« L’Homme qui voulait vivre sa vie », deuxième roman de Douglas Kennedy, publié en 1997, s’inscrit dans la droite lignée du premier (« Cul de Sac », republié en 2008 sous le titre « Piège nuptial »). Ce thriller psychologique reprend en effet la thématique chère à l’auteur : comment une vie peut basculer en un instant et changer du tout au tout. L’histoire d’un homme qui veut changer de vie et surtout reprendre sa liberté. Brodant sur le désormais classique « blues du businessman qui aurait voulu être un artiste » sur fond d’american dream et de banlieue consumériste étriquée, le roi du page-turner compose une histoire à rebondissements servie par son sens de la formule percutante. A l’occasion de son adaptation au cinéma (le 3 novembre avec Romain Duris et Marina Foïs, voir ci-dessous), retour sur ce livre devenu culte :
« Quinze minutes. Un quart d’heure plus tôt, j’étais encore un Américain modèle : un citoyen zélé, productif, avec charge de famille, payant ses intérêts à la banque, propriétaire de deux voitures, consommateur assidu, titulaire de la Gold card, membre de la Caste supérieure des hauts revenus imposables . Et désormais… Désormais, la destruction totale. »
Avec sa construction en 3 actes soigneusement orchestrée, Douglas Kennedy nous plonge dans la vie de Ben Bradford, avocat fortuné coincé dans sa vie professionnelle fastidieuse et sa famille pesante entre ses deux enfants brailleurs et sa femme qui le délaisse. Bref, l’homme s’ennuie, s’enlise et déprise sévèrement à coup de « maalox » dont il s’enivre pour faire taire son ulcère carabiné… Son seul salut ? Sa passion pour la photographie qu’il pratique en amateur.
Mal dans sa peau dans cette banlieue du Connecticut aussi cossue qu’étriquée où le seul hobby est le shopping à outrance, jaloux de son voisin new-yorkais snob et justement photographe, il fera une tragique découverte qui lui fera commettre l’irréversible…
Contraint de tout abandonner et de partir en cavale, il se retrouve au Montana où il doit débuter une nouvelle vie. La vie dont il avait toujours rêvé ?
Le blues du businessman : « J’aurais voulu être un artiste »…
A travers Ben Bradford, c’est le dilemme financier versus les aspirations personnelles que dépeint Kennedy. Plus particulièrement le métier sécurisé et rémunérateur versus la précarité de la condition artistique et l’épanouissement personnel. La difficile conciliation des deux. Le héros a renoncé à ses idéaux de jeunesse (devenir photographe) sur l’injonction de son père qui le convainc de miser sur l’argent : « l’argent, c’est la liberté. Plus tu en as, plus tu as de choix. ». En acceptant ce « pacte faustien » comme il le qualifie, il s’est condamné à vivre une vie sans saveur qui lui pèse chaque jour un peu plus. « (…) décidément nous les humains sont les architectes de notre propre geôle. »
En filigrane, Kennedy moque quelque peu ces bobos incarnés par le couple Benford et plus particulièrement sa femme, aspirante écrivain, qui se la jouent artistes mais qui finalement passent tous leurs we au centre commercial…
On ressent aussi le complexe de Ben face à son voisin photographe « cool » (même si raté) qui a osé vivre sa passion contrairement à lui. Oser se mettre en danger loin d’un confort petit bourgeois… : tel est finalement l’enjeu du roman.
Une réflexion sur la réussite artistique
Avant Michel Houellebecq qui interrogeait lui-aussi dans son dernier roman « La carte et le territoire » la condition artistique à travers son héros artiste plasticien, Kennedy analyse les circonstances du succès. Il note par exemple, avec une pointe d’ironie : « une fois que vous êtes lancé tout le monde vous veut. Dans notre culture, l’image de celui qui lutte pour arriver est intrinsèquement négative. D’emblée, on le catalogue comme un rien du tout, un raté s’exténuant à convaincre éditeurs, patrons de presse, producteurs, directeurs de galerie, agents et imprésarios qu’il aurait son mot à dire, si seulement on lui donnait la chance de s’exprimer. Mais personne n’a la moindre envie de lui accorder cette chance pour une raison simple : à quoi bon aider un minable à sortir de son anonymat mérité ? »
On sent ici le vécu (et l’amertume) de l’auteur qui s’est heurté aux refus des éditeurs et aux échecs commerciaux ! Il dépeint aussi avec sensibilité l’art photographique, comment saisir une image, une atmosphère, le choix d’un angle, comme lors de sa série de portraits dans un vieux bar enfumé du Montana.
Romain Duris dans le rôle de Ben Bradford dans l’adaptation ciné d’Eric Lartigau
Satire de la vie de banlieue américaine matérialiste
Il dresse aussi un portrait vivant et satirique de la vie en banlieue américaine sous le signe de la consommation : ses maisons prétentieuses typiques neo-coloniale à bardeaux ou style ranch, ses carrés de pelouse avec balançoire et volvo familial…, toute calquées sur le même modèle, sans originalité. C’est encore l’épouse du héros qui incarne a parfaite desesperate housewife, folle de déco passant son temps dans les brocantes pour remplir leur maison et mieux tromper son ennui et sa frustration… Car ce qui fait tourner (et console) cette petite société hyper matérialiste c’est de faire flamber leurs cartes bleues. La possession comme illusion de bonheur absolue : « La crise conjugale majeure avait été évitée, du moins pour cette matinée-là. A nouveau nous étions une famille heureuse et unie, et cela moyennant seulement la somme totale de 623,99 dollars, taxes non comprises. » Avant de prendre la fuite, le personnage livre aussi une belle tirade sur le sujet, certes éculé, mais néanmoins très juste : « Assis à la table de la cuisine, j’ai laissé mes yeux hagards courir sur tous ces témoignages de stabilité domestique. Les murs blancs, immaculés. Les placards et les plans de travail en pin d’Amérique, réalisés sur mesure. La batterie de casseroles reluisantes. Les assiettes Wedgwood sagement alignées sur un présentoir de style shaker. Les photos de famille épinglées sur le panneau de liège. Le réfrigérateur décoré de circulaires de l’école et de dessins d’Adam. Tant d’objets, tant de choses minutieusement réunis dans un lieu clos. C’était merveilleux, étonnant. Etonnant de constater que la vie n’est qu’une longue suite d’accumulations, la recherche permanente de moyens de combler l’espace, d’occuper le temps. Tout cela au nom du confort matériel certes, mais surtout pour ne pas avoir à ne reconnaître qu’on ne fait que passer sur cette terre (…). Amasser dans la seule intention de tromper le sort commun qu’est l’engloutissement à venir dans l‘inconnu (…). Mais un jour ou l’autre la porte claque derrière soi, quoiqu’on y fasse. Et à ce moment il faut tout abandonner. »
Le confort matérialiste est notre pire chaîne, c’est le message – pas très original mais qui fonctionne bien malgré tout- que nous délivre ici Douglas Kennedy. Et c’est justement cette chaîne que le héros tentera de briser… Pour finalement en reconstruire d’autres ailleurs…
Il livre aussi quelques remarque sur la paternité, entre fardeau et amour inconditionnel
« Plus je réfléchissais à la question, plus j’étais convaincu: pour renaître, je n’avais pas besoin de Jésus. Il me fallait seulement beaucoup, beaucoup de préparation. »
Crime et châtiment
Sans aller jusqu’à comparer Ben Bradford au héros Dostoievskien, Raskolnikov, son crime restera finalement impuni et comme ce dernier, la peur, les remords le rongent, du moins au début : « soudain ce n’est pas que vous vous sentiez coupable : vous êtes coupable. Vous avez commis l’innommable, l’infaisable, et vous êtes toujours là. Plus besoin d’avoir peur du gouffre, désormais puisque vous y êtes. C’est un instant de libération, oui, mais d’une terrible libération. » Dougas Kennedy a expliqué qu’il était particulièrement intéressé par la peur et la quête de vérité et d’identité de son personnage. On notera au passage l‘exercice de précision, quasiment du Mc Gyver !, pour le récit du maquillage de son meurtre et de sa fuite. Un vrai mode d’emploi technique (un peut longuet tout de même) pour un meurtre parfait.
L’homme qui voulait être libre
« L’homme qui voulait vivre sa vie » c’est finalement surtout L’homme qui voulait être libre : « l’appel impérieux du vide qui s’étalait à l’infini, la promesse d’une vie sans limites ni frontières où rien ne viendrait se mettre en travers, imposer le moindre renoncement. » Ce vieux fantasme d’être loin (dans la lignée du héros de « Mon chien stupide » de Fante), sur la route (« la route m’entraînait toujours plus loin »), sans responsabilité, ni pression.
« Question : lorsqu’on efface entièrement l’ardoise, qu’est-ce qu’on obtient ? (…) La liberté. L’existence, délivrée de tout (…). » Mais cette situation ne peut être permanente. Car s’établir quelque part, tisser des liens c’est toujours recommencer le même schéma intrinsèquement humain…
Bande-annonce du film « L’homme qui voulait vivre sa vie » adapté par Eric Lartigau (transposé à Paris) :
Interview de Douglas Kennedy et d’Eric Lartigau :
10 Commentaires
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Quelle idée de prendre le bobo Romain Duris pour interpréter ce personnage que j’imaginais beaucoup plus costaud et viril…
je me demande ce que ça peut donner une fois transposé à Paris, parce que c’est quand même l’american way of life qui est vivement critiqué dans le roman de Kennedy…
"roi du page-turner", ça fait déjà quelques romans qu’il a perdu la main, quand même… Les deux derniers sont atrocement illisibles, non ?
@Fanny: ils ont choisi Clovis Cornillac pour l’adaptation des Désarrois de Ned Allen d’après Allociné… 😀 (le projet n’avance pas beaucoup d’ailleurs)
Chloé, ça vaut le coup ce livre de Kennedy (les désarrois…) ?
ATTENTION SPOILER :
Sinon j’ai pu voir hier soir le fameux film de Lartigau.
Sur le moment,j’ai trouvé ça pas mal du tout, duris est vraiment bon dans le rôle de l’homme angoissé, terrorisé, mais après coup je me demande si ça n’est pas plus du niveau d’un bon téléfilm, ce qui est plus gênant…
Au jeu de la comparaison livre/film, c’est étangement la 1e partie du film qui semble plus lumineuse, le héros y apparaît même gai, enjoué alors que dans le livre cette 1e partie new-yorkaise est très sombre, on ressent le père de famille accablé, prostré qui se shoote pour tenir le coup, dont les pleurs de ses enfants hérissent de même que son boulot, dans le film c’est presque l’inverse malgré la tension avec sa femme.
A l’inverse la 2nde partie du roman est presque une renaissance pour lui, il commence à se sentir heureux et s’épanouir, dans le film on a l’impression au contraire que même s’il s’adonne à sa passion de la photo, la séparation d’avec ses enfants reste une blessure inguérissable, il ne "refait" pas vraiment sa vie au Montenegro comme Ben Bradford la refait au Montana, dans tous les sens du terme.
Les paysages du Montenegro sont aussi très sombres.
Simple changement de perspective, certains pourront aussi préférer la fin du livre bien différente de celle imaginée par Lartigau, les deux se défendent.
On sent chez le réalisateur, la fibre paternelle bp plus fortement que chez Kennedy, c’est amusant.
Autres petits défauts sinon, liés à la difficulté de restituer la richesse du roman dans un film, éternel défi de l’adaptation.
Parfois le réalisateur a voulu introduire certains détails du roman mais ensuite les laisse en plan (comme la rédactrice en chef qui parle très bien français, ss jamais expliciter pourquoi).
Il y a aussi la question d’internet, entre le moment où le bouquin a été écrit (les années 90) et aujourd’hui, il est bien sur bp plus difficile pr qqn de masquer ou d’usurper une identité, le personnage de Bartholomé d’ailleurs qui "googlise" le nom du héros en témoigne mais étrangement ça en reste là, ce n’est pas très crédible…
Voici donc quelques impressions à chaud sur ce film qui reste malgré tout prenant et bien mené (en particulier la 1e partie jusqu’à sa fuite).
Ce roman m’avait tenue en haleine jusqu’au bout surtout la 2e partie (la 1e partie m’avait semblé un peu longue par contre) mais le film m’a déçue dans son dénouement.
Ils ont supprimé la séquence de l’accident de voiture vers la fin, qui le conduit à devoir assumer une 2e mort. La transposition avec le clandestin est beaucoup moins forte que dans le livre.
@Alexandra: les desarrois de Ned Allen n’est pas celui que je préfère de Kennedy, il se laisse lire, c’est toujours rondement mené, mais je ne le trouve guère attachant.
Sinon j’ai comme toi pu voir le film hier. La réalisation est assez bien menée, il y a un vrai travail sur le son et la musique mais globalement, comme tu dis, c’est du téléfilm.
Sinon je trouve très exagérées les réactions extasiées par rapport aux photos du personnage: elles sont très banales, c’est du photojournalisme commeil en existe des centaines, il n’y a eu aucun véritable travail graphique de ce côté-là alors que dans mon souvenir, la sensualité du travail de photographe était plus explicitée.
Bref c’est pas honteux, ni décevant mais tout à fait dispensable.
Sinon j’ai bien rigolé en voyant Douglas Kennedy faire un caméo sur le quai de la gare Montparnasse juste devant Romain Duris!
salut, qui peut me raconter la fin de livre car j’ai déja vu le film ?
Lorsque j’ai lu L’Egoïste romantique en 2007, mon premier Beigbeder, je les ai tous lus par la suite (j’en parle à cause de Laurence Biava), c’est la marque des auteurs à succès, on a envie de tout lire. J’ai plongé le nez pour la première fois dans ce livre de Douglas Kennedy hier soir, mon premier de cet auteur, je dors chez une amie et c’est le bouquin qu’elle a choisi pour moi dans sa biblio, je n’ai pas fermé l’oeil, j’éteignais la lumière, le livre me tournait dans le crâne, je rallumais, relisais un chapitre. Nuit crevante. Et je vais lire tous les bouquins de cet écrivain maintenant. Romain Duris ne correspond pas du tout au rôle mais il est si bon comédien que je ne m’inquiète pas.
Merci pour cet article super complet sur l’histoire de L’Homme qui voulait vivre sa vie.
J’ai vu le film, je l’ai trouvé génial. 🙂
Je lirais sûrement le bouquin une fois que j’aurai un peu oublié l’histoire. 😉
A bientôt