C’est finalement avec ce septième roman « Naissance d’un pont » que Maylis de Kerangal, remarquée pour son recueil de nouvelles Ni fleurs, ni couronnes dés 2006 puis surtout son roman adolescent Corniche Kennedy en 2008 (sélectionné pour le Médicis ou le Femina), sera consacrée (et couronnée du Médicis 2010) après avoir accumulé les louanges ces dernières années. On plébiscite de toute part l’auteur de 43 ans et ancienne éditrice, passée par la revue Inculte, pour son « exigence littéraire » et le travail d’orfèvre de son style aux longues phrases ciselées et poétiques, mais aussi la violence larvée qui l’habite. « Naissance d’un pont » qu’elle qualifie de « western technique » ou encore de « roman chantier », raconte, comme son titre l’indique, la construction d’un pont dans une petite ville californienne fictive. Un roman polyphonique dont l’ambition et l’ampleur ont été largement saluées. Un roman dit « à l’américaine » pour cette raison, influence que l’auteur, fascinée par la mythologie des grands espaces, revendique d’ailleurs. Roman architectural qui s’inscrit aussi en écho à l’effondrement des Twin towers et nous rappelle la précarité des constructions humaines aussi titanesques soient-elles…, comme l’a souligné Maylis de Kerangal :
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Naissance d’un pont est une véritable épopée humaine, où des hommes et des femmes vont s’affronter, dans leur parfaite différence. Nous sommes donc loin ici du romanesque intimiste et branché germanopratin, avec états d’âme désenchantés (rien de plus normal que Frédéric Beigbeder n’ait pas aimé ce roman qu’il a qualifié de « surestimé »…).
John Johnson alias le Boa, maire mégalomane de la ville imaginaire de Coca, en Californie, est persuadé qu’un geste architectural va transformer sa cité somnolente en centre d’attraction planétaire. Son but ? Edifier une cité du troisième millénaire. Il commande donc un pont pour que son rêve de Dubaï devienne the place to be. « Le Boa veut son pont, donc. Pas n’importe quelle arche, pas n’importe quel viaduc cogité à la hâte mais un pont à l’image de la nouvelle Coca. Il veut quelque chose de large et fonctionnel, il veut au moins six voies – une autoroute par-dessus le fleuve. Il veut une œuvre unique. Fait le tour de ses obligés, de ses connaissances, leur formule son désir mais nul ne lui en retourne l’interprétation qu’il attend… Le Boa se vit Médicis, prince mécène en cape de velours, s’en aima davantage, et loin d’en prendre ombrage, accepta qu’une gloire étrangère vienne prendre appui sur ses terres pour faire monter la sienne. »
Ce sera un nouveau Golden Gate, témoin des rêves empiriques des hommes érotomaniaques, galvanisés par leurs passions folles. Des ouvriers viendront le construire de partout. Il faudra trouver des responsables pour mener à bien ce chantier titanesque. A la suite d’un entrefilet dans les pages Business du New York Times, annonçant le projet, tout un (grand) monde se convoque et se met en branle.
La folie des grandeurs
Kerangal nous fait vivre de l’intérieur cette grande aventure collective et solidaire. Une odyssée homérique. Son projet : mettre en scène un théâtre humain grandeur nature pour raconter le gigantisme que représente la construction d’un pont suspendu, coincée entre rêve et économie mondialisée, autour des destins croisés, des relents de vanité, d’ambition, de prétention, de mégalomanies d’une dizaine de femmes et d’hommes, ingénieurs, ouvriers, maçons, ferrailleurs, chefs de pile, des spécialistes du béton, grutiers, mineurs, soudeurs et autres coffreurs… Ambition, cupidité, amour, agressions, attentat raté, paysages, machines, plans de carrière et classes sociales, corps de métiers et corps de chair, grands espaces américains, melting-pot, fureur de la consommation se mêlent et s’entremêlent dans ce récit-fleuve « yankee », à l’architecture puissante.
Un roman engagé
La romancière décrit avec objectivité les tenants et aboutissants techniques derrière lesquels, magnifiés par le coulage du béton, la construction du tablier, le câblage du pont, grouille toute une population multiethnique qui vit, rêve et souffre.
Elle montre également quels dommages collatéraux peut provoquer ce projet : que faire des Indiens de la forêt, comment déloger toutes ces familles qui ont élu domicile en lieu et place du futur chantier, quelles conséquences pour l’écosystème, l’économie, les échanges, que faire des oiseaux en pleine nidification ? Elle n’oublie pas non plus ce que ce chantier va provoquer en humeurs humaines et atmosphériques, en coups du sort, incidents, retards, revendications, rixes, tentatives de sabotage, débrayages, accidents, assassinats mais également en rencontres amoureuses.
Réhabilitation du héros romanesque
L’une des intentions de l’auteur était de « revisiter la figure du héros romanesque à l’américaine », et de « renouer avec les vrais héros, loin des anti-héros d’autofiction ». Pari réussi avec une galerie riche de protagonistes, même si on aura pu lui reproché de ne pas être assez fouillés ou de manquer de psychologie… On retiendra plus particulièrement le chef de chantier, le bien nommé Georges Diderot, solitaire et inclassable, allant d’un chantier à un autre, changeant sans cesse de latitude, de continent, de langue, et ça plusieurs fois par an, cet homme est un atypique, un pro qui n’a pas fait les grandes écoles mais a roulé sa bosse partout et s’est fait une réputation à la force du poignet. En fin de carrière, Diderot, à l’étroit dans ses bureaux de la Défense, se voit confier la responsabilité de ce projet colossal. «… Ce même ciel que Diderot examine une fois sorti fumer un Lusitania – marre de trouver comme un lion en cage dans la salle de réunion, un iridium à l’oreille pour apaiser les pontes du Siège qui raient comme des ânes, furax les oiseaux, putain, quelle merde, quelle engeance, faut nous débarrasser de ça, Diderot, démerdez-vous. La situation le préoccupe… »
Maylis de Kerangal a convoqué d’autres personnages sur la plateforme Pontoverde, lieu de l’action où l’on suit, à mesure de l’avancée du chantier, Summer Diamantis (en charge du béton), Sanche Cameron (grutier), le très discret Mo Yun, Duane Fischer et Buddy Loo (inséparables), la touchante Katherine Thoreau, l’étrange Soren Cry mais également Ralph Waldo, l’architecte ou encore Jacob l’ethnologue, qui croiseront la route de Diderot.
L’affrontement des natures humaines
Et c’est sans doute le vrai sujet de Naissance d’un pont : la nature humaine à travers la notion d’affrontement que se livre tous ces personnages. Maylis de Kerangal répond ainsi à sa façon à la question fatidique éternelle : l’homme est-il naturellement bon ou mauvais ? Et mène aussi une réflexion sur l’utopie c’est-à-dire sur la possibilité historique d’un monde sans violence. Ici la notion d’affrontement renvoie davantage à sa forme pacifique : celle d’une compétition où la lutte ne rime pas avec destruction mais au contraire émulation qui rend l’un et l’autre des deux protagonistes meilleurs et plus forts, les poussent à «se dépasser», aboutissant à un progrès pour l’espèce humaine tout entière (l’établissement d’un nouveau record…). L’affrontement prend ainsi une valeur et une signification positives.
Cette question en appelle une autre : un monde humain sans affrontement est-il souhaitable ou désirable? Qu’il soit une donnée de la nature humaine ou un effet de l’histoire, l’affrontement n’est-il pas à ce point constitutif de la réalité humaine, à ce point producteur d’humanité, qu’on ne puisse concevoir ni envisager de monde humain sans affrontement, et qu’un monde humain, s’il pouvait être conçu sans affrontement, ne serait plus un monde vraiment humain, un monde où les hommes mèneraient une vie proprement humaine ? Le grand roman de Maylis de Kerangal nous donne la réponse : OUI.
Une construction narrative en forme d’édifice
La construction du roman suit celle de l’édifice. Et c’est lorsque les multiples éléments du pont s’assemblent que les différentes parties du roman se superposent et s’emboîtent comme des poupées russes. En brassant ces destins, Naissance d’un pont parle du « Nouveau monde », un monde en train de se bâtir, celui depuis lequel l’Europe, avec son mimétisme à la mode Disneyworld, apparaît dénigré, cassé, moqué, et elle, l’Europe, se révèle figée comme un musée dortoir sans âme. C’est le Vieux Continent qu’on ridiculise. Ici, est restitué le mythe de la grande Amérique au travers de ce fameux Coca qui apparaît, au contraire, en bouleversement permanent, peuplé d’êtres sans attaches, qui parviennent à vivre ensemble.
Un pont entre deux mondes
Le pont relie le monde urbain et rural, l’osmose règne entre différents peuples qui se côtoient (les concepteurs du pont, les administrateurs, les ouvriers et leur famille, les opposants écologistes). Les chapitres assez courts nous font passer rapidement de l’un à l’autre personnage. On s’y attache, avide de connaître leur passé, savoir quelles nouvelles décisions ils vont prendre. L’essentiel du récit réside justement dans cette simplicité même qui fait la vie, dans les choix qui la poursuivent ou l’anéantissent… La vie, le quotidien que l’auteur parvient à se saisir, avec une incroyable justesse.
Le livre avance ainsi avec beaucoup de maestro, de souffle et d’énergie. Au-delà des tribulations des protagonistes, on savoure ses descriptions de la forêt et de la ville vue du fleuve, depuis l’autre rive. Son écriture singulière, nerveuse et appliquée, ne manque pas de toucher : c’est une langue venue de l’intérieur, généreuse, à dimension humaine, qui n’a convoque classicisme et modernité. « Muraille liquide, le fleuve organise toujours une frontière au sein de la ville, fixe plus que jamais cet « autre côté de l’eau » qui excite ou rebute. Si limoneux, si épais le long des berges que les enfants qui s’y baignent entre deux nasses ne voient pas leurs mains sous la surface, et encore moins leurs pieds disparus dans la vase rouge où filent de fins serpents noirs. Mais il est maintenant un espace de vie à part entière, on y travaille, on y circule, on y puise sa subsistance. Des centaines d’embarcations y croisent à présent chaque jour. Les bacs se multiplient qui traversent ou descendent vers la Baie, des gabares commercent, transportent, l’été, de simples radeaux poussés à la hampe traficotent, l’hiver de petits navires de fret à vapeur se frayent un passage dans les glaces grisâtres, des canons y pêchent – et, quand les saumons remontent au moment de la ponte, les barques apparaissent, soudain à touche-touche, et ça gueule dans tous les coins, ça hurle et ça rigole, car putain, les poissons giclent de la surface, c’est la pêche miraculeuse, et ce soir, c’est fête, festin, la panse qui éclate, l’oignon grillé et la salicorne bouillie, les patates croquantes, ce soir c’est violons, bal, le vin de la prohibition dégorgé des barriques, le téton au garde-à-vous dans le creux des corsages, les bites à pleines mains, à pleines bouches, et du sexe en veux-tu en voilà, ce soir c’est la bonne grosse pagaille – et l’on note, toujours nombreuses, filant sur les flots comme des flèches, des pirogues indiennes. »
Les phrases sont longues et sinueuses, (parfois, trop), mais stylées sans maniérisme, travaillées, voire crues. C’est une prose sans pose ni cynisme. Un lyrisme brassant à la fois les sensations, les rêves et les hommes. Une œuvre vertigineuse, un « affrontement » pacifiste fort impressionnant par son projet « humain », sa grandeur qui convoque le monde, et enfin son désir d’altérité. Maylis de Kerangal a réussi sa carte et son territoire. [Laurence Biava]
Paroles de l’auteur, Maylis de Kerangal sur Naissance d’un Pont :
« Dans mes livres, ce sont les lieux qui commandent tout, la question du paysage a été centrale ici. » (…) « Les ouvriers sont de passage, mais les structures vont se fixer dans le paysage, elles vont rester. » (…) « Ce n’est pas un livre où les personnages sont traités pour eux-mêmes, le héros c’est le pont, le pont conduit tout. Les personnages sont rivés à un poste, rivés à un travail, ils ont une fonction dans le chantier. » (…) « J’ai mis 4 ans pour écrire ce livre. J’ai dû passer par deux autres livres [Dans les rapides (Ed. Naïve) et Corniche Kennedy (Ed. Verticales)] pour pouvoir le reprendre, j’ai dû faire des réglages dans mon écriture. » (…) « La langue, c’est ce qu’il y a de plus consubstantiel à l’auteur, c’est son corps. »
À propos de l’autofiction : « Ca ne m’intéresse pas car je ne suis pas le sujet sur quoi j’écris. Je préfère être colonisée par un sujet. (…) Ce n’est pas de l’autofiction, c’est la fiction qui s’empare de moi. » (Extrait interview de la librairie Mollat, 2010)
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