Jonathan Safran Foer estampillé « prodige des lettres américaines » dés la sortie de son premier roman « Tout est illuminé » en 2002, adapté au cinéma par Liev Schreiber (réputation confirmée voire accrue avec la publication de son 2e roman « Extrêmement fort et incroyablement près » en 2005), ce diplômé de Princeton ayant eu notamment pour professeur de creative writing, la romancière Joyce Carol Oates, divorcé de l’écrivain Nicole Krauss, marquait l’apparition d’une nouvelle génération littéraire américaine. Une écriture inventive, hybride et innovante (aux côtés notamment de Dave Eggers…). L’auteur juif new-yorkais, de Brooklyn (non loin de chez Mister Auster !), explore dans son œuvre romanesque son identité juive et ses racines, sur fond de drame de la Shoah, sous la forme de quêtes initiatiques. Tout est illuminé faisait suite à un voyage de Safran Foer en Ukraine sur les traces de son grand-père :
« La lueur est née de l’addition de milliers d’amours. Jeunes mariés et adolescents qui étincellent comme des briquets au butane, couples d’hommes qui brûlent vite et d’une flamme brillante, couples de femmes qui illuminent des heures durant d’une douce multitude de lueurs, partouzes semblables à ces joujoux tournoyant en gerbes d’étincelles qu’on vend dans les fêtes foraines, couples s’efforçant sans succès d’avoir des enfants qui impriment leur image frustrée sur le continent comme la fleur qu’une vive lumière laisse dans l’œil après qu’on s’en est détourné. Certaines nuits, certains lieux sont plus brillants. Il est difficile de regarder fixement New York le jour de la Saint-Valentin, ou Dublin le jour de la Saint-Patrick. La vieille ville de Jérusalem derrière ses murailles s’allume comme une bougie chacune des huit nuits de Hannukah. Le jour de Trachim (une fête) est le seul moment de toute l’année où le minuscule village de Trachimbrod peut être aperçu de l’espace, quand il produit assez de voltage copulatoire pour électrifier sexuellement les cieux polono-ukrainiens.«
C’est tout d’abord la langue, le drôle de phrasé à la fois grandiloquent, maladroit, enfantin et impropre qui frappe le lecteur (ce qui peut autant l’intriguer que le rebuter). C’est un dénommé « Alex », jeune étudiant ukrainien qui se présente, faisant « morfondre » sa mère, ayant besoin de « numéraire », manufacturant ou encore qui « s’aplatit » d’excuses, « excave » des documents, enquit des informations, « lambine avec patience »…
Il nous explique la mission dont l’a chargé, à l’improviste, son père qui tient une agence de voyage : celle de servir de traducteur à un jeune auteur américain juif (Jonathan Safran Foer, double non dissimulé de l’auteur dans le roman), à la recherche d’une mystérieuse « Augustine » qui aurait sauvé son grand-père d’un raid nazi durant la guerre.
Adaptation ciné de Tout est illuminé » (2005) avec Elijah Wood dans le rôle principal
Débute alors une épopée (un « rétif voyage »), où cet Alex, escorté de son grand-père -faux aveugle et vrai caractère impétueux ! ainsi que du jeune auteur, trio presque iconique, vont la rechercher en se rendant dans son petit village ukrainien (le « shtetl » comme il est désigné en yiddish dans le texte), désormais disparu : Trachimbrod.
Le tout entrecoupé du récit (roman dans le roman) de ce village de ses ancêtres écrit et réinventé par Jonathan, depuis sa fondation par le « Rabbin Bien Considéré » (qui deviendra au fil de temps le Rabbin « Plus ou moins respecté » !) le long de la rivière Brod, son célèbre défilé de chars, jusqu’à ce qu’il soit rasé pendant la guerre… véritable légende à la fois mystique et héroïque (qui rappelle fortement le réalisme magique d’un Gabriel Garcia Marquez avec sa multitude de personnages, les malédictions et leur sexualité débridée), ainsi que de la correspondance entre le jeune ukrainien et américain.
La critique a souvent parlé d’un « univers chagallien » pour décrire ces pages très vivantes, colorées et foisonnantes. On note aussi la façon dont son retranscrits les dialogues -nombreux-, phrases brèves qui se suivent, sans retour à la ligne et qui donnent une ambiance particulière aux échanges et confidences ou même encore au silence.
C’est donc une triple narration (dans un mouvement inversement chronologique pour épicer le tout !), parfaitement maîtrisée, que nous propose ici Safran Foer et qui rend Tout est illuminé particulièrement ambitieux (et parfois un peu difficile à suivre). Comme ont pu le noter certains lecteurs, il est parfois un peu frustrant d’être interrompu de l’un à l’autre, notamment lorsque l’on est plongé dans les destinées tragicomiques de Brod, son arrière-arrière-arrière…-grand-mère et de son mari Le Kolkien à la tête tranchée d’une scie !
Jonathan Safran Foer, sur le tournage, face à l’acteur jouant son rôle.
L’humour (parfois peut-être un peu lourd à force de vouloir trop en faire…) est en effet omniprésent tant dans le grotesque de certaines situations que les répliques, le mélange de grivoiseries et d’incantations sacrées, et ce malgré le caractère douloureux voire horrifique (cf : la scène de la rafle nazie dans la synagogue) du récit : « L’humour est une façon de se recroqueviller pour échapper à ce monde terrible et merveilleux. » déclare Alex à l’égard de Jonathan.
En remontant ce passé et sa généalogie, Safran Foer livre une réflexion sur la quête d’identité, des racines, les liens filiaux, les secrets de famille. Et surtout l’importance de faire vivre la mémoire, de ne pas oublier. C’est ainsi que le shtetl s’attache à tenir un registre de son Histoire à travers différents livres aux noms ésotériques comme « Le livre des rêves réccurents », « Le livre des antécédents » ou encore « L’Encyclopédie de la tristesse » qui recèlent d’anecdotes pittoresques ou poignantes comme la malédiction du moulin, l’histoire des mains teintes, avec des jeux de renvois entre les livres du village.
Le livre se fait alors jeu de pistes ou puzzle à reconstituer.
« Ce qui compte c’est que nous devrions nous rappeler. C’est l’acte de se rappeler, le processus de mémoire, la reconnaissance de notre passé… Les souvenirs sont de petites prières à Dieu, si nous croyons à ce genre de choses… » ou encore « Les juifs ont six sens : toucher, vue, goût, odorat, ouïe… mémoire. (…) pour les Juifs la mémoire n’est pas moins primordiale que la piqûre d’une épingle, ou son éclat argenté ou le goût du sang qu’elle fait couler sur le doigt. Le Juif est piqué par une épingle et se rappelle d’autres épingles. »
La fin de Tout est illuminé fait encore écho à ce thème central avec les souvenirs qui assaillent les habitants, tentant de comprendre leurs origines, de « relier les évènements (…) en un récit cohérent, quelque chose de compréhensible, doté d’une imagerie ordonnée, de l’intelligibilité du symbolisme« .
Une nécessité d’autant plus impérieuse lorsque l’Histoire, dans ses moments les plus noirs, décide de rayer de la carte, l’existence et donc la mémoire d’un peuple.
La nécessité d’expliquer et de comprendre, de « tout illuminer » pour reprendre l’expression d’Alex et qui a inspiré, entre autres, son flamboyant titre au roman. L’illumination s’avère aussi un signe de vie humaine, d’union charnelle* puis de mort (la bombe), tout au long du récit et vient encore nourrir les interprétations.
Le langage occupe aussi un rôle majeur dans Tout est illuminé, comme vecteur de sens et d’explication : la question de la traduction, « d’articuler », de la compréhension (le fait que les phrases soient répétées d’un personnage à l’autre pour marquer leur traduction). Il rejoint l’idée de vérité et d’interprétation des mots.
« Tout est illuminé » c’est aussi une vaste histoire-fresque d’amour**, celle des ascendants de Jonathan, des mariages plus ou moins heureux ou encore la drôle de « mission » de son grand-père Safran au bras inerte qu’il mettra au service de la jouissance des veuves éplorées du village, passant de l’une à l’autre pour leur distribuer un peu d’amour et de plaisir : « Il savait que Je t’aime signifie aussi Je t’aime plus que quiconque ne t’aime, ne t’a aimée ou ne t’aimera, et aussi Je t’aime d’une façon différente de tous ceux qui t’aiment, t’ont aimée ou t’aimeront, et aussi Je t’aime d’une façon dont je n’aime nulle autre, n’ai jamais aimé nulle autre et n’aimerai jamais nulle autre. »
L’amour est ici relié à la quête de vérité comme en témoigne cette réflexion d’Alex dans une de ces lettres, au sujet de Brod : « L’amour, dans ton écriture, est l’immuabilité de la vérité. »
A travers la relation entre Alex, le jeune ukrainien et Jonathan le juif américain c’est aussi le choc des cultures qui est abordé : le rêve américain -avec l’obsession du « numéraire » du premier, l’antisémitisme latent et naïf d’Alex et de son grand-père. Et finalement c’est la quête du second qui aboutira à une révélation pour la famille du premier, créant un lien inattendu entre eux… Les deux héros (surnom donné d’ailleurs à Jonathan dans le livre) ne semblent d’ailleurs finalement ne faire qu’un, comme un dialogue intérieur que se livre l’auteur au fur et à mesure qu’il écrit son histoire et la commente…, mais révélant aussi les diverses facettes de sa personnalité, d’un côté le fanfaron et de l’autre, la difficulté à devenir un homme (leur expérience féminine, les aspirations professionnelles -cf: dialogue savoureux sur la carrière d’écrivain versus celle de comptable !-), son manque de confiance en lui.
Petit clin d’oeil annonciateur de son essai publié en 2011 « Faut-il manger les animaux ? », on remarque la scène du restaurant où Jonathan étonne ses accompagnateurs en leur déclarant ne pas manger de viande, désolant le grand-père s’offusque d’apprendre qu’il ne mange « ni poulet, ni bifteck ni saucisse »…, et le traite de « shmuck » ! Brod fera aussi une remarque à son grand-père Yankel sur le sujet (« Ne trouves tu pas étrange de manger les animaux ?« ).
Ce conte noir recèle plusieurs niveaux de lecture et ses ramifications pourraient presque nécessiter une 2e lecture pour comprendre tous les liens et résonances qui le parsèment. Mais sa relative obscurité initiale (il faut s’accrocher un peu pendant les premiers chapitres, le temps de laisser aux différents axes du récit de se mettre en place puis de se rejoindre) finit par s’illuminer justement pour captiver le lecteur épris de récit à la fois épique, intimiste aux accents historiques. Safran Foer sait nous rendre chacun de ses personnages attachants, avec leurs mauvais caractère et grand cœur, leur violence et leur appétit orgasmique : des personnages « très distingués avec des appétits très bigarrés et des sièges de passion » comme le décrit le narrateur Alex dans sa langue baroque !
Comme le fera à sa suite Sofi Oksnanen avec « Purge » en 2010, Safran Foer revisite, avec originalité et souffle, un pan de l’Histoire, la sienne, débusquant les non-dits et les noirs secrets des âmes.
Bande-annonce de l’adaptation ciné de « Tout est illuminé »:
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Paroles de l’auteur, Jonathan Safran Foer sur « Tout est illuminé » :
** »Everything Is Illuminated » est surtout un roman sur l’amour -entre parent et enfant, entre amants, amis et générations, entre ce qui s’est passé et ce qui se passera. »
* « Le titre est en référence au passage dans le livre où les citoyens de Trachimbrod font tous l’amour. Le narrateur émet alors une pseudo-scientifique téhorie selon laquelle les astronautes peuvent voir depuis l’espace les gens qui font l’amour grâce à une lueur particulière (« a coital radiance », cf : extrait en haut de l’article ndlr). Bien sûr le titre joue aussi sur d’autres notions d’illumination, particulièrement la révélation Le livre trace un arc depuis l’ignorance jusqu’à la connaissance, de l’immaturité à la sagesse. J’ai aussi toujours aimé l’idée des manuscrits enluminés, les livres embellis et surchargés. Et j’adore l’idée de livres qui sont plus que des livres ou autre chose en plus. Je pense que la lecture idéale de mon livre serait comme celle d’écouter de la musique« .
(source : Harper Collins)
Interview vidéo de Jonathan Safran Foer :
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