.000 exemplaires). Et même une version iphone ! Le tout sous l’impulsion de son fils Denis Westhoff qui se bat pour la sauvegarde de son œuvre : « J’ai tout relu et ça m’a convaincu qu’il fallait absolument rééditer l’œuvre dans son intégralité. C’est moderne, agréable à lire, son style est percutant, on se retrouve à chaque page… J’aimerais que les jeunes s’inspirent de son goût pour la liberté. Elle considérait que les livres étaient le vecteur essentiel pour s’ouvrir l’esprit et faire appel à son imagination. » Il a aussi lancé cette année un prix Françoise Sagan récompensant le meilleur roman du printemps. Parmi les plus marquants de sa « petite musique », « Aimez-vous Brahms ? », son 4e roman – drame amoureux triangulaire- écrit à l’âge de 24 ans (adapté en 1961 avec Ingrid Bergman et Yves Montand) :
« Aimez-vous Brahms ? » de Françoise Sagan (1959)
« Oui, il avait été honnête. Mais elle se demandait justement si l’honnêteté, la seule honnêteté possible dans cette vie inextricable, ne consistait pas à aimer quelqu’un suffisamment pour le rendre heureux.«
Un petit roman au titre à l’élégance classique et évocateur de son atmosphère bourgeoise et raffinée qui caractérise la « petite musique » de Sagan. Il nous raconte le dilemme amoureux d’une femme, Paule, âgée de 39 ans, un âge charnière pour une femme comme elle l’exprime dans son bel incipit : « Paule contemplait son visage dans la glace et en détaillait les défaites accumulées en trente-neuf ans, une par une, non point avec l’affolement, l’acrimonie coutumiers en ce cas, mais avec une tranquillité à peine attentive. Comme si la peau tiède, que ses deux doigts tendaient parfois pour souligner une ride, pour faire ressortir une ombre, eût été à quelqu’un d’autre, à une autre Paule passionnément préoccupée de sa beauté et passant difficilement du rang de jeune femme au rang de femme jeune : une femme qu’elle reconnaissait à peine. Elle s’était mise devant ce miroir pour tuer le temps et – cette idée la fit sourire – elle découvrait que c’était lui qui la tuait à petit feu, doucement, s’attaquant à une apparence qu’elle savait avoir été aimée. »
Une femme entre deux hommes et entre deux âges. Partagée entre son amour pour Roger, homme d’âge mur, entrepreneur logistique à la réussite ronflante, volage et incapable de s’engager et la tentation de la cour ardente et dévouée que lui fait un jeune avocat, Simon, fils de l’une de ses riches clientes. Deux amours antagonistes mais finalement aussi incapables l’un que l’autre de la rendre heureuse.
L’un parce que trop fuyant (mais « conforme à certaines règles morales et esthétiques ») et l’autre manquant de maturité. Sagan joue encore ici sur une triangulaire de personnages qui se cherchent, s’affrontent et ne se trouvent jamais réellement. Car ce qui prédomine ici finalement reste la solitude dans sa fatalité (« Elle serait à nouveau seule, attendant des coups de téléphone incertains et des petites blessures certaines. »), la peur d’être abandonné(e) (« un mouvement si possessif, si épouvanté à l’idée de la précarité de la possession ») et toujours cette tristesse sourde (« elle était comme étourdie de tristesse ») dont elle ne se détache pas depuis son premier roman.
Elle y distille avec sensibilité tous ses thèmes chers.
A commencer par la fuite de la jeunesse (et le choc des générations), de la beauté (elle n’avait alors pourtant que 24 ans), de la féminité mais aussi l’inconstance et la cruauté amoureuses.
Une des réussites du roman réside dans son analyse psychologique plutôt fine même si elle ne manque pas de tomber dans quelques généralités un peu clichés sur les hommes et les femmes. Elle se glisse notamment avec justesse dans la peau de Roger qui trompe Paule avec une jeune écervelée qu’il désire tout en la méprisant (son mépris étant peut être justement la cause de son désir). Sagan montre bien ici toute l’ambivalence masculine : « Elle était sotte, bavarde et comédienne. A force de ridiculiser l’amour, elle le rendait curieusement cru ; et sa façon de réduire à néant chez lui, toute envie de tendresse, de camaraderie ou de vague intérêt, la rendait plus excitante. » Tandis que l’auteur fait dire à Paule, sa propre conception : « l’amour sans amitié est épouvantable ». Une idée qu’elle répète de livre en livre, on la retrouve « Un peu de soleil dans l’eau froide » ou dans « La chamade » (où elle insiste sur le pouvoir du « rire ensemble » et de la complicité intellectuelle dans un couple outre l’attirance charnelle).
Elle décrit bien aussi la hantise de l’engagement masculin malgré l’amour qu’il peut porter à une femme : « Il n’envisageait plus la vie sans elle (…) Mais dés qu’il passait la porte, dés qu’il respirait sur le trottoir la violente odeur de son indépendance, elle le perdait à nouveau. »
La scène où Roger lui reproche avec aplomb et misogynie son aventure avec Simon est particulièrement mordante !
Adaptation cinématographique avec Ingrid Bergman et Yves Montand, réalisée par Anatole Litvak en 1960
Elle explore les méandres de l’amour et plus particulièrement les raisons du cœur que la raison ignore… Paule préfère, malgré elle, l’homme qui ne sait pas l’aimer selon ses attentes : « Pourquoi me préférez-vous Roger ? En quoi ce mufle distrait l’emporte-t-il sur le violent amour que je vous offre tous les jours ? ».
On goûte au passage son art des dialogues –au charme précieux- et des répliques incisives ou de dérision légère comme la déclaration mi-plaisantant mi-provocatrice de Simon, son jeune prétendant : « (…) je vous accuse d’avoir laissé passer l’amour, d’avoir négligé le fait d’être heureuse, d’avoir vécu de faux fuyants, d’expédients et de résignation. Vous devriez être condamnée à mort, vous serez condamnez à la solitude. (…) La pire. » ou encore « – mais depuis que je vous connais, tous mes rôles sont pour vous. Vous ne pensez pas que c’est l’amour ?
– C’en est une assez bonne définition, dit-elle en souriant. »
Avec une pointe de cynisme désabusé… : « Chacun oui conseillait de changer d’air et elle songeait, tristement, qu’elle allait changer d’amant : moins dérangeant, plus parisien, tellement fréquent… »
Sans oublier ses jolies métaphores poétiques : « Tout le dîner avait été, pour elle, éclairé par Simon dont les yeux , comme un phare, venaient régulièrement effleurer son visage…. »Et on lui pardonnera de frôler parfois le roman à l’eau de rose… : « (…) Simon couvrait son visage de baisers ; elle respirait, étourdie, cette odeur de jeune-homme, son essoufflement et la fraîcheur nocturne. (…) A l’aube, elle se réveilla à demi et comme en rêve, elle revit la masse noire des cheveux de Simon, mêlé aux siens par le vent violent de la nuit, toujours entre leurs visages comme une barrière soyeuse et elle crut sentir encore la bouche si chaude qui la traversait. »
Elle ne manque pas également d’affirmer déjà son aversion des obligations professionnelles. Contrairement à l’héroïne de « La chamade » qui suivra, Paule n’est pas une femme oisive, elle travaille comme décoratrice d’intérieur, un métier certes glamour mais bien concret. En un sens, elle est résolument moderne pour l’époque – célibataire, divorcée, mais totalement indépendante financièrement, et sans enfant à près de quarante ans… C’est Simon qui incarne ici ce refus romantique de travailler : « Je n’ai rien d’un jeune-homme actif, tu sais. (…) Pourquoi veux tu que j’aille gâcher mon temps à préparer mon avenir, puisque mon présent seul m’intéresse. Et me comble. » rétorque-t-il à Paule qui s’inquiète de le voir oisif. On y retrouve aussi avec plaisir les décors parisiens familiers à Sagan qui font resurgir l’époque des années 50, les « sous-sols du boulevard Saint Germain, baignés d’ombres et qu’un pick up inonde de rythmes sud-américains », les restaurants chics où se déroulent les chassés croisés des personnages, les appartements huppés de l’avenue Kléber…
Un drame sentimental en plusieurs actes assez théâtral et une partition bien orchestrée, de facture assez classique, qui rappelle les petits récits d’une Colette (dans « La chatte » par exemple) ou d’une Louise de Vilmorin (« La lettre dans un taxi ») sur les affres amoureux du milieu doré parisien. [Alexandra Galakof]
A lire aussi : Des bleus à l’âme » de Françoise Sagan (1972)
* Denis Westhoff a expliqué à la presse son litige avec l’éditeur historique de Françoise Sagan : « Je me suis rendu compte que Julliard, son premier éditeur, ne faisait strictement plus rien depuis quinze ans. Il n’y avait quasiment plus un seul de ses livres en librairie. J’ai monté un dossier contre Julliard pour leur demander des comptes. Selon eux, l’œuvre de ma mère serait d’une autre époque, un peu désuète, le lectorat ne serait plus au rendez-vous. Nous les avons donc amenés au tribunal en demandant de forts dédommagements. Quinze ans avant la mort de ma mère, c’était déjà la pagaille. S’ils avaient un peu plus travaillé à cette époque, ma mère n’aurait pas été aussi endettée à la fin de sa vie. Elle aurait eu la force de continuer à écrire. »
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Voici deux liens vers le blog de la médiathèque de Fréjus sur des articles concernant Sagan: "Sagan à toute allure" mediathequefrejus.over-bl… et "Des yeux de soie" mediathequefrejus.over-bl…
Correction du lien vers "Sagan à toute allure" mediathequefrejus.over-bl…