« Quartier lointain » (1 et 2) de Jirô Taniguchi: prix du meilleur scénario au Festival d’Angoulême 2003 et primé au Forum de Monaco 2004, la série en 2 tomes, publiée en 2002 et 2003, aura consacré le mangaka Jiro Taniguchi. Après quelques œuvres historiques, il s’oriente sur des récits intimistes et sensibles autour du foyer familial, le quotidien, la nostalgie de l’enfance ou encore la beauté de la nature. Apparenté à la Nouvelle Manga (« manga d’auteur »), mouvement initié par Frédéric Boilet qui est aussi son traducteur en France, il fait l’objet le 24 novembre d’une adaptation au cinéma (accompagnée d’une édition spéciale de Casterman de son livre). Le voyage dans le temps est un vieux fantasme qui aura alimenté plus d’un livre ou film. La possibilité de revivre sa jeunesse, son passé et éventuellement de les corriger fait aussi figure de classique du genre. Si Riad Sattouf (« Retour au collège » ) se confrontait de nouveau à l’époque ingrate de son adolescence dans sa peau d’adulte, Taniguchi imagine lui, un quadragénaire qui rajeunit soudain tout en conservant sa mémoire et son expérience d’homme. Un conte teinté de fantastique qui mêle efficacement introspection personnelle et réflexion sur notre destinée et identité sur fond de Japon traditionnel des années 60 :
Un quadragénaire vieillissant se retrouve, suite à une erreur dans la gare, dans le quartier de son enfance. Alors qu’il se recueille sur la tombe de sa mère, un étrange phénomène se produit : il remonte le temps et se retrouve projeté dans son corps et sa vie de 14 ans… Contraint de revivre cette période, il la re-découvre sous un œil neuf, fort de ses connaissances et souvenirs d’homme mûr.
« Du haut de mes 48 ans, j’éprouve une joie toute simple à retrouver les bancs de l’école, à réapprendre«
Taniguchi nous livre un récit parfaitement maîtrisé et orchestré où l’évolution psychologique du personnage, ses réactions face à cette situation extraordinaire sonnent justes. Ce faisant, il se retourne sur sa jeunesse, ses années d’apprentissage et de formation si déterminantes pour la suite. Il analyse ses fondations, de « l’apaisante douceur » du foyer familiale qu’il avait oublié jusqu’aux lacunes dans sa relation à ses parents. Il peut réparer le passé en apprenant à mieux connaître ses racines. C’est aussi une (petite) réflexion sur les destinées de chacun, la sienne et celle de ses proches de l’époque, de sa petite sœur à ses camarades de collège : les aspirations/ambitions et la réalité qui les attend et qu’il connaît d’avance. Une époque où tout est encore possible, où l’on tient son avenir entre ses mains et c’est ce qui la rend si exaltante aux yeux du héros. Il analyse aussi la frontière finalement ténue entre l’enfant et l’adulte, le premier sommeillant toujours dans le second d’après lui.
Une cure de jouvence contre la crise de la quarantaine !
Le mangaka imagine ici une cure de jouvence comme remède à la crise existentielle de la quarantaine : une remise en question de choc ! Le cadre de Tokyo speedé retrouve alors soudainement l’insouciance de ses tendres années qu’il savoure. Le plaisir d’un corps léger et athlétique dont il exploite toutes les aptitudes ainsi que le plaisir d’étudier, ou encore tout simplement de déjeuner au soleil ou paresser les yeux au ciel (il fait mention à plusieurs reprises de ce contact à la nature si important), ce qu’il avait négligé lors de sa « première » jeunesse ou dans sa vie de citadin stressé. Pour reprendre le parallèle avec l’album de Sattouf, sa vision de cet âge est au contraire assez idyllique. Avec le recul, il peut en apprécier toute la valeur, ce qui est difficile à faire sur le moment où on ne profite » pas suffisamment de ce que la vie nous offre et qu’on laisse filer… Taniguchi réalise le fantasme de tout homme de pouvoir véritablement « maîtriser son destin » : agir en démiurge finalement ! On pense à l’interrogation de Kundera « Que peut valoir la vie, si la première répétition de la vie est déjà la vie même ? » dans L’insoutenable légèreté de l’être. Ce faisant, il analyse sa vie d’adulte et de père, en se comparant à ses propres parents. Et pose quelques questions : Peut-on changer son passé, ré-écrire les évènements et gagner une seconde chance dans sa vie ?
Nostalgie d’un passé insouciant et serein
Avec un humour bon enfant, il ne manque pas de distiller au passage quelques anecdotes de l’incontournable décalage entre sa vie d’enfant et son expérience d’adulte : de son penchant sur la bouteille à ses connaissances très avancées qui épatent son entourage Il nous plonge aussi dans la vie domestique et traditionnelle d’un foyer du Japon d’après guerre qu’il ressuscite. Et souligne, au passage, les progrès de la société (notamment émancipation de la femme comme sa réflexion à sa jeune camarade de classe), les avancées techniques (voie ferrée…) ou encore les jeux olympiques de Tokyo. Il multiplie les scènes de repas familial, où toute la famille est réunie, la mère qui cuisine de bons petits plats, la grand-mère et son métier à tisser. Un tableau de quiétude et de bonheur simple où la famille tient une grande importance.
Malgré la reprise de codes un peu convenus (de la gare de train symbolisant le passage d’un monde à l’autre, le papillon pour la touche merveilleuse qu’on pourrait rapprocher –avec grandiloquence- au Pays de neige de Kawabata jusqu’aux reflets dans les miroirs assez cliché…), Taniguchi parvient à maintenir l’intérêt du lecteur par un scénario impeccablement construit et découpé. Le secret de famille qui se dévoile vient renouveler l’intérêt, tandis que les mésaventures du personnage au pays de son adolescence sont assez distrayantes et revêtent un tendre goût de nostalgie et de sérénité retrouvée. Beaucoup de sensibilité et une certaine poésie onirique imprègnent ces albums.
Le second tome perd un peu en charme, l’effet de surprise quelque peu dissipé. Brodant autour des mêmes thèmes que le premier, il approfondit la relation du héros avec sa jolie camarade de classe Tomoko et surtout le secret de son père. Si l’ensemble se tient, il s’avère plus plat que le premier tome même si la fin – qui laisse planer le doute sur la frontière rêve et réalité- est plutôt réussie. Une lecture divertissante qui reste gentiment simpliste dans sa réflexion métaphysique ou philosophique sur la destinée, servie par un dessin lisse dans la veine classique du manga sans réel caractère (hormis peut-être la richesse de ses détails réalistes des décors…).
A propos de l’adaptation ciné par Sam Garbarski (transposé en France) :
Paroles de l’auteur Jirô Taniguchi :
Sur la genèse de Quartier lointain : « Tout a commencé par un rêve assez étrange… Dans ce rêve, je retournais dans mon enfance et je réussissais à déclarer ma flamme à la jeune fille dont j’étais amoureux au collège. J’ai brodé sur cette idée : la possibilité de retrouver sa vie et son corps d’enfant tout en gardant son esprit d’adulte. Avec évidemment toutes les conséquences que cela impliquerait et surtout cette question lancinante : si je remontais le cours du temps, profiterais-je de tout ce que je sais pour changer l’avenir ? »
Sur l’adaptation ciné : « Le film a retranscrit mon œuvre d’une manière plus esthétique que dans le manga original. Le déroulement de l’histoire se fait avec un suspense approprié, une tension présente tout le long, et le rôle de la bande originale m’a beaucoup fait réfléchir. La musique du groupe Air permet de transmettre de manière plus réelle et plus forte les sentiments de chaque personnage, cela donne une vraie dimension artistique au film. J’ai été frappé par la force du paysage où s’est déroulé le tournage. Les décors alentour, le lac de Nantua, les contreforts alpins étaient magnifiques et jouent un rôle très important dans le film. C’est le genre de paysage qui donne du relief aux émotions et permet de raconter des histoires sans avoir besoin des mots. Pour moi, toute l’œuvre est marquante, mais si je devais retenir une scène, ce serait évidemment celle des retrouvailles avec le père. Je retiendrais aussi le passage très émouvant qui n’est pas dans mon manga : celui où l’on voit Thomas enveloppé dans un drap blanc se jeter dans les bras de sa mère. »
Paroles du réalisateur Sam Garbarski :
« Ce manga véhicule des valeurs et une émotion universelles. Tout le monde ou presque peut s’identifier au personnage d’Hiroshi et se laisser emporter dans son voyage. Cela d’autant mieux que Taniguchi est parvenu à créer un climat étrange, épuré, poétique. L’aspect formel est crucial dans cette œuvre : la mise en scène, les cadrages sont parfaits, les décors apportent une vraie profondeur et puis il y a le « mâ », ces instants suspendus où tout se dit sans paroles. La vraie difficulté n’était pas de transposer l’histoire en France, mais de restituer au mieux cette dimension esthétique dans le film. Pudeur, émotion, retenue sont les mots clés que je me suis imposés pour raconter cette histoire. »
A propos de l’adaptation du manga à l’écran : « Comme Jiro Taniguchi s’appuie beaucoup sur des techniques cinématographiques, je pensais que Quartier lointain serait facile à adapter, un peu comme un roman de Georges Simenon. J’avais tort ! La causalité est complètement différente en bande dessinée. Il y a beaucoup de conventions, d’ellipses entre les cases que le lecteur accepte, mais qui ne passent pas sur grand écran. Il nous a fallu trois ans de travail et plus de soixante versions différentes pour trouver enfin le bon scénario. Et le renfort de Jérôme Tonnerre pour en venir à bout« .
« J’aimerais surtout que les spectateurs ne sachent pas trop, en sortant du cinéma, si cette histoire a bien eu lieu. Thomas a-t-il vraiment voyagé dans le temps ou a-t-il tout imaginé ? Sans faire du freudisme de comptoir, on peut voir Quartier lointain comme un travail analytique, une recherche de soi sans divan mais avec une plume. »
La bande-annonce :
7 Commentaires
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[FB] Taniguchi a une façon très personnelle, particulière et formidable pour faire ressentir les ambiances de ses histoires.
[FB] C’est un de ses plus beaux mangas.
[FB] oui c’est bien scénarisé même si ça reste gentillet 🙂
[FB] oui ça reste du manga, mais ses dessins sont beaux, la façon dont il parvient à capter certains moments, la pluie, les silences, le vent…
En temps normal je ne suis pas un grand fan des mangas même construits, mais là j’ai trouvé une certaine profondeur.
On m’a aussi dit beaucoup de bien de Le gourmet solitaire, une des autres œuvres de Taniguchi que j’espère pouvoir découvrir rapidement.
J’ai découvert Jiro Taniguchi après son prix du meilleur scénario au Festival d’Angoulême où j’avais la chance dêtre aussi invité et Quartier lointain est devenu ma référence dans cette approche intelligente des mangas
J’ai presque envie de dire qu’à la limite, Taniguchi, ce n’est pas vraiment vraiment du manga. Ca se rapproche plus de roman graphique je trouve.