Aymeric Patricot s’est fait connaître sur la toile avec son blog intitulé « La littérature sous caféine », lancé en août 2006, à l’occasion de la publication de son 1e roman « Azima la rouge », portrait d’une jeune-fille de banlieue traumatisée par son viol, suivi en septembre dernier d’un deuxième, « Suicide girls », la fascination d’un jeune professeur pour des jeunes-filles en détresse attirées par la mort. Il y partage ses impressions de lecture et surtout ses réflexions personnelles, théoriques, sur la littérature contemporaine (d’Echenoz à Carrère en passant par Marie Ndiaye, Olivier Adam… sans oublier Michel Houellebecq dont il est grand admirateur !).
On croise aussi DeLillo, Roth, Ballard, Bernhardt, Murakami… La littérature classique fait également des incursions : de Proust aux « frissons d’Emma Bovary » en passant par les mémoires d’Outre-tombe. Et bien d’autres encore. Qu’il s’interroge sur la paranoïa dans les romans américains ou qu’il compare les approches des australiens marqués par l’apartheid : c’est une pensée en action qui se donne à lire ici, particulièrement riche et oxygénante.
Ce trentenaire originaire du Havre, diplômé d’HEC, se destinait initialement à une carrière business avant de tout plaquer pour s’adonner à sa passion de toujours : la littérature. Il passe l’agrégation et devient prof de français aussi bien à Science po que dans les lycées de ZEP. Une expérience qu’il retrace également sur son blog notamment au travers de ses « perles de cours » ou encore du bac souvent hautes en couleur. Il partage aussi ses projets d’écriture (comme un roman sur le Japon, pays qui le fascine ou sur le monde scolaire, il devrait publier un essai sur son métier d’enseignant prochainement). Un blog entre le carnet de travail in vivo et le carnet de voyage (du Sénégal aux Etats-Unis…).
Il a accepté de nous dévoiler sa bibliothèque qu’il commente en ces termes sur son blog : « Dans ma bibliothèque, je classe les livres à la fois par zone géographique et par siècles. Mais j’ai d’autres rayons : celui des gens que je connais (même d’assez loin…), celui des livres d’art, le rayon philo, le rayon BD… Le rayon star étant évidemment le rayon Merdes, qui déborde de partout. Je lui réserve les trucs irrattrapables, que je ne peux même pas espérer revendre… » :
« La bande-dessinée représente pour moi comme le monde perdu de l’enfance. Il m’a souvent semblé qu’il était impossible, adulte, de retrouver la magie pure des heures où vous vous laissez emporter par des histoires de vaisseaux spaciaux, d’épopées dans des mondes imaginaires, de personnages rocambolesques.«
Quel est le livre qui t’a marqué enfant et/ou ado et qui t’a donné le goût de la lecture ?
Le premier livre qui m’ait vraiment marqué, c’est La Nausée, de Sartre, à propos duquel je me rappelle avoir fait un exposé en classe de cinquième. J’étais bluffé par ses digressions sur le malaise existentiel, et ces pages-là restent un modèle encore pour moi. Cependant des livres plus simples m’impressionnaient également, au premier rang desquels Les Trois Mousquetaires et quelques autres romans d’aventure ou de science-fiction. Ils représentent pour moi le plaisir littéraire à l’état pur !
Le livre qui t’a fait comprendre ce que le mot « littérature » veut dire (claque littéraire)…
Parmi ceux qui pourraient prétendre à ce titre, je pourrais citer par exemple Le démon, de Hubert Selby Jr, un livre dont la radicalité, le caractère provocateur et la fluidité m’ont semblé prouver qu’on pouvait aborder aujourd’hui des thèmes très brutaux, très sexuels, très contemporains sans renoncer pour autant à une facture littéraire ambitieuse.
« L’histoire de la littérature est l’histoire de cette conquête de la précision et de la force de la peinture (le style ne représentant qu’une sorte d’astuce ou de raccourci pour transmettre une dose accrue d’informations, celles-ci pouvant comprendre le propre ressenti de l’auteur), étant entendu que l’introspection fait partie de ce panorama : de l’infiniment petit du vécu personnel à l’infiniment grand de l’histoire universelle, il ne s’est jamais agi après tout en littérature que de réalisme.«
Le livre que tu aimes lire et relire, sans jamais t’en lasser…
« Le pur et l’impur », de Colette, dans lequel elle fait le portrait de quelques séductrices ou séducteurs prestigieux et de hautes figures de l’homosexualité (féminine ou masculine). Le style, précieux, maniéré, grandiloquent par moments, peut sembler daté, mais il ne rend que plus impressionnant ce véritable petit traité du cœur humain, cette évocation poétique des hypocrisies, manipulations, faux-semblants, flamboyances de l’amour sous toutes ses formes. Un livre somptueux, toujours d’actualité me semble-t-il, et qui constitue pour moi la véritable bible de ce qu’il est possible de vivre en matière de sentiments.
« Des années maintenant que je suis jaloux de Colette. Chacune de ses phrases m’envoûte par la richesse de son vocabulaire, son arrogante préciosité, sa connaissance vertigineuse du cœur humain, des intrigues de couple et des émotions si fortes et raffinées que nous procurent les mondes animal et végétal.«
Le livre que tu aimes honteusement
Toutes les bandes-dessinées de mon enfance, d’Astérix à Thorgall en passant par Blueberry, et dans lesquelles j’aimerais tant me replonger sans éprouver, justement, la mauvaise conscience de me savoir adulte !
L’auteur dont tu liras toujours tous les livres quoiqu’il advienne…
En France Michel Houellebecq, aux Etats-Unis Philip Roth, en Chine Yu Hua, en Afrique du Sud J.M. Coetzee… Et j’en oublie… Je trouve qu’il est parfois plus difficile de suivre intégralement la carrière d’un écrivain que celle d’un réalisateur ou d’un musicien, pour d’évidentes raisons de temps (un livre vous prendra par exemple dix heures…) mais cela ne m’empêche pas de le faire, finalement.
« Houellebecq dresse un impitoyable tableau des mœurs, souvent ridicules et cruels, de ses contemporains, et plus généralement du genre humain. Mais c’est avec un désespoir accentué, des jugements plus implacables qu’il reprend le flambeau des classiques. Un certain relâchement dans l’expression lui permet d’exprimer un mépris, un dégoût parfois surprenants ».
Le livre que tu n’as jamais pu finir…
A ma grande honte j’ai toujours du mal à finir les livres de Romain Gary, pourtant considérés comme d’authentiques chefs-d’œuvre. Je reconnais son talent, non sans avoir l’impression, souvent, qu’il cherche la virtuosité, le jeu, le trompe-l’œil… Il me fait la même impression qu’Aragon, dont j’admire la plume tout en regrettant certaines poses.
« J’aime en littérature que l’écrivain bouscule les idées reçues jusqu’à flirter avec le paradoxe.«
Le livre que tu n’as pas encore lu et que tu veux absolument découvrir…
Moby Dick, de Melville, une des mes grandes lacunes. Le volume trône en bonne place dans ma bibliothèque et je suis à peu près sûr de le lire en 2011 !
Le livre que tu recommandes le plus de bouche à oreille…
En ce moment c’est Vivre ! de Yu Hua, petite merveille de roman tragique, situé pendant la Révolution Culturelle chinoise. Un véritable tire-larme, mais un modèle de densité littéraire. (Il réussira à donner plus d’ampleur à son écriture dans le magistral Brothers)
Le livre dont tu aurais aimé être le héros/héroïne
Adolescent, c’était Les Trois Mousquetaires ou Ubik de Philip K. Dick. Aujourd’hui j’aimerais connaître le même épanouissement de bonheur sensuel que les personnages de Colette, ou bien l’incroyable fécondité artistique des personnages de romanciers que nous dépeint Philip Roth.
« DeLillo est le seul qui me donne à ce point l’impression de me connecter aux obsessions de notre époque…«
Le jeune auteur contemporain qui te semble incarner la nouvelle génération littéraire en France (et/ou à l’étranger)…
Récemment, parmi les auteurs français qui sont en train de percer, j’ai été particulièrement touché par Fabrice Humbert et son puissant roman L’origine de la violence. J’ai également été impressionné par l’ambition et le souffle du roman de Mathias Enard, Zone. Quelques auteurs américains sont parfois présentés par de petits génies de la littérature à venir, mais j’ai parfois été déçu, et je pense par exemple à Jonathan Safran Foer, qui m’a souvent donné l’impression de faire du remplissage…
Le livre que tu n’aurais jamais cru aimer / livre que tu ne voulais pas lire et pourtant…
Je me méfiais des livres de Douglas Kennedy, étiquetés « livres faciles », et j’ai pourtant été captivé par Une relation dangereuse, que j’ai lu d’une traite malgré ses gros fils et son écriture légère.
Ton livre page-turner : le livre que tu as lu en une nuit, sans pouvoir décrocher…
Les Bienveillantes, de Jonathan Littell, même s’il m’a fallu plusieurs nuits. Il n’appartient pas vraiment au genre du page-turner, et pourtant il m’a fait le même effet… Je l’ai lu dans une sorte de fièvre, sidéré par sa puissance, son souffle et sa beauté.
« En tant que lecteur, j’ai été longtemps fasciné par les romans (souvent américains) qui exploraient l’extrême violence, ou l’extrême sexualité. Je pense au saisissant Livre de Jérémie, de J.T. Leroy, ou aux livres de Kathy Acker.«
Le livre qui t’a fait pleurer…
Je n’ai pas pleuré devant un livre depuis l’adolescence (la musique et le cinéma m’émeuvent beaucoup plus facilement). Au collège, j’adorais demander à la bibliothécaire ce que j’appelais des « livres tristes », et j’ai par exemple été bouleversé par Mon bel oranger, de José Mauro de Vasconcelos.
Le livre qui t’a fait rire/redonné le moral (sorti d’une situation difficile)
Je connais très peu de livres qui m’aient fait rire. J’ai besoin de choses très provocantes, ou aux très gros traits ! Mes plus gros fous rires, je les dois à Pierre Dac, dont le Journal de l’Os à moelle est en train d’expirer, dans ma bibliothèque, tant je l’ai trimballé, à droite à gauche, pendant des années.
Que penses-tu du e-book (livre numérique). Pour ou contre ?
Je n’ai rien contre. L’idée d’emmener avec moi plusieurs centaines de livres en voyage, par exemple, me séduit beaucoup. Cependant j’ai vraiment peur qu’il se produise avec l’e-book ce qu’il s’est produit avec l’industrie musicale, c’est-à-dire l’effondrement des revenus des artistes et la disparition de quelques maisons d’édition. Mais on me dit souvent que je me trompe, et que les auteurs y trouveront largement leur compte. Alors j’attends de voir…
Quels sont tes coups de cœur et/ou recommandations de la rentrée littéraire de septembre 2010 ?
Je n’ai pas encore, loin de là, lu tous les livres que j’ai repérés en cette rentrée. J’attends chaque fois les sorties en poche, six mois ou un an plus tard ! A la rigueur, je pourrais mieux parler de la rentrée 2009… Mais j’ai trouvé très fort, par exemple, le dernier livre de J.M. Coetzee, L’été de la vie, dans lequel le Prix Nobel sud-africain se dépeint lui-même sous les traits d’un homme sombre, incapable d’aimer. Ecriture minimaliste mais puissante !
Merci Aymeric du temps accordé !
A lire aussi :
Dans la bibliothèque des blogueurs… Martin Page (écrivain)
Dans la bibliothèque des blogueurs… Christophe Greuet de Culture Café
Dans la bibliothèque des blogueurs… Garance Doré
Dans la bibliothèque des blogueurs… Géraldine Dormoy (de Café mode/LExpress.fr Style)
Dans la bibliothèque des blogueurs… Jérôme Attal (diariste en ligne, écrivain et auteur-compositeur-interprète)
Dans la bibliothèque des blogueurs… Simone de Bougeoir
Dans la bibliothèque des blogueurs… Daniel de Almeida (rédac chef de Mille-feuilles/Fluctuat.net)
Dans la bibliothèque des blogueurs… Dahlia, auteur d’un premier roman (« Adore »)
Dans la bibliothèque des blogueurs… Nicolas Gary, fondateur d’Actualitté.com
Dans la bibliothèque des blogueurs… Axelle Emden, fondatrice de Culturecie.com
3 Commentaires
Pas surprenante mais significative la réponse au sujet du livre numérique.
Hé oui, il va se produire avec l’e-book ce qui s’est produit avec la musique.
Est-ce que les écrivains seront plus intelligents que les chanteurs ?
Stéphane écrivain favorable au livre numérique
Et de quelle manière se montrer plus intelligent que les chanteurs ? 🙂
Bonjour Aymeric,
Grande question oui, depuis l’an 2000 j’écris sur le sujet… mais naturellement même si dans la chanson mes analyses se sont avérées exactes aucun grand média ne les a publiées ! Quelques personnes en lisant mes vieux articles s’étonnent de leur justesse.
En résumé : l’écrivain saura-t-il être indépendant ou va-t-il partager comme aujourd’hui des revenus qui baisseront ?
Vous avez mon adresse mail si vous souhaitez qu’on échange sur le sujet.
Amitiés
Stéphane