A l’occasion de la sortie d »Une femme avec personne dedans », son 15e livre, Chloé Delaume multiplie les interviews (dont l’une avec François Bégaudeau et l’autre avec Claire Castillon, auteurs de la même génération),et mène une « politique » anti-enfantement assez active, se révoltant contre « la chair à marcher » que l’humanité ne cesse de (re)produire. C’est aussi, pense-t-on le thème central de son nouveau livre dont le titre y fait immanquablement penser… Ce qui est assez intriguant somme toute. Qualifié de « chef d’œuvre » par le magazine « Transfuge » et de « fable magistrale conjuguant la psychanalyse, la rhétorique littéraire, l’expérience cognitive et la poésie » par l’Humanité (rien que ça !), que contient vraiment ce livre, entre autofiction, tentative d’essai et autres cortex et vortex… ?
« L’ellipse sera commune, une année trépassée, l’amour, Chloé la Clef, que peut-il advenir. C’est à vous de souhaiter, c’est à vous de choisir… Sachez, je ne suis personne, à l’intérieur personne, je me gonfle de vide, une baudruche anémiée. J’ignorais qu’en aimant on pouvait à ce point perdre son identité. »
Premier constat après avoir tourné la dernière et 140e page de l’opus : pas évident de bien comprendre où Delaume veut en venir avec son livre dérangeant, misanthrope, dissident, et quelque peu illisible par endroits. Pourquoi ce livre, qui aurait davantage sa place dans les bibliothèques des cabinets de neuropsychiatrie plutôt que dans des libraires classiques, est-il porté aux nues ?
Tentons d’y voir plus clair :
« Une femme avec personne dedans » est donc un livre sur les suturations du Moi, du Je, du Surmoi, sur l’ombre et la lumière. Un livre de l’identité, sur son acquisition et sa perte. C’est un livre hybride littéraire. Fictif. Qui propose des pistes de réflexion, soit, mais forme surtout un puzzle dont il est difficile de rassembler les pièces… On a souvent qu’une seule envie: mettre un peu d’ordre dans tout ça, afin d’éviter d’avoir à relire les chapitres un par un. Parfois, on sent que Chloé Delaume parle ou écrit comme cela lui vient, avec des mots jetés en pâture, qui finissent finalement par se retrouver « en elle », mais les sens restent abscons, étranges.
C’est un texte de décomposition, de déstructuration, où le lecteur est à la fois témoin, disciple, un peu ami un peu ennemi, c’est l’incompris ou l’incompréhensible, le sot ou le démonisé. Ses lecteurs, Chloé Delaume les prend au pied de la lettre, elle les met au pied du mur, elle joue puis ne joue plus, elle plie, ploie, nous invite à nous noyer avec elle ou non, parfois, nous sort la tête de l’eau. En nous prenant pour des imbéciles.
On vogue au fil des lignes entre fantasmes explorés, notions de sorcellerie, noms de médicaments, hallucinations, rituels de magie et messe noire, délires liturgiques : c’est un conte de mauvaises fées, de mauvaise vie. C’est étrangement incantatoire, et très mystique. C’est entre The Cure, Era et la Divine Comédie : « Sa pensée vocalise insistance fragmentaire, en son crâne, c’est deux camps qui bientôt se dessinent, bannière autonomie ; oriflamme demi tour. Déchirure intérieure, le cervelet en proie aux raids antagonistes, alors elle s’élève seule au milieu des tranchées, appliquant comme toujours ici même sa devise : il n’est pas un problème dénué de solution. Elle recrute ses troupes, alignement, appel. Elle clame : je serais légion. Précise : dénué d’ivraie. »
Et la (non-) maternité dans tout cela ?
Le titre « Une femme avec personne dedans » peut s’avérer trompeur. On imagine volontiers comme semble avoir d’ailleurs voulu le faire croire l’auteur, (légère imposture promotionnelle axée exclusivement sur la maternité, au sens premier) qu’il s’agit d’un livre sur le non désir d’avoir un enfant et que le contenu de l’opus allait emprunter la posture très contemporaine d’un féminisme ardent, farouchement revendiqué, sur le refus pur et simple, très en vogue, de ne pas vouloir s’assujettir au patriarcat très marqué, en procréant. Or il n’en est rien. Le titre est une métaphore : il signifie juste que Chloé Delaume qui, effectivement ne semble pas très porté sur les enfants, n’est pas un personnage véritable: c’est une identité fictive. C’est un corps sur pattes, une chair qui se mouve, mais à l’intérieur, ne vous y trompez pas, il n’y a rien. C’est une coquille vide.
Pas la peine pour le lecteur d’y chercher une place, d’y espérer faire son nid, pas la peine de croire que Chloé Delaume tour à tour auteur, narrateur, héroïne saura compenser vos manques affectifs, inutile de vous prendre pour elle, de « transférer », d’espérer devenir comme elle (comme l’a crue sa malheureuse lectrice suicidée), puisqu’elle n’EST pas. Deux paragraphes reviennent indirectement sur ces femmes qui ont enfanté, coupables visiblement d’avoir cherché à transmettre : il y a celle dont la fille s’est suicidée à qui l’auteur Chloé Delaume répond globalement que si l’écrivain propose des pistes de réflexion, il ne cherche surtout pas à « enfanter » des écrivains.
Le suicide d’une lectrice comme catalyseur de sa réflexion
Car si Delaume est peut-être virtuelle, elle n’en est pas tendre pour autant ! Et pour cause. Une lectrice s’est suicidée parce qu’elle voulait être Chloé Delaume, ce personnage inexistant, de fiction. «Silence majuscule», est le nom donné à la lectrice : la mère de celle-ci appelle l’auteur et questionne «si ma fille est morte, pourquoi êtes-vous encore en vie ? ». Certes, l’affaire est trouble, très compliquée. Alors, le récit se désosse. Mise à nu. Déclinaison de l’histoire personnelle, tout vient à pas feutrés, et l’on devine le pourquoi du comment. Ressentis vifs, impliqués. Il est des images cinglantes, où ça pullule et purule. On dirait une oraison funèbre. Celle de sa vie de couple. Chloé Delaume, qui n’existe pas dit pourquoi elle déteste le mariage, pourquoi elle déteste les mères aussi, pourquoi elle ne sera jamais mère et avec les hommes, cela vire au grabuge, sous forme d’humour noir, assez sympathique.
Chloé Delaume interroge et questionne globalement la philosophie du monde grouillant : c’est quoi le monde ? Elle essaye de le cerner, de l’apprivoiser, autant que les rapports humains. Assez efficace par endroits. Par soubresauts, revient puissamment cette grande masturbation intellectuelle, qui fait de ce livre le livre d’une personne victime d’une psychose.
« Je répète TERCIAN 25 mg comprimé sécable (bleu) mais l’ange se fait nombreux dans la chaleur extrême. Mon ventre se boursoufle, cloques mordorées et mauves, veinures brunes palpitantes. Un à un les abcès se crèvent pour expulser des faces dénaturées, vacances globes occulaires, mâchoires hypertrophiées, narines trouées pleine peau. Des stries aiguës et blêmes, une clameur lancinante, le chœur se forme, s’impose, rictus et contorsions, avidité des cris, encerclement fatal, leurs mots une grêle, syntaxe de plomb. »
En filigrane, il est aussi question de schizophrénie, de maladies mentales, « du peuple en pyjamas bleus ». Et l’éternel refrain cher à Gombrowicz : on n’écrit pas pour se soulager, se délivrer de ses vieux démons puisqu’au contraire, la douleur revient avec l’écriture. Igor, la Clef, Chloé, ponctuent le récit de travers mimétiques. En agrégat, gélatines, plexus, cérumen, croûtes. En rafale, pourtant, cette phrase, comme le vers d’un psaume: «Ecris donc ce que tu es, ce que tu as vu, ce qui doit arriver ensuite».
Enfin, ces sempiternels « Miroir, mon beau miroir », «Amour, gloire et beauté », l’ultime exorcisme, comme une fin de non-recevoir. On n’en finit pas de cet exercice clinique disgracieux et dérangeant, où on passe de la fiction au réel, plus souvent qu’à son tour, on erre d’exercices d’auto-dépréciation à une recherche d’équilibre entre le vice et la vertu, entre l’ange et le démon, on va du paradis à l’enfer, avec une facilité déconcertante. Le fait de revenir à intervalles réguliers sur sa propre Apocalypse et de déconstruire l’analyse « vécue » en direct, crée un sentiment de malaise. Difficile d’adhérer à cette bouillie indigeste de soliloques balancés : on dirait des sangles et des cantiques incompréhensibles qui entourent le récit, depuis la Tour jusqu’aux quartiers parisiens.
A trop vouloir exploiter la fibre insolite et la veine singulière, on ne voit que du non-sens dans cette manière harnachée, trop compliquée d’envisager des retours entre tout et rien. Il est un mode tellement plus simple pour dire la fin des valeurs patriarcales, la fin du couple, la tristesse de ne jamais avoir été appelé par son prénom, les antécédents familiaux. On ne peut pas reprocher à Chloé Delaume d’inventer une langue bien à elle. Mais on peut lui reprocher trop de théâtralisation, d’exhibitionnisme, d’effets surjoués. On reste perplexe : c’est étonnant pour quelqu’un qui n’existe pas… [Laurence Biava]
4 Commentaires
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Je complète et réagis à cette chronique avec quelques éléments :
En fait dans ce (court) livre, Chloé Delaume aborde simultanément une foultitude de thèmes et pas des moindres puisqu’il s’agit de sa vision du couple, du mariage, du couple à trois, de son expérience inattendue de l’homosexualité, de la rencontre amoureuse.
Et puis aussi sa psychose soignée à coup de tercian destructeur, son corps qui se délite.
La question de la maternité (et de la « reproduction » surtout) s’y superpose tant bien que mal à travers notamment la figure de la mère de sa lectrice suicidée (« à cause d’un de ses livres ») ainsi que son propre refus d’engendrer.
Et enfin pour couronner le tout (comme si ce n’était pas suffisant) ses considérations, déjà maintes fois rabâchées, sur l’écriture et la littérature, la vie et le réel, ce qui fait aussi de ce roman une sorte d’essai littéraire bancal. In fine, que nous dit Delaume ? La même chose que répète Nothomb depuis des décennies : qu’elle accouche seulement de ses oeuvres/créations… Oui, bon, tout ça pour ça…
Autant de thèmes majeurs et cruciaux qui auraient presque valu à eux seuls un bouquin entier !
Pourtant Delaume choisit de les « survoler » tous en même temps, par bribes, fragments et autres ellipses. Elle saupoudre ainsi dans ses courts chapitres qques considérations un peu simplistes et peu originales sur les uns et les autres. Ex : le couple (où l’on perd sa liberté), la maternité (une construction socio-culturelle) : « « Rien ne peut être pire qu’une mère : elle pond et elle façonne l’objet de son amour, un amour répugnant, qui préexiste errant, jusqu’à sa fixation ; un amour de principe, alternative au rien qui la dévore de solitude, un sentiment si faux puisque excluant la rencontre, un sentiment programmé parfaitement culturel. »
Loin d’une Anais Nin ou d’une Violette Leduc, quand elle raconte son expérience à trois ou sa rencontre amoureuse avec une fille qui se réduit à une histoire de « poing ».
Loin d’un Artaud quand elle décrit sa douleur de vivre…
On reste donc sur sa « faim » en permanence tant elle reste superficielle dans son traitement, passant d’une chose à l’autre sans cohérence, sous couvert de « digression littéraire ». Mais le principal problème est le manque de profondeur. Et c’est fort dommage car cela aurait pu être passionnant !
On est aussi gêné par ses nombreuses citations d’autres auteurs qui finissent par plomber son propre texte (un tic très tendance qu’elle avait su éviter jusqu’à présent si je me souviens bien) et l’appauvrir d’autant.
En particulier quand elle fait référence à Desperate housewives (elle qui se targue de ne pas vouloir divertir avec la littérature…).
A l’exception de sa citation de Philip K. Dick (décidément partout ces derniers temps ! et avec qui elle partage aussi le goût de l’oracle omniprésent dans son livre) dans un court chapitre assez intéressant du reste : celui où son ex mari la compare à une androïde pour son incapacité à éprouver de l’empathie. Et c’est en effet ce qui ressort de sa prose : une immense froideur même lorsqu’elle parle d’amour. Elle dit d’ailleurs dans l’une de ses pages que son roman est « un roman d’amour » mais pourtant on ne ressent à aucun moment une quelconque émotion en la lisant. On a plutôt une impression très clinique de laboratoire, sans sensibilité et emprunt de rancoeur.
Sur la question de la forme, je suis plus partagée que Laurence.
On le sait, Delaume ne supporte pas la platitude. Là, elle va encore plus loin et se lance carrément dans une mise en scène compliquée mêlant références mystico-biblique-apocalyptique.
Si au début, cela peut fonctionner, où l’on peut se laisser emporter par ses visions fantasmagoriques, tant de grandiloquence finit malgré tout par lasser.
Les autres « jeux » avec les formes comme son QCM ou autre pastiche de conseils matrimoniaux pourront amuser mais cela m’a plutôt donné l’impression de « cheveux sur la soupe » …
Comme le dit Laurence, on a une impression de fouillis… On ne sait pas très bien où elle veut en venir au juste.
« Une femme avec personne dedans », c’est surtout une femme qui se cherche, qui cherche sa direction et c’est peut-être aussi un peu le cas de ce livre qui peine à trouver un vrai fil conducteur et une cohérence. Il ressemble à un patchwork des « derniers évènements de la vie de Chloé Delaume ». Le propos aurait pu être intéressant s’il avait pu être mieux cerné, plus étayé sur certains aspects.
Elle ne fait qu’effleurer les thèmes, les « Epreuves » de sa vie, comme par exemple cette solitude intense ressentie lors de son 1e mariage à 25 ans qu’elle évoque sans plus, peut-être par manque de recul encore sur ses épisodes trop récents pour pouvoir vraiment s’en servir comme matériau littéraire ?
PS : ah oui il faut aussi quand même signaler que la fin est particulièrement ridicule en virant « manuel de développement personnel », saupoudrée d’accent christique..
Billet intéressant bien que je ne partage pas vos avis.
Il y a deux ou trois coquilles dans votre article, si je peux me permettre, ainsi que la référence à cette phrase : « Écris ce que tu as vu, etc », qui est une citation directe de la Bible.
Pour répondre à Alexandra, il me semble que Delaume, dont j’ai lu tous les textes jusqu’à maintenant, cite constamment d’autres auteurs. Dès le début. Qu’ils soient retravaillés, détournés, ou même cités in extenso, plus franchement, dans les derniers textes.
J’ai trouvé que le texte a plus de cohérence que ce que vous laissez entendre dans vos avis, même si nos lectures sont forcément subjectives. Et surtout, il me semble que cette absence de cohérence est comprise dans le projet d’une écriture qui volontairement ne se structure pas, ne se fige pas.
Si ça vous intéresse, voilà le lien vers ma critique du roman : http://hermitecritique.wordpress.co…
Cordialement,
L’Hermite
Merci Hermite de ton lien.
Je trouve ta critique assez remarquable. Chloé Delaume devrait t’envoyer des fleurs ! C’est probablement ce que j’ai pu lire de plus intelligent sur son livre jusqu’à présent.
J’avais perçu aussi ce « lien souterrain » de la reproduction et de la « narration propre » dont tu parles mais qui est noyé par le reste et mal exploité (à mon avis).
Merci de me rafraîchir la mémoire sur les citations de delaume. à vrai dire je garde surtout en mémoire le cri du sablier qui me semblait avoir évité cet écueil, je n’ai pas lu sa récente production.
Pour en revenir au cri du sablier, pourquoi ce livre était si réussi : parce qu’elle avait su se resserrer sur un épisode de sa vie, ce traumatisme de l’enfance. Il aurait sans doute été préférable de faire de même ici je pense…
C’est vrai que la puissance du Cri du Sablier vient aussi du sujet et de sa « force d’attraction », comme si la chose racontée était un catalyseur, et que la langue utilisée pour la raconter était elle aussi concentrée, dense, heurtée.