Le désert des tartares de Dino Buzzati, publié en 1940 (en VF en 1949 , adapté au cinéma en 1976 ), est un roman majeur de cet écrivain et journaliste italien ayant connu un succès mondial qui ne se dément pas (ayant inspiré le Zangra de Brel). Cette fable philosophico-existentielle, (la non) épopée d’un jeune officier -en quête de gloire- affecté dans un fort au milieu du désert, est marquée du trauma des deux grandes guerres et s’inscrit sous le prisme de plusieurs influences de l’époque : de la plus évidente Kafkaïenne (reniée par l’auteur) aux existentialistes de Sartre à Camus en passant par la montagne magique de Thomas Mann…
L’écrivain Alain Mabanckou qui le recommande souvent le décrivait comme « un livre de silence, de confrontation de l’Homme face à l’absurde. C’est en quelque sorte une version abrégée de Don Quichotte. » Dino Buzatti est le symbole du plaisir de la lecture, de la profondeur de l’imagination et du sens du récit.
C’est l’observation de ses collègues de bureau, fossilisés dans leur travail routinier, à la rédaction du Corrier della serra où il travailla (et s’ennuya) jusqu’à sa mort qui fait germer l’idée du Désert des tartares chez Buzzati. L’escalier tortueux qui conduit à son bureau lui inspire les boyaux du fort Bastiani. Le cadre militaire lui permet de renforcer l’allégorie de son histoire, à la fois réflexion sur la fuite du temps, la mort, les destinées et aspirations humaines mais aussi un roman d’atmosphère à la poésie onirique… :
Giovanni Drogo est un jeune officier tout juste enrôlé au fort Bastiani. Plein d’espoirs et de rêves d’aventure et de gloire, il sera vite refroidi dans son ardeur en découvrant la vie austère et morne du fort. Pourtant, une force étrange le fait rester sur place et peu à peu s’enfoncer dans sa routine, son règlement, ses codes et rituels, rompant avec sa famille, ses anciens amis et même toute vie sentimentale. Ne cessant jamais vraiment d’espérer une guerre qui donnerait un sens à sa vie…
C’est sur cette mince intrigue que Buzzati parvient à broder un récit à la fois dense et poignant, même s’il comporte quelques passages répétitifs (comme les descriptions du fort, les rondes des sentinelles ou encore le cycle des saisons, qui contribuent néanmoins à instaurer cette ambiance de temps qui fuit, de monotonie et de stagnation pesante).
Le Désert des Tartares est tout d’abord un roman puissamment existentiel. La parabole de l’essence même de la vie* faite d’une perpétuelle attente. Attente du grand Evènement, du sauveur…, qui donnera sens à sa vie, qui « justifiera son existence » selon les termes de Drogo, et qui s’avère un leurre. Ici, c’est la grande bataille dans laquelle il pourrait s’illustrer comme héros qui devient toute son ambition et dans laquelle il s’abîmera jusqu’à sa mort. « Il semblait évident que les espoirs de jadis, les illusions guerrières, l’attente de l’ennemi du Nord, n’avaient été qu’un prétexte pour donner un sens à la vie. On pense à la phrase de Houellebecq, « Dans la vie tout arrive, surtout rien » ou tout simplement au fameux « carpe diem » qui nous enseigne à ne pas fonder notre bonheur sur un hypothétique avenir mais plutôt à profiter du présent. Un principe simple mais pourtant si humainement difficile à mettre en œuvre…, l’homme passant son temps à se projeter, à attendre autre chose que ce qu’il a.
Buzzati illustre ce faisant, un de ses grands thèmes de prédilection : la fuite du temps, sa « lente désagrégation », à travers la vie monotone et vide du fort qui s’égrène et vole la jeunesse de ses recrues, lézarde les murs… : <em« Cependant le temps passait, toujours plus rapide ; son rythme silencieux scande la vie, on ne peut s’arrêter même un seul instant, même pas pour jeter un coup d’œil en arrière. « Arrête, arrête ! voudrait-on crier, mais on se rend compte que c’est inutile. Tout s’enfuit, les hommes, les saisons, les nuages ; et il est inutile de s’agripper aux pierres, de se cramponner au sommet d’un quelconque rocher, les doigts fatigués se desserrent, les bras retombent inertes, on est toujours entraîné dans ce fleuve qui semble lent mais qui ne s’arrête jamais. » Il aborde aussi les thèmes qui y sont reliés : la solitude ainsi que la folie, l’aliénation qui guettent, au milieu de ce paysage à la fois hostile, inquiétant et fascinant. Et surtout la mort (dont le désert aride et le néant sont des symboles évidents) qui hante ses pages. Le fort Bastiani devient alors un observatoire d’où l’on peut contempler la mort en face… Dans ce roman d’atmosphère presque entièrement porté par sa force d’évocation, le décor, la nature désolée environnante joue ainsi un rôle à part entière, catalyseur des sentiments et impressions ressentis par le personnage.
Ce qui aura pu faire rapprocher, à juste titre le Désert des tartares de La montagne magique de Thomas Mann. Comme dans ce dernier, où la vallée qui s’étend sous le sanatorium influe sur les états d’âme et de santé du jeune Hans Castorp qui flirte ainsi avec la mort dans un rapport de presque séduction, Drogo se trouve sous l’emprise de cette plaine septentrionale qu’il observe depuis les fenêtres et meurtrières : « Et alors il lui parut voir les murs jaunâtres de la cour se dresser très haut vers le ciel de cristal, et au-dessus d’eux, au-delà d’eux, plus encore, des tours solitaires, des murailles obliques couronnées de neige, des glacis et des fortins aériens qu’il n’avait jamais remarqués auparavant. Une lueur claire venue de l’Occident les éclairait encore, et de la sorte, ils resplendissaient mystérieusement d’une vie impénétrable.»
Au fil des saisons, sous les lumières changeantes de la lune à l’aurore jusqu’aux ténèbres, il exprime la fascination, l’angoisse et l’inquiétude qu’elle suscite, se muant en paysage fantastique et onirique sous son regard halluciné : « peut-être en est-il ainsi de tout, nous nous croyons entourés de créatures semblables à nous et au lieu de cela, il n’y a que gel, pierres qui parlent une langue étrangère ; on est sur le point de saluer un ami, mais le bras retombe inerte, le sourire s’éteint, parce que l’on s’aperçoit que l’on est complètement seul. » Une vie en forme de songe où la rêverie devient l’activité essentielle : « il s’abandonne de nouveau aux héroïques rêveries tant de fois nées au cours des longues heures de garde et, chaque fois enrichies de nouveaux détails »
Le fort est aussi objet de fantasmagorie avec ses « sombres murailles rappelant celle d’un château abandonné » où « tout stagnait dans une mystérieuse torpeur »…, contrastant avec l’ambiance douillette de sa maison natale qu’il évoque avec nostalgie. Le rêve de Drogo du palais enchanté et du petit palanquin témoignent aussi de cette aura magique qui règne, reprise lors de la mort d’Angustina : « Et soudain, à travers une déchirure de la tourmente, à une distance incalculable, les lumières du fort apparurent. Elles semblaient en nombre infini, les lumières d’un château enchanté plongé dans la liesse d’antiques carnavals. »
On peut aussi lire dans ce roman, subtilement engagé, une dénonciation de l’absurdité de la guerre, de l’instinct guerrier de l’homme par conditionnement et endoctrinement, faisant écho au voyage au bout de la nuit de Céline.
Cette vanité humaine de « vouloir être un héros », quitte à y sacrifier sa vie d’homme.
Buzzati joue de la dérision (rappelant encore ici l’humour de Kafka) pour évoquer la vie ultra codifiée du Fort et les ordres stupides qui y sont donnés, la naïveté et l’engouement presque puéril des soldats lors de la fausse alerte de guerre, de leur conviction qu’une guerre serait « le remède » à leur ennui existentiel : « Au fond une simple bataille lui eût suffi, une seule bataille, mais sérieuse ; charger en grande tenue et pouvoir sourire en se précipitant vers les visages fermés des ennemis. Une bataille, et ensuite peut-être il eût été content toute sa vie. »
Les relations entre lieutenant, capitaine et subalternes, les jeunes recrues et les anciens sont aussi empruntes d’une certaine drôlerie touchante avec leur dialogues à la fois ridiculement solennels et résignés. Sommets tragicomiques du roman, la mort d’Angustina dans la neige « comme s’il avait reçu une balle », puis plus tard celle de Drogo particulièrement poignante, toutes deux vues comme des délivrances heureuses (le sourire final de Drogo)… [Alexandra Galakof]
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Paroles de l’auteur Dino Buzzati sur l’écriture de Le Désert des Tartares
*Dino Buzzati a commenté :« La situation de cette forteresse représente les espoirs de l’homme sous une forme plus simple et évidente que si j’avais fait un roman réaliste « .
L’écrivain a confié les circonstances qui, en 1939, firent germer en lui l’idée du Désert des tartares, alors qu’il travaillait, de nuit, comme chroniqueur routinier au sein du « Corriere della Sera » (où il travaillera jusqu’à sa mort) : « A côté de moi, il y avait des collègues qui avaient le même âge que moi, mais la plupart étaient plus vieux. Quelques-uns même avaient déjà beaucoup d’ancienneté. Tous, évidemment, dans leur jeunesse, avaient espéré pouvoir faire quelque chose de plus brillant ; ils avaient espéré devenir envoyés spéciaux, par exemple, c’est à dire faire de grands reportages, voyager à travers le monde, etc….. Et puis, peu à peu, ils s’étaient fossilisés là, dans la rédaction, renonçant progressivement à leurs espoirs. Et cette grande occasion, que probablement chacun d’entre eux avait espérée, peut-être sans s’en rendre compte, était devenue de plus en plus lointaine, et s’était complètement évanouie. Cette monotonie du travail m’a fait penser à écrire une histoire où serait résumé le destin de l’homme moyen, de l’homme qui espère en cette grande occasion, qui fait tout pour la faire venir.…Et cette occasion apparaît, il semble qu’elle soit sur le point de se concrétiser, et puis elle disparaît et s’éloigne. Ou bien, quand elle arrive, il est trop tard pour lui. Un de mes amis disait » Tout arrive, dans la vie. Cependant, mal, tard, et en partie « . La transposition de cette idée en un monde militaire imaginaire a été pour moi presque instinctive ; il me semblait qu’on ne pouvait rien trouver de mieux qu’une forteresse située aux ultimes confins pour exprimer, justement, l’usure que représentait cette attente. »
« Peut-être faut-il remonter jusqu’au Château et jusqu’au Procès pour trouver une interrogation aussi dramatique et aussi passionnée sur la raison de vivre et sur la fatalité du destin humain« , (Marcel Brion)
6 Commentaires
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Le génie de ce livre est de réussir à nous faire attendre que quelque chose arrive de ce désert, alors que l’on sait d’avance qu’il ne se passera rien!
Bonne lecture!
Certes, mais c’est quand même le roman de l’attente par excellence…
Un petit rapprochement avec "Le rivage des Syrtes" eut été à mon sens bienvenu, étant donné la proximité de la thématique des deux chefs d’oeuvre. 😉
Suite à cet article, j’ai acheté le roman. C’est une parabole assez réaliste sur la vie d’employée de bureau (tellement mieux que les autobiographies actuelles de cadres névrosés…) Du coup, je me suis demandé si je n’avais pas un côté Giovanni Drogo…
Drogo rongé par ce mal inconnu et incurable est terriblement attachant. On pense à Camus, inévitablement. L’attente interminable n’est autre que celle de la mort… pourtant » il faut croire [l’homme absurde] heureux. »
J’ai découvert ce livre lorsque j’avais une vingtaine d’années et il a forgé, changé ma vie. Tellement ému par la vie triste et ennuyeuse de Drogo, je me suis promis de profiter de la vie, conscient de la fragilité de celle-ci. Aussi, j’ai pris la décision de prendre du temps pour moi, en alternant journées de travail intenses avec des journées « libres » de faire ce que je voulais. En tous cas, réalisant tout ce que j’avais envie de faire sans attendre d’être vieux, ou en vain. Aujourd’hui j’ai 57 ans et je n’ai aucun regret sur la vie. J’ai vécu intensément et chaque lendemain est un bonus.
J’ai eu l’occasion de relire ce livre à plusieurs reprises et je remercie le « hasard » de me l’avoir fait connaître et avoir influencé ma vie.
Ce livre est un remède à la mélancolie si on en comprend le sens.