Disgrâce de J.M Coetzee: « Il ne reste qu’à serrer les dents et vivre ce qu’il reste à vivre »

Disgrâce, 9e roman de l’écrivain sud-africain, J.M Coetzee, prix Nobel en 2003, est aussi celui de la consécration, couronné du Booker prize en 1999 (pour la 2e fois après « Michael K, sa vie, son temps »). Il est adapté au cinéma en février 2010 avec John Malkovich dans le rôle titre. Souvent présenté (réduit ?) à une peinture économico-sociale de l’Afrique du Sud post-Apartheid (lui ayant même valu une accusation de racisme), Disgrâce comme son titre l’indique est avant tout le récit de la chute d’un homme. Un homme vieillissant qui s’enfonce peu à peu dans des ténèbres de plus en plus opaques. Un homme qui perd et va perdre encore plus et c’est en cela que le roman est particulièrement poignant et marquant, allant à l’encontre des romans de reconstruction habituels. Un roman intimiste qui interroge aussi la notion de désir masculin, d’instinct primitif, la morale, la vieillesse et les rapports de domination, de violence au sens large et surtout la condition féminine dans la société sud-africaine actuelle :

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« On s’habitue à voir les choses devenir de plus en plus dures ; on cesse d’être surpris de voir que ce qu’on croyait déjà terriblement dur à accomplir puisse devenir plus dur encore. »

David Lurie est professeur de littérature à l’université, la cinquantaine. Un homme aux abords respectables qui vit plutôt égoïstement, divorcé par deux fois et entretenant une liaison avec une escort-girl qui le satisfait apparemment. « Il est surpris de voir qu’il lui suffit d’une heure et demi par semaine en compagnie d’une femme pour être heureux, lui qui croyait qu’il lui fallait une épouse, un foyer le mariage. Ses besoins s’avèrent assez modestes tout compte fait, modestes et éphémères, comme les besoins d’un papillon. »
Mais assez vite on sent la frustration, principalement sexuelle, qui hante cet homme, ancien Casanova, qui n’accepte pas de perdre son pouvoir de séduction. Une aventure avec l’une de ses étudiantes -pas vraiment consentante- sera le catalyseur d’une remise en question de sa vie et le début d’une chute progressive. Contraint de démissionner, il rejoint sa fille qui gère une ferme en pleine brousse africaine. Changement d’ambiance et choc des cultures dans ce milieu presque sauvage où la nature reprend ses droits, loin du milieu intellectuel du Cap. Mais ses démons demeurent et finalement trouvent une autre résonance face au drame qui va l’affecter lui et sa fille…

Une construction en symétrie inversée
A la lecture de Disgrâce, on a un peu l’impression de lire deux récits emboîtés l’un dans l’autre de façon peut-être un peu artificielle. La première partie au Cap sur la vie de ce professeur à la personnalité trouble et complexe puis le basculement dans la seconde autour de la vie à la ferme dans son rôle de père. Deux univers antagonistes mais que l’auteur parvient finalement à relier en tissant sa réflexion sur la violence du désir masculin (qui s’avère finalement le thème central du roman). On pourrait d’ailleurs voir ses deux parties comme deux facettes symétriques opposées et ironiques d’un même miroir.

La tragédie du désir masculin
Attention SPOILER
Tout d’abord, David Lurie le professeur qui profite, exploite les femmes pour satisfaire ses pulsions sexuelles en se payant une prostituée d’origine maghrébine puis en abusant d’une étudiante qui n’ose pas vraiment lui dire non. L’aventure avec cette étudiante est volontairement sibylline, on ne sait jamais vraiment ce qu’elle pense, elle reste passive, cherche à l’éviter puis se laisse faire. Ce n’est pas tout à fait un viol mais ce n’est pas non plus un consentement mutuel.
Ensuite, Lurie passe de prédateur à victime en devenant le spectateur impuissant du viol de sa propre fille (qui pourrait renvoyer à l’étudiante du début) par un jeune délinquant de la région possédant des soutiens dans l’entourage de la jeune-femme (qui pourrait être Lurie, transposé dans ce milieu agricole). Dans l’un et l’autre cas, l’étudiante comme la fille de Lurie sont victimes « consentantes » c’est-à-dire qu’elles répugnent à porter plainte d’elles-mêmes contre leur agresseur.
On imagine que l’étudiante ne voulait pas se faire mal voir de son professeur, subir des représailles dans l’université et pouvoir continuer ses études sans problème supplémentaire. La fille de Lurie ira jusqu’à lui avouer qu’elle considère ce crime comme une sorte de dû qu’elle doit payer pour avoir le droit de rester sur ses terres !
Deux femmes qui doivent se soumettre à l’oppression masculine, au désir masculin. C’est finalement ce qui ressort de leurs attitudes respectives. L’homme souffre également de cet instinct sexuel primitif dévastateur qui l’habite : au début du roman le héros évoque même l’idée de se faire « châtrer ». La dimension animale, bestiale du désir masculin est d’ailleurs amplement soulignée par l’auteur à travers l’omniprésence des chiens dans le roman (qui illustrent aussi la couverture anglo-saxonne). Lurie y recourt même dans une tentative d’explication de son geste sur l’étudiante : « aucun animal ne verra de justice à se faire punir pour obéir à ses instincts. » Ce à quoi sa fille lui rétorque « Alors il faut permettre aux males d’obéir à leurs instincts sans les contenir. C’est ça la morale. » Plus loin, il dit avoir déjà pensé « le désir est un fardeau dont on aimerait se passer. » et déplore qu’il faille « se mettre à haïr sa propre nature ».
Au fil du roman, le discours du héros évolue. Alors qu’au début il se situe du côté du mâle dominant et qu’il cherche à justifier ses actes au nom des « droits du désir », « au service d’Eros », il voit ses convictions ébranlées lorsque sa fille en devient la victime. Il parle alors du viol comme « dieu du chaos, de l’amalgame, violateur des barrières d’isolement ».

L’oppression féminine
Plus que l’oppression raciale (qui se joue à travers le rapport de force inversé entre les Afrikaners et les Africains, aucune notion de couleur n’est d’ailleurs à aucun moment clairement énoncée), c’est donc l’oppression des femmes par les hommes que l’auteur dénonce plutôt ici. Il pointe la fatalité de cet ordre là, éternel, archaïque…, « ce que les hommes font subir aux femmes » : « Pauvres filles ! Quelle destinée, quel fardeau à porter ! », écrit-il.
Sur cette terre dangereuse et hostile où règne la loi du plus fort, sa fille (lesbienne) ne peut pas gérer sa ferme sans se mettre sous la protection de son voisin. Une femme ne peut pas vivre en sécurité sans l’appui d’un homme. « Ici c’est trop dangereux pour une femme, il lui faut un mari » leur déclare le voisin Petrus.

On notera aussi au passage l’intéressante et juste réflexion qu’il livre sur les inégalités et la notion de propriété lors du vol : « Il y a des risques à posséder quoi que ce soit : une voiture, une paire de chaussures, un paquet de cigarettes. Il n’y en a pas assez pour tout le monde, pas assez de chaussures, pas assez de voitures, pas assez de cigarettes. Trop de gens, pas assez de choses. Et ce qu’il y a doit circuler pour que tout un chacun ait l’occasion de connaître le bonheur le temps d’une journée. C’est la théorie. (…) Il ne s’agit pas de méchanceté humaine, mais d’un grand système de circulation des biens, avec lequel la pitié et la terreur n’ont rien à voir. C’est ainsi qu’il faut voir la vie dans ce pays : sous son aspect schématique. Sinon on pourrait devenir fou. Les voitures, les chaussures, les femmes aussi. Le système doit bien prévoir une place pour les femmes et ce qui leur arrive. »

Le portrait trouble et complexe d’un Casanova vieillissant : David Lurie
Entièrement porté par son narrateur, David Lurie, le roman en dresse un portrait tout en nuances voire paradoxes. On suit son évolution psychologique au fil des épreuves qui vont l’atteindre successivement. Il reste difficile de le saisir et de le cerner. Et c’est une des grandes réussites du roman, ne pas verser dans la caricature ou le manichéisme.
Ce personnage dérangeant nous apparaît ainsi tour à tour cynique, irritant et surtout d’un égoïsme froid, puis ses failles se révèlent peu à peu et il se fait plus touchant dans sa fragilité et sa détresse.
Il affiche aussi une certaine rébellion face au système comme dans son refus de plier devant le jury universitaire.

C’est surtout le portrait tragique d’un Casanova vieillissant (aux accents houellebecquiens et de Roth mais sans sa forfanterie…). Hanté par sa déchéance, il ne cesse de déplorer la perte de son pouvoir de séduction : « Et puis un beau jour, tout cela prit fin. Sans le moindre signe avant-coureur, le pouvoir de son charme l’abandonna. Ces regards qui naguère auraient répondu aux siens glissaient sur lui, se portaient ailleurs, ne le voyaient plus. Du jour au lendemain il ne fut plus qu’un fantôme. S’il voulait une femme, il devait apprendre à lui courir après ; et souvent d’une manière ou d’une autre, l’acheter. »
En particulier sur la jeunesse car le véritable drame est de vieillir et de toujours convoiter les jeunes-femmes/filles : « Si les vieillards confisquent les jeunes femmes, quel sera l’avenir de l’espèce ? Voilà, au fond le chef d’inculpation. C’est le thème que traite une bonne moitié de la littérature : des jeunes femmes qui se débattent pour échapper aux vieillards qui les écrasent sous leur poids, une lutte pour sauver l’espèce« .

Disgrâce est aussi le roman de la résignation nécessaire et c’est cet apprentissage que fait le héros : « Après un certain âge on a tout simplement plus de charme, il faut s’y faire. Il ne reste qu’à serrer les dents et vivre ce qu’il reste à vivre. Faire son temps. » Tout s’écroule autour de lui, son petit monde, ses acquis, ses repères.

Le roman d’une progressive déchéance résignée
Alors que le basculement du roman lors du départ du professeur laisse à penser une reconstruction, c’est en fait tout le contraire. On assiste au récit de sa « faillite » progressive, son déclin inéluctable : « Ce n’est pas pour cela qu’il est venu ici – pour être coincé dans un trou, loin de tout, pour tenir les démons à distance, pour soigner sa fille, en s’occupant d’une affaire qui périclite. S’il avait un but précis en venant ici, c’était se ressaisir, retrouver des forces. En fait, ici il se perd un peu plus chaque jour.« .
David Lurie est en effet l’homme qui perd (ses charmes, son poste de professeur, sa fille, ses dernières forces…). Peut-être prémonitoire de l’un de ses romans suivants intitulé « L’homme ralenti ».
Il n’y a pas de rédemption pour lui ni pour sa fille qu’il n’arrive pas non plus à sauver. Il n’y a pas d’issue (si ce n’est peut-être par l’art à travers le travail qu’il mène en parallèle sur Byron) : le personnage reste impuissant face à la fatalité qui le frappe et le condamne.

Noirceur lumineuse
Mais si le roman ne cesse de s’enfoncer dans une noirceur de plus en plus sombre, il s’achève, contre toute attente, sur une belle scène lumineuse et paisible. Celle de sa fille jardinant dans un champ de fleurs au soleil, une vision presque idyllique : « (…) et il voudrait que ce moment de totale tranquillité dure toujours : la douce lumière, la tranquillité du milieu de l’après-midi, les abeilles qui s’affairent dans les champs de fleurs ; et au milieu de ce tableau, une jeune-femme, das ewig Weibliche, légèrement enceinte, coiffée d’un chapeau de paille. Une scène parfaite pour un Sargent ou un Bonnard. »
Comme si l’auteur voulait nous dire que la vie continue malgré tout, dans son chaos et son injustice naturels, auxquels nous n’avons d’autre choix que de nous adapter et faire avec… [Alexandra Galakof]

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Visuels d’illustration extraits du film adapté du roman par Steve Jacobs (2008)

2 Commentaires

    • GwenAEL JEANNIN sur 29 octobre 2010 à 9 h 59 min
    • Répondre

    J’avais lu ce roman : il m’avait marqué.

    • "naturels?" sur 26 novembre 2010 à 21 h 54 min
    • Répondre

    Le roman articule de façon magistrale les rapports sociaux de genre et de "race". C’est dommage (et curieux) que la chute de l’article évoque une injustice "naturelle" (?)

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