De l’inconvénient d’être né de Cioran (décédé en 1995) fait partie de ces livres et auteurs dits inclassables. Michel Houellebecq dont on le rapproche regrettait néanmoins : « Il n’est pas illégitime (…) de souligner ma filiation avec Schopenhauer. Je ne suis pas le seul, j’ai, dans cette lignée, de prestigieux aînés, Maupassant, Conrad, Thomas Mann, par exemple. Et Cioran, auquel je reproche pourtant de n’avoir jamais cité Schopenhauer. » Houellebecq nourrit en effet une relation d’attraction-répulsion avec Cioran qu’il admire et en même temps s’agace de son « pessimisme ronchon » qui traduit un « retour d’attitude païenne stoicienne » (attitude de retranchement). La critique peut étonner venant d’un auteur qui lui même n’est pas d’un optimisme fou… Mais pourtant Houellebecq insiste que la lucidité ne sert à rien et qu’il y a besoin au contraire « d’envisager harmonie et bonheur. »* Ce « professeur de désespoir » selon l’expression de Nancy Huston*, préférait le terme penseur à celui d’écrivain ou de philosophe ou mieux, de « philosophe hurleur » !
D’origine roumaine, Cioran s’est mis à écrire directement en français (avec une maestria lyrique) à partir de 1949, avec son livre « Précis de décomposition ». Longtemps cantonné à une audience confidentielle, vivant en marge de toute mondanité dans sa mansarde du Quartier Latin, ce n’est que dans les années 70, avec le développement du livre de poche, que ses bréviaires de désespoir se vendent comme autant d’évangiles, le transformant en légende vivante. Même s’il est aussi accusé de reprendre, sans originalité, les moralistes français du XVIIe ou encore les idées nietzschéennes et bergsoniennes… De l’inconvénient d’être né, son plus célèbre (et 14e livre), publié en 1973, se présente comme un essai existentiel sous forme de fragments de pensées incisives : «L’avantage de l’aphorisme, c’est qu’on n’a pas besoin de donner des preuves. On lance un aphorisme, comme on lance une gifle.» disait l’auteur…
Autant d’éclairs de lucidité ou de démence (l’un flirtant sans cesse avec l’autre !)…, souvent effroyablement justes, parfois excessifs. « J’adhère à chaque mot de ce livre qu’on peut ouvrir à n’importe quelle page et qu’il n’est pas nécessaire de lire en entier » avait commenté l’auteur à son sujet. Habité par le désespoir, le nihilisme, le scepticisme et l’humour de cet auteur tourmenté et suicidaire, cet ouvrage est un plaidoyer iconoclaste, « au pessimisme jubilatoire » selon l’expression d’un Colloque qui s’est tenu sur lui au Salon du livre 2011, pour la « non existence » et la « non conscience » et de façon plus générale un appel au détachement et au renoncement :
Il n’est pas de position plus fausse que d’avoir compris et de rester encore en vie.
De l’inconvénient d’être né ou pas, telle est la question…
De l’inconvénient d’être né, comme son titre railleur l’indique, est une attaque à charge contre… la naissance! « Ce fléau » est ici considéré comme la racine même du mal. Un évènement ridicule sans importance : « Je sais que ma naissance est un hasard, un accident risible, et cependant, dès que je m’oublie, je me comporte comme si elle était un événement capital, indispensable à la marche et à l’équilibre du monde. »
A travers cette critique virulente composé de 12 chapitres,Cioran ausculte et interroge l’existence humaine de la naissance à la mort, le passage du temps et le (non) sens de la vie. Alors que l’on célèbre habituellement « le miracle de la vie », l’auteur se place résolument à contre-courant de cette idée dominante. « Nous ne courons pas vers la mort, nous fuyons la catastrophe de la naissance ».
Cioran associe la non-existence à un espace de liberté potentielle absolue et rend un hommage au néant à travers son célèbre et jugé scandaleux« libre comme un mort né ». Il déplore le drame d’être, de la conscience, source de toutes les douleurs… « La conscience est bien plus que l’écharde, elle est le poignard dans la chair » ou encore « Par rapport à n’importe quel acte de la vie, l’esprit joue le rôle de trouble-fête ». Vivre est une expérience traumatisante avec pour seule réalité la douleur nous dit-il.
Ce nihiliste se plaît aussi à joyeusement prôner une philosophie de (non) vie bien particulière : l’inaction, la procrastination, le renoncement à toute chose, la recherche du détachement (la naissance étant l’acte d’attachement primaire) puisque rien n’est vraiment réel selon lui dans cette vie stérile et vaine par nature. Il va ainsi jusqu’à valoriser l’échec (« apprendre à être perdant ») et enfin la dépossession (la liberté de n’avoir rien à perdre, Cioran a d’ailleurs toujours vécu dans le dénuement) : « C’est que l’échec, toujours essentiel, nous dévoile à nous-mêmes, il nous permet de nous voir comme Dieu nous voit, alors que le succès nous éloigne de ce qu’il y a de plus intime en nous et en tout. »
Rien ne l’agace d’ailleurs davantage qu’on lui demande des comptes au sujet de son emploi du temps, comme il le rapporte avec sa verve cinglante ! : « Est ce que j’ai la gueule de quelqu’un qui doit faire quelque chose ici-bas ? » – Voilà ce que j’aurai envie de répondre aux indiscrets qui m’interrogent sur mes activités. » L’ambition (dont il cherche à se défaire) lui apparaît comme nuisible car source de tourment supplémentaire.
L’attraction-répulsion mystico-religieuse dans De l’inconvénient d’être né
Dans la lignée nietzschéenne (influence aussi revendiquée que rejetée), Cioran réaffirme le crépuscule des idoles et des croyances humaines : « Il tombe sous le sens que Dieu était une solution, et qu’on en trouvera jamais une aussi satisfaisante. »
Ce fils d’un pope orthodoxe roumain manifeste dans son œuvre son déchirement entre le rejet de la religion et le besoin vital malgré tout de croire en quelque chose (ou de devenir son propre Dieu)… Ainsi les références à Dieu (le « sans opinion ») et aux religions (il a tenté de se convertir à plusieurs d’entre elles) sont omniprésentes. Du christianisme à l’hindouisme, il passe au crible le nirvana, le chaos, la prière, la foi… Les écrits de Bouddha (qui évoque notamment « l’abîme de la naissance ») qu’il cite souvent sont ceux qu’il réfute le moins. Il dénonce aussi l’affaissement spirituel de nos sociétés.
Cioran : un homme tourmenté et misanthrope dans De l’inconvénient d’être né
Toutes ces considérations sont à remettre dans leur contexte, celle de l’auteur. La voix qu’il nous fait entendre est celle d’un homme profondément tourmenté, « travaillé par des impulsions contradictoires », en proie aux insomnies (« Il est des nuits que le plus ingénieux des tortionnaires n’aurait pu inventer. On en sort en miettes, stupide, égaré, sans souvenirs ni pressentiments, et sans même savoir qui on est »), ses obsessions, les angoisses de son ennemi intérieur ( « La rue est plus rassurante, parce qu’on y pense moins à soi-même, et que tout s’y affaiblit et s’y dégrade, en commençant par le désarroi » ; « Que faites-vous du matin au soir ? Je me subis »).
Cioran témoigne aussi d’une farouche misanthropie lui qui dit « détester l’homme ». Son aversion provenant surtout du fait qu’il ne supporte apparemment pas le moindre jugement ou remarque n’allant pas dans son sens… Même l’amitié ne peut être que déception selon lui. « Assiégé par les autres » dont il « essaie de se dégager », on ressent sa susceptibilité à fleur de peau dans les nombreux fragments (souvent fort drôles !) qu’il consacre à la « société de conversation » médisante et bruyante qui l’entoure (autant dire qu’il serait vite devenu fou s’il avait connu Internet !). « Se dépenser dans des conversation autant qu’un épileptique dans ses crises ».
L’enfer c’est les autres pourrait ainsi être la devise de ce contemporain de Sartre à côté duquel il écrivait au Café de Flore : « Lorsqu’on nous rapporte un jugement défavorable sur nous, au lieu de nous fâcher, nous devrions songer à tout le mal que nous avons dit des autres, et trouver que c’est justice si on en dit également de nous. L’ironie veut qu’il n’y ait personne de plus vulnérable, de plus susceptible, de moins disposé à reconnaître ses propres défauts, que le médisant. Il suffit de lui citer une réserve infime qu’on a faite à son sujet, pour qu’il perde contenance, se déchaîne et se noie dans sa bile. » ; « Si l’on pouvait se voir avec les yeux des autres on disparaîtrait sur-le-champ. »
De l’inconvénient d’être né : Etre le juge le plus impitoyable pour soi-même
Cioran n’en reste pas moins impitoyable envers lui-même dans De l’inconvénient d’être né et ne cesse de « remonter sans pitié à la racine de chaque acte, et perdre cause après cause devant son propre tribunal », traquant ses moindres failles et faiblesse de même que celles des autres. Son remède pour vaincre l’inquiétude et l’irritation ? « Se figurer son propre enterrement » ! Il cultive une discipline mentale pour toujours regarder la vérité en face aussi peu flatteuse et désespérante soit-elle, refusant de se laisser bercer par de douces illusions.
Les affres de la création dans De l’inconvénient d’être né et le rejet de toute vanité
Régulièrement, il distille diverses réflexions sur la littérature et la création au sens large. Fidèle à ses principes d’inaction, il rêve de s’abstenir d’écrire, de créer, de renoncer à faire œuvre, une vanité périssable : « Produire est facile, ce qui est difficile c’est de dédaigner de faire usage de ses dons » ou encore « s’éduquer à ne pas laisser de traces c’est une guerre de chaque instant qu’on se fait à soi-même » .
Il livre aussi sa conception -intimiste- de la littérature : « On ne devrait écrire des livres que pour y dire des choses que l’on oserait confier à personne », « le ton c’est plus que le talent c’en est l’essence ! », « la valeur intrinsèque d’un livre ne dépend pas de l’importance du sujet (…) mais de la manière d’aborder l’accidentel et l’insignifiant, de maîtriser l’infime. ». Il déplore aussi « les livres qui se lisent comme on lit un journal » .
On s’amuse encore de ses considérations sur la lecture où il se moque de lui-même : « J’aime lire comme lit une concierge : m’identifier à l’auteur et au livre. Toute autre attitude me fait penser au dépeceur de cadavres. »
La vision politique dans De l’inconvénient d’être né
Alors qu’on accuse souvent les nihilistes de ne pas ouvrir leur littérature sur le monde et le politique, Cioran (assimilé au courant) livre pourtant, dans ses chapitres 7 et 8, divers regards sur l’Histoire (de France en particulier), les nations (dominantes et dominées), les peuples (allemands, français, le monde gréco-romain jusqu’aux Aztèques…), la construction des régimes, des empires et civilisations. Il analyse aussi, sans doute trop rapidement, les mouvements révolutionnaires, les grandes guerres et la barbarie, les querelles idéologiques.
Il aborde ici souvent l’appétit de destruction de l’homme : « Anéantir donne un sentiment de puissance et flatte quelque chose d’obscur, d’originel en nous. » Et émet même quelques dénonciations écologiques d’avant l’heure (« L’homme est le cancer de la terre »). Lui qui regrette amèrement son engagement fasciste dans les années 30/40* écrit par exemple : « On doit se ranger du côté des opprimés en toute circonstance même quand ils ont tort, sans pour autant perdre de vue qu’ils sont pétris de la même boue que leurs oppresseurs. » On notera enfin son rejet de l’idée de Progrès, de l’érudition, du savoir et de la connaissance en général (« Regarder sans comprendre c’est cela le paradis ») et connaissance de soi en particulier (un leurre selon lui).
Avis critique sur De l’inconvénient d’être né de Cioran
On a souvent reproché à Cioran le manque d’originalité de sa prose et de ses idées, calquées sur Schopenhauer ou Nietzsche (une influence qu’il évoque dans « De l’inconvénient… » en la reniant « Je le trouve trop naïf » écrit-il au sujet de l’auteur de Zarathoustra, « Il n’a démoli des idoles que pour les remplacer par d’autres » ). A son sujet, Sollers commentait « La consommation de Cioran doit se faire à petites doses. Deux ou trois fragments sont régénérants, davantage est vite lassant, on entend tourner le disque. Rien de plus tonique que dix minutes de désespoir et de poison nihiliste »
Mais ce qui fait la sève et la force de Cioran, à défaut de l’entière nouveauté de ses thèses, c’est sans aucun doute son style ciselé et poétique voire lyrique. Chacune de ses formulations est une perle métaphorique sertie de son humour noir cinglant ! « Si le dégout du monde conférait à lui seul la sainteté, je ne vois pas comment je pourrai éviter la canonisation » ; « Ayant toujours vécu avec la crainte d’être surpris par le pire, j’ai, en toute circonstance, essayé de prendre les devants, en me jetant dans le malheur bien avant qu’il ne survînt »…
Car si Cioran est un « professeur de désespoir » selon l’expression de Nancy Huson*, il l’est avec une rage comique, toujours dans une saine contradiction (dont il se moque lui-même). En dépit du caractère parfois (volontairement) excessif, extrémiste et radicale, ses « gifles » ne manquent pas de frapper juste et d’interpeller tout en poussant à la remise en cause de nombreux fondements… [Alexandra Galakof]
* Dans son essai « Professeurs de désespoir », Nancy Huston a notamment écrit une analyse intéressante sur l’engagement fasciste de Cioran en soulignant le fait que l’auteur a oscillé entre deux discours, utopiste et nihiliste : « Les deux attitudes ont en commun d’exclure toute forme de mixité et de nuance : elles sont manichéennes, absolutistes, totalisantes. Espoir ou désespoir importe peu ; ici comme là, c’est la même démesure. Cioran peut basculer d’un extrême à l’autre. »
* Interview 1994, Du Jour au lendemain avec Alain Veinstein
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1 Commentaire
J’ai eu ma période Cioran, aux alentours de la vingtaine. Je trouve ses titres merveilleux, et il faudrait que je me replonge dans sa prose puisque tant de ses livres, en ce moment, attirent le regard en librairie…