Les jeunes filles d’Henry de Montherlant : « Je vous aime à mes risques et périls »

montherlant-jeunes-filles-roman.jpg Les jeunes filles de Montherlant, immense succès et scandale de 1936 (dont Simone de Beauvoir s’est faite la plus célèbre critique*), son cinquième roman, est le premier tome d’un cycle de 4 (suivi de « Pitié pour les femmes », « Le Démon du bien » et « Les Lépreuses »). A travers la figure de la « groupie », il dessine le portrait d’une certaine féminité et masculinité, de la misère affective et du drame d’aimer sans retour. Avant Bridget Jones ou Clémence Picot, il y avait donc Les jeunes filles« , terribles et magnifiques :

Amélie Nothomb déclarait à son sujet:

« Je lus pour la première fois le roman que j’allais le plus relire – plus de cent fois –, Les Jeunes Filles de Montherlant. Cette lecture jubilatoire me confirma dans l’idée qu’il fallait tout devenir, sauf une femme. J’étais sur la bonne voie, puisque j’étais un cancrelat« . De son côté Frédéric Beigbeder rend hommage à ce brûlot épistolaire dans son panthéon personnel, comme « un pamphlet contre le sentiment amoureux et l’amour bourgeois« . Montherlant, contemporain de Camus, Sartre ou encore Céline (qui le surnommait « Buste-à-pattes » en raison de son style guindé) ne jouit pas pour autant de la même célébrité posthume. L’aristocrate est même jugé démodé, de « réac poussiéreux », bien qu’il ait fait son entrée à la pléiade de son vivant.

« Et ces journées sans amour tombant l’une après l’autre. Encore une journée sans amour. Encore vaincu par cette journée-là. Et pourtant elle a compté quand même, elle vous a rapproché de la mort, alors que seules les journées de bonheur devraient avoir ce droit. »

Mais qui sont ces « jeunes filles » ? Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il ne s’agit pas forcément de jeunes filles en fleur, de lolitas troublantes et séductrices. Mais plutôt de jeunes filles en voie de devenir « vieilles filles », selon la cruelle expression populaire, ce qui est moins primesautier…

Approchant de leur trente ans, ces provinciales, vivant à la campagne, sont des femmes lettrées ou dévotes, aux prétentions intellectuelles, qui rêvent de trouver le grand amour et de convoler en noce… Mais pour leur malheur elles ont jeté leur dévolu sur le plus allergique aux sentiments et au mariage qui soit : Costals, écrivain parisien, impénitent séducteur libertin et cynique, avec qui elles entretiennent une correspondance nourrie et quelques rencontres volées de ci de là…
Bien entendu, leurs amours unilatérales, quasi masochistes, ne trouveront jamais satisfaction auprès de cet homme qui joue sans doute avec leurs sentiments tout en ayant une certaine « amitié charitable » envers elles. Une « pitié » comme il le déclare, ce qui est sans doute le plus cruel des sentiments pour une amoureuse éperdue…

« Cette lettre est restée sans réponse » : de la cruauté à la folie…
Qu’est ce qui fait le sel des jeunes filles ? C’est justement cette cruauté qui règne et dans laquelle elles s’abîment, éplorées (mais on finit par ne plus les plaindre tant leur obstination frôle l’absurde !). Tout du long, on se demande jusqu’où iront-elles dans leur obsession amoureuse voire leur démence. Parmi les plus acharnées et les plus marquantes, citons bien sûr le personnage principal d’Andrée Haquebaut, femme érudite. Fascinante dans ses argumentations sans fin pour tenter de convaincre Costals qu’il l’aime. Malgré ses silences (les glaçants « Cette lettre est restée sans réponse » annotés à la suite de ses confessions les plus ardentes), ses moqueries et ses francs refus, rien ne peut la décourager. Bien au contraire, elle observe un crescendo dans ses lettres inversement proportionnel au désintérêt de Costals. Plus il la repousse, plus elle le presse.
Ce qui conduit à un extravagant dialogue de sourds avec pour sommet la lettre où elle « s’offre »… Et en face un Costals qui ne sait plus que lui répondre et en arrive à demander conseil à des amis.

Aussi tragique que soit la situation, car la détresse d’Andrée ainsi que la force de son amour sont souvent poignants, on ne peut s’empêcher de rire tant elle est aussi pathétique et il faut bien le dire : folle ! « Je n’en peux plus, et je n’en peux plus. Un être contient une certaine capacité de souffrance; au delà il meurt ou il se délivre n’importe comment. La souffrance ne peut pas éternellement demeurer la souffrance ; elle se mue en autre chose. Voilà quatre mois que vous me faites vivre dans une maison en flammes ; il fallait que j’y meurs asphyxiée, ou que je saute par la fenêtre et me casse les reins. » A ce titre, plutôt qu’une Bridget Jones, elle pourrait être une ancêtre des héroïnes de Jauffret, à la Clémence Picot (en plus soft néanmoins !), enfermée dans ses névroses hystériques voire psychoses… Ou bien de façon plus lointaine, une autre Adèle H : ces femmes qui meurent de ne pas être aimée…

Costals, ignoble misogyne ou sensible inavoué ?
Cynique, voire odieux, manipulateur ou méprisant, prompt aux jugements définitifs jamais bien loin du caricatural, Costals est le personnage que l’on aime détester dans « Les jeunes filles ». Frédéric Beigbeder disait à son sujet « qu’il serait sûrement dans un roman du XXIe siècle un serial killer« . Mais ce personnage est tout autant prédateur (avec une Solange Dandillot par exemple) que victime (harcelé par ses admiratrices). Il aura d’ailleurs cette réflexion très drôle au sujet d’Haquebaut : « Elle m’aime tant, que je suis toujours surpris qu’elle ne m’ait pas encore assassiné. Mais qu’elle essaye ! Elle sera bien reçue. On ne me tue pas comme ça. »
Objet d’adoration des jeunes filles qui souffrent pourtant de son indifférence et indélicatesse. De même à la publication du livre, deux phénomènes antagonistes ont eu lieu : d’une part un engouement massif des lectrices et d’autre part un rejet et une violente critique de la part des féministes (Simone de Beauvoir en tête*). Ce qui témoigne de toute l’ambivalence du personnage et qui fait donc son intérêt. Tout du long, le lecteur à la fois intrigué, agacé, amusé, cherche à le comprendre, à le cerner sans réellement y parvenir. Un personnage qui n’est en tout cas pas à prendre au premier degré ! Montherlant (qui commentait d’ailleurs « C’est un livre composé de gags à la Charlot, un livre comique, au second degré, ce que le public n’a peut-être pas vu” – Archives du XX° siècle, p.38) s’amuse à forcer le trait et à le rendre le plus outrancier possible.

Pourtant on ne peut pas dire que Costals n’aime pas les femmes malgré tout le mal qu’il se donne pour en donner l’apparence, on voit d’ailleurs qu’il entretient des liens sympathiques avec certaines. Costals est un homme à femmes et non celui d’une seule. Ce qui le rend méchant c’est « le casse-tête sentimental que les femmes cherchent à imposer à tout homme qui les approche » ou encore leurs « imbécilités nuptiales« . Et ce décalage ne peut que mener à l’impasse avec celles qui ne le comprennent pas. Il n’est pas indifférent à la souffrance de ces femmes qu’il dit même comprendre pour l’avoir vécu avant de s’endurcir : « Comment me tirer de là sans lui faire de mal ? La pensée de lui faire mal, simplement en lui disantpar une seule phrase, ce qui était, le paralysait comme un homme qui s’amuse à boxer avec un enfant, et n’ose remuer quasiment par crainte de le blesser.« 

« L’amour et la dignité ne font pas bon ménage » : Un roman de passion désespérée
Il faut souligner aussi que « Les jeunes filles » compte de nombreuses et superbes pages de déclarations d’amour enflammées qui n’ont rien à envier à un Musset ou à un Baudelaire. Furieusement romantique, Haquebaut, toujours elle, décline tout l’éventail de ses sentiments et se met à nue avec une beauté lyrique et poétique souvent bouleversante (dont certains passages pourraient bien être issus de véritables lettres d’admiratrice de Montherlant*), en dépit du ridicule où elle se place aussi dans le même temps par sa grandiloquence. Elle y exprime tous les affres amoureux dans lesquels baigne celui qui aime sans retour. La tragédie de la passion sans réciprocité. « Il me reste vous, aussi, bien entendu. Dans mon désarroi et mon désespoir, j’ai une espèce de paix : « Il ne peut pas, il ne veut pas être mon bonheur. Mais il est ma vérité. Il ne veut pas que je l’aime, je lui déplairais et me perdrais. Mais enfin c’est une paix suprême, dans la faillite de ma vie, quand tant de femmes ne trouveront jamais l’homme qui leur fera vibrer le coeur ou aimeront Dieu sait qui, par besoin d’aimer, c’est une paix suprême d’avoir enfin découvert cette certitude : il y a au monde un homme qui me comble, que j’aurais pu aimer de tout mon être. Je n’ai plus à chercher ni à attendre, ce destin épuisant des femmes seules. »

L’amour condamné à n’être que de l’amitié (ce que lui propose Costals et à laquelle elle ne peut se résoudre). L’analyse psychologique d’Haquebaut est à ce titre remarquable, en particulier dans son évolution et ses contradictions : au départ tentant de se mesurer, de se réfréner, de se raisonner puis débordant, éclatant, frôlant la folie et la mort. C’est le chant du cygne d’une jeune fille qui dit adieu à sa jeunesse et tente désespérément de connaître l’amour avant… Elle choisit le « Better burn out than fade away » (Andrée Haquebaut est peut-être un personnage bien plus rock qu’il n’y paraît au premier abord !).

Montherlant parvient à restituer avec une justesse éblouissante toute la complexité des sentiments, dans leurs paradoxes et nuances les plus intimes (amour, amitié jusqu’à la pitié…) avec une grande profondeur psychologique. A ce titre, on est pas loin de la Princesse de Clèves ou des Liaisons dangereuses… Il pose ainsi de nombreuses questions sur les diverses équations amoureuses et les rapports hommes-femmes : L’amitié « hommes-femmes » est-elle possible ? « Ce magnifique royaume de l’amitié homme femmes serait donc une terre interdite ! La femme serait parquée dans le domaine « coeur-sens », incapable d’être élevée à un monde plus noble et plus subtil. Et enfin, crainte de les décevoir, l’homme devrait n’avoir plus aucun rapport de société avec celles des femmes jeunes qu’il ne destine pas à son lit, légitime ou illégitime, c’est-à-dire malgré tout, avec l’immense majorité des femmes. »
Ce à quoi Andrée lui rétorque: « Une femme ne donne plus son amitié à l’homme qui l’a refusée. Car avoir d’un homme ce que j’ai de vous, c’est l’avoir déjà perdu. Vous êtes le seul ami que je ne pourrais pas garder dans une vie normale. » Peut-on être ami avec quelqu’un que l’on aime ou encore peut on aimer sans réciprocité ? Une ravissante idiote sera-t-elle toujours préférée à l’intelligente peu gâtée par son physique… ? (la réponse est définitivement oui avec Costals !).

Des joutes verbales étincelantes
Outre les lettres d’Andrée, les dialogues et autres rencontres avec Costals donnent lieu à des échanges d’une grande richesse métaphorique servie par une langue ciselée et charismatique. On se régale de leurs envolées stylistiques où l’humour jaillit souvent au moment où l’on s’y attend le moins, de façon volontaire ou non (lorsqu’Andrée dit qu’il lui donne envie d’être communiste ou « Votre Jamais. Eh bien, quand vous m’enfonceriez dans la tête ce jamais comme un clou, je rebondirais encore sous le marteau. »). Aussi bien du côté des jeunes-filles que de Costals.

Un roman tombé en désuétude et dépassé ?
Une certaine vision de la féminité et portrait masculin
Avec sa vision très conservatrice et archétypale des comportements féminins et masculins, le roman peut sembler démodé, par trop caricatural, en notre époque post-féministe. Pourtant, s’il ne saurait avoir une vocation universelle, il est loin d’être dénué de justesse (cf le rapprochement avec certaines héroïnes modernes : Bridget Jones ou les personnages hystériques de Jauffret). Extrémiste oui. Désuet non assurément pas. En parlant de la dépendance amoureuse, de l’incommunicabilité homme-femmes et sur le leurre que peut constituer le mariage éternel, il apparaît au contraire très moderne.

*Notes :
« Montherlant ou le pain du dégoût » est un texte de 17 pages extrait du Deuxième Sexe publié en 1949 par Simone de Beauvoir. Elle ira jusqu’à le classer parmi les écrivains de la Collaboration (bien que sans être résistant, il ne fut pas non plus reconnu écrivain collaborateur) : « Si Montherlant avait véritablement dégonflé le mythe de l’Éternel Féminin, il faudrait l’en féliciter: c’est en niant la Femme qu’on peut aider les fernmes à s’assumer comme êtres humains. Mais on a vu qu’il ne pulvérise pas l’idole : il la convertit en monstre. Il croit lui aussi en cette obscure et inéductible essence : la feminité; il estime après Aristote et saint Thomas qu’elle se définit negativement ; la femme est feme par manque de virilité; c’esr Ie destin que tout individu femelle doit subir sans pouvoir le modifier. »

Montherlant a réellement entretenu des correspondances longues et intenses avec diverses lectrices amoureuses de lui. En particulier une certaine Jeanne Sandelion qui s’était d’ailleurs revendiquée comme modèle d’Andrée Haquebaut (démentie par Montherlant). Mais en comparant un extrait de son Journal datant de 1927 à une lettre d’Andrée, on pourrait bien lui donner raison, puisque figure mot pour mot l’une de ses phrases : « Je vis avec vous et cela sans effort, par une émanation naturelle de ma pensée vers la vôtre, m’intéressant passionnément à tout ce que vous faîtes. Émanation naturelle, et constante et irrésistible. Je rapporte tout à vous, sans cesse. Je ne peux pas faire autrement. C’est bien plus que de l’amitié, et que de l’amour, c’est une fraternité. Vous vous étonnez de mes divinations, de mes intuitions quant à vos goûts (mais c’est à un point !) Je sais lesquelles de vos amies vous plaisaient tout à fait, celles qui vous plaisaient pendant dix minutes – et vous agaceraient ensuite, celles qui vous crisperaient tout de suite… etc. Je suis votre jumelle spirituelle, en quelque sorte, à tel point qu’un jour cette formule s’est installée en moi, bien amusante, que vous aimez. Je vous aime bien Montherlant, vous savez. Et si le bonheur se donnait, lui aussi, comme un diamant, et si je le possédais, il aurait vite passé de ma main dans la vôtre. »
La dernière phrase figure mot pour mot dans le roman dans la lettre du 14 décembre 1926 attribuée à Haquebault pour Costals (p 53, édition Folio Gallimard).

On peut supposer que d’autres extraits de la prose de Sandelion ou d’autres lectrices ont ainsi été « empruntées » (on dirait « plagiées » aujourd’hui !) par Montherlant qui fait aussi référence à un titre de livre écrit par Sandelion, « L’âge où l’on croit aux îles » publié en 1929, sans citer son nom (p 126).

8 Commentaires

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    • Ehplodor sur 6 février 2012 à 11 h 04 min
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    Un beau papier, merci, qui a le double mérite de tirer de l’oubli relatif ce roman admirable de cruelle intelligence, et de l’analyser avec justesse. Il y a une autre chose remarquable, dans ce livre (et qui curieusement s’estompe dans les trois volumes suivants), c’est l’art du montage qu’y pratique Montherlant : plus encore que du texte lui-même, qui bénéficie évidemment de la plume féroce de Montherlant, c’est la juxtaposition des différents supports, lettres, petites annonces, narration classique, qui rend l’oeuvre, je trouve, extrêmement moderne, très loin du classicisme balzacien de son précédent, Les Célibataires, par exemple. C’est dans l’intervalle entre deux lettres, deux morceaux, que l’ironie fleurit, ici.

  1. entièrement d’accord, c’est vrai que c’était très moderne et créatif. ces petites annonces sont un vrai régal d’ironie !

    à regretter quand même que certains passages pourraient avoir été plagiés de lettres de ses admiratrices…

    • Ehplodor sur 6 février 2012 à 11 h 44 min
    • Répondre

    C’est probable en effet, surtout que ces lettres se raréfient au fil des trois livres suivants (le dernier, les Lépreuses, est presque un roman « normal » comparé au premier, de ce point de vue), mais en somme ça renforce l’intérêt du « montage » de cet opus, dans le sens où Montherlant produit et accentue le sens de l’oeuvre par les rapports et les confrontations qu’il crée entre des éléments hétérogènes.

  2. tout à fait, c’est pourquoi aujourd’hui il est temps de s’en charger et de sortir de l’ombre entre autres, Jeanne Sandelion !

  3. Bien que les lettres de Sandel soient surement à la base, il faut reconnaitre qu’il ne peut sagir de plagiat puisque isssues d’une correspondance privée. C’était un échange d’idées, et une confrontation de sentiments. C’est probablement par une extrème timidité que Montherlant, avait unj comportement de prévenance, à ne pas vouloir faire mal, il s’enfoncait.

  4. Bonjour, son nom est Sandelion et non « Sandel ». Le fait de copier les écrits de quelqu’un d’autre qu’ils soient issus d’une correspondance privée ou de toute autre source, me semblent être la définition du plagiat… Des affaires récentes portées devant la justice l’ont prouvé : cf, la condamnation de Patrick Poivre d’Arvor ( «Fragments d’une femme perdue») pour avoir copié des extraits de correspondance intime de son ancienne compagne, reconnu comme « contrefaçon ».
    http://www.buzz-litteraire.com/post

      • Straton sur 24 mars 2021 à 13 h 23 min
      • Répondre

      Vous n’avez pas l’air de savoir que Jeanne Sandelion a publié des romans « alimentaires » sous le pseudonyme de Brigitte (son second prénom) Sandel ! Voyez sa biographie sur wikipedia. Cordialement.

    • wa sur 17 février 2013 à 19 h 37 min
    • Répondre

    j’avais lu ces textes de Montherlant, et toujours regretté de n’avoir pas pris de note au fur et à mesure. J’aurai aimé être l’auteur de cet article, j’ai tout retrouvé, le sentiment glacé du scalpel littéraire qui coupe les sentiments à vif, sans doute l’expression d’une douleur de l’auteur, en tout cas un malaise par rapport à une époque.

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