Pour la neuvième fois, Philip Roth fait réapparaitre son double Nathan Zuckerman, dont le cycle débute avec L’Écrivain des ombres (Ghost Writer, 1979) et s’achève avec Exit le fantôme en 2007 (traduit en VF en 2009, au titre emprunté à Shakespeare). Cet écrivain fantoche, cet écrivain des ombres, ce romancier de papier fourre-tout, ce VRP multicartes littéraires, fait, depuis plus de trente ans à la fois figure d’alter égo, de double littéraire et de porte-parole, tantôt personnage central, tantôt second rôle, tantôt masque vénitien, assimilé à toutes les causes, se targuant de réaliser toutes les plaidoiries des sujets qui occupent l’esprit de Philip Roth. A chaque fois, on a le sentiment d’assister à une méditation cruciale chez l’écrivain américain. Ce Zuckerman, on le dirait dévolu, assujetti à la soumission des interrogations politico-existentielles ou sociologiques des séismes individuels et collectifs subis ou provoqués par l’Histoire américaine. Ici, à regret, il se décide à abattre les cartes et se retire de la scène, devenu « un vieil homme tourmenté par la perte de ses moyens et la peur de voir disparaître ses proches. » Plusieurs romans de Roth retracent un épisode de l’existence fictive de cet écrivain new-yorkais Zuckerman. Dans « La Tâche »*, l’un de ses meilleurs, sa trajectoire est autrement plus aboutie, férue, construite que dans ce roman-ci qui embrasse tant de thèmes, d’impressions et d’enjeux qu’il ressemble, à s’y méprendre, à un épilogue littéraire. Est-ce réellement la dernière apparition de Zuckerman ? Dommage. On en aurait préféré une autre, d’une autre envergure.
Ici, la thématique subliminale du monde où les rôles sont distribués comme dans un théâtre de boulevard, où est tracée au millimètre près, la frontière impossible entre vérité et mensonge, -voire ci-dessous sur la création littéraire – parcourt tout le roman de Roth. On frise la farce en traversant à ce point la « psychologie » de son Zuckerman. Si l’on souffre avec lui, c’est d’abord parce qu’il s’agit d’un être non fait de chair mais d’encre noire et de papier. Mais « Exit le fantôme », peut décontenancer : c’est trop.
L’opus pèche par sa tendance à la caricature et au narcissisme, nous laissant en marge et sans jamais nous entraîner dans cette armada d’histoires à tiroirs, loin d’être des « fabuleuses superpositions ».
Le lecteur est relativement noyé par cet embroglio de messages équivoques. D’abord, sa mise à nu, la peur de la vieillesse, l’aveu de la maladie, l’effrayante crainte de la maladie, qui a d’ailleurs contaminé la principale héroïne du roman, ces atermoiements autour du cancer de la prostate, dérangent et mettent mal à l’aise. Que se passe-t-il ? L’auteur se pose en observateur du monde, convaincu que la réalité de la vie l’épargnera de nouveau. Il retrouve New-York pour résorber – c’est le mot – des problèmes de santé et se planque dans une chambre d’hôtel pour écrire. De sa retraite, il tire en gros quelques traits grossiers et de bon aloi sur ce que ce regard sur lui-même, d’abord, et sur ses contemporains, ensuite, lui inspire. On dirait qu’il prend sa lâcheté d’homme à bras le corps pour mieux la vaincre, pour mieux s’en dégager.
Au gré des pages, il avoue un retour de flamme impondérable pour un amour soi-disant désuet : Amy Bellette, la « fameuse » (vieille juive réfugiée d’Europe, apparue pour la première fois dans son roman « L’Écrivain fantôme » alter ego d’Anne Franck dans les yeux du narrateur, aujourd’hui gravement malade). Elle était la maîtresse de Lonoff, écrivain héroïque planqué, idole de jeunesse de Zuckerman.
En prime, un couple de trentenaires qui va réincarner ce couple dans le présent et enfin Richard Kliman le jeune inquisiteur biographe littéraire de Lonoff. Autant de marionnettes qui ponctuent les pérégrinations ambivalentes de Roth. Autant de figures, que de styles (et de figures de styles) qui se dévoilent afin de dire que la comédie humaine est éternellement rejouée à chaque génération. Témoigner qu’heureusement la réalité reprend ses droits, pour amener les pauvres individus que nous sommes, vaincus par leur faiblesse, leurs désirs, leur orgueil, vers notre inéluctable fin, leur destin.
Mais la superposition de trois scénarios bien ficelés ne convainc pas. On sent l’efficacité littéraire à plein nez, l’esprit tartuffe du théâtre de boulevard cité plus haut. Le déroulé de l’histoire apparaît forcé, contraint. Il manque le recul, la fameuse distance.
Certes, il y a de l’émotion, et on sent une tendresse infinie pour les personnages, la lucidité –cruelle- sur la déchéance physique de l’auteur qui ne peut laisser indifférent : « Venir retrouver quelqu’un après tout ce laps de temps, après que j’eus un cancer et qu’elle eut un cancer, nos jeunes cerveaux brillants tous deux bien défraichis – peut-être était-ce pour cela que je n’étais pas loin de trembler et qu’elle avait revêtu une longue robe jaune qui était à la mode, si elle l’avait jamais été, un demi siècle plus tôt. Chacun de nous deux se raccrochant désespérément à cette figure du passé. »
Et puis il y a ce sentiment de vide, qui vous saisit dès les première pages. Plus le récit avance, plus la part d’ombres du « vieux séducteur grisonnant sur le retour » agace, cette obsession des femmes jeunes, en particulier, et l’évocation de toutes les pertes sans lesquelles un être ne peut plus fonctionner normalement déroute le lecteur: «Et puis je remarquai les jeunes femmes. Je ne pouvais pas faire autrement. Les journées étaient encore chaudes à New-York, et les femmes étaient habillées d’une façon que je ne pouvais pas ne pas remarquer, malgré toute ma volonté de ne pas se laisser se réveiller en moi les désirs mêmes que j’avais si activement étouffés en vivant en reclus avec pour seul vis-à-vis une réserve naturelle. »
Pourtant, des pages entières sont éclairées par des passages lumineux, comme celui-ci : « Lors des soirées qu’il donnait dans son confortable appartement de la 72ème Rue Est, j’eus l’occasion de rencontrer pratiquement tous les autres jeunes écrivains de New-York et certains de ceux qui étaient déjà célèbres, et de me plonger avec convoitise dans la contemplation des jambes des jeunes femmes superbes qui se pressaient autour de lui, des débutantes américaines, des mannequins venues d’Europe, et des princesses dont les familles étaient en exil à Paris depuis le Traité de Versailles ».
A sa façon de relater et de remonter le fil du temps, ce roman prend l’allure d’un récit testamentaire. Il oscille, entre des moments bavards comme celui du dessus et d’autres plus ternes qui nuisent à la fluidité de la lecture voire endorment… Les dialogues sont quelque peu théâtraux, voire datés, en tout cas d’une autre époque. Roth en retient la mélodie et la nostalgie pour lui-même. C’est qu’il faut beaucoup de panache quand on est en fin de route pour conjurer le mauvais sort. Les thèmes abordés sont franchement noirs et invariables, c’est toujours la même chose, on n’en sort pas : le milieu littéraire new-yorkais, l’élitisme érudit, ce qui nous vaut quelques émotions d’ordre collectif, le même climat politique rabâché et cernant le même écrivain solitaire, politique tout autant, et prolixe (le livre engagé se déroule en 2004, au moment de la réélection de George Bush). Les meilleurs passages se situent aux trois quarts du roman : les dialogues bi-latéraux à priori fantasmés du séducteur sur le retour, justement rythmés par des « Elle et Lui », là où l’imaginaire de l’auteur, toujours amoureux, vagabonde et foisonne.
Pour autant, on peut lâcher prise de nouveau, gêné par les troubles amnésiques de l’auteur, le roman, oscillant sans cesse entre deux pôles contradictoires, ne cesse de désemparer Il manque toujours cet équilibre qui ne vient pas et créée un réel sentiment de désorientation donnant envie d’abandonner la lecture. Ce qui serait dommage car on passerait à côté de la partie la plus intéressante : celle qui concerne la création littéraire, et plus précisément le conflit entre réalité et fiction. Ici, le style de l’auteur se déploie avec une certaine virtuosité. La création littéraire, son degré d’invention, ses pourfendeurs, présentent autant d’intérêt que le panache qui consiste à en mesurer ses qualités et ses défauts. Un certain Kliman se met en tête de faire renaitre Lonoff, un écrivain injustement oublié qu’on suppose naturellement aussi imaginaire que Zuckerman l’est pour Roth. Kliman veut en écrire la biographie mais Zuckerman, dont Lonoff est l’idole littéraire, lutte contre ce bien envahissant intrus. Se pose alors la question de la liberté de l’écrivain. Et la part essentielle : comment écrire un roman sans tricher ? Comment empêcher les biographes de débusquer les secrets qui entourent, préservent, ou enjolivent une vie d’homme sans qu’ils ne soient amenés, eux, les biographes, à renoncer à la recherche de la vérité ? Roth digresse, contrarie, jongle, tempête et pose vraiment ce problème en mettant l’accent sur le fait qu’aucun égarement ne doit être possible entre réalité et fiction, entre justesse et justice.
Résumons : l’évolution du milieu littéraire new-yorkais s’est bien ternie, l’admiration pour ses pairs a laissé la place à l’arrivisme cynique de jeunes loups qui veulent, admettons, ternir l’aura de leurs aînés. Mais nous autres profanes, avons toujours vivement désiré savoir d’où cette personnalité à part, le créateur littéraire, tire ses thèmes – dans le sens de la question qu’un certain cardinal adressait à l’Arioste, (Freud) et comment il réussit, grâce à eux, à provoquer en nous des émotions dont quelquefois nous ne nous serions pas crus capables de ressentir. Roth biaise. Il ne comprend pas que le biographe veut monologuer d’une voix d’encre. S’émouvoir. Ressentir. Ecrire, c’est éclairer son âme dans sa solitude. Parler à un absent, rendre compte, sans contradiction. Zuckerman, par la voix de Roth, diffère sa parole. En proposant d’écrire une biographie, Kliman souhaite aussi étudier les relations qui existent entre la vie de l’auteur et ses créations. On ne sait pas avec quelles hypothèses aborder ce problème et Roth ici semble démuni. On pense que ce rapport est beaucoup trop simple. Grâce à l’intelligence acquise au sujet des fantasmes, – ce que Zuckerman ne comprend nullement – nous devons nous attendre à ce que l’état des choses soit tel : un événement intense et actuel éveille chez le créateur le souvenir d’un événement plus ancien, le plus souvent un événement d’enfance ; de cet événement primitif dérive le désir qui trouve à se réaliser dans l’œuvre littéraire ; on peut reconnaître dans l’œuvre elle-même aussi bien des éléments de l’impression actuelle que de l’ancien souvenir.
Extrait le plus explicite sur cette incompréhension qui oppose les deux hommes :
« – Pourquoi tenez vous tant à rabaisser de ce que je veux faire ? Pourquoi mettez vous tant de hâte à déprécier ce dont vous n’avez pas la moindre idée ?
– Parce que cette façon d’aller fourrer son nez dans les ordures qui se baptise recherche est sans doute la forme la plus basse qui soit d’arnaque littéraire. – Et cette façon de fourrer son nez partout qui se baptise fiction ?
– C’est moi que vous décrivez maintenant ?
– Je décris la littérature. Elle aussi nourrit la curiosité. Elle dit que la vie telle qu’elle se montre n’est pas la vraie vie. Elle dit qu’il y a quelque chose au-delà de l’image qu’on cherche à donner de soi – disons une vérité de soi.
Exit le fantôme n’en reste pas moins un livre courageux, lucide, efficace, profond, maitrisé, épars. Bien que déroutant, Roth a de vrais sursauts littéraires, c’est un insurgé, un révolté, contre l’époque, contre son pays, contre la cupidité, l’infamie, la vanité, la trivialité. Roth a écrit sa propre épopée, – on peut lui en rendre grâce – parce qu’elle lui sert à maquiller son désespoir de cheval en fin de course, elle lui impose de survivre, même si semble sonner le glas de tous ces fameux fantômes qui ont jalonné son parcours d’écrivain. « Exit le fantome » ? pour exprimer que le retour à la réalité est trop douloureux, pour dire le triomphe du cafard, du désir, de la jalousie. La peur de l’échec la mort dans l’âme. Le retrait. La fin de la littérature. Sans clap. sans rappel. Rideau. [Laurence Biava]
* « La Tâche », – Prix Médicis 2002 étranger – : un ancien professeur Coleman, aux prises avec des problèmes de racisme et d’antisémitisme développera une amitié intéressée avec Nathan Zuckerman, cet auteur upper-class de la sphère new-yorkaise, âgé d’une soixantaine d’année, à qui il demandera d’écrire un livre sur son histoire à Athena, durant ses années d’académie américaine, dans le cœur du rectorat. Mais Coleman changera subitement d’idée. Il a un secret – un incroyable secret qu’il n’a jamais partagé avec personne et surtout pas avec les membres de sa famille. Non seulement Coleman n’est pas juif comme il l’a toujours laissé croire mais… Comment Coleman vit-il avec ce secret et comment a-t-il vécu avec cela, certaines de ses réactions, de ses comportements sont basés sur ce secret. Et Zuckerman devient alors l’unique possesseur de cet obscur secret.
1 Commentaire
Je suis un grand fan de philip roth, mais c’est vrai que la plupart de ses livres ont un problème de structure : on a souvent l’impression que roth n’arrive pas à finir ses romans, ou que le propos s’effiloche et que l’auteur ne sait plus trop de quoi il parle au juste…