Le premier roman de Solange Bied-Charreton, « Enjoy » (sorte de roman chorale autour d’un réseau social fictif « ShowYou » qui asservit les personnages et leur tient lieu de laboratoire de vie…) et le cinquième roman d’Ariel Kenig « Le miracle », constituent deux nouveaux romans, parus en 2012, sur les dérives d’Internet* par deux jeunes auteurs. Ils y analysent notamment le rapport à l’image à l’heure de Facebook sur fond de scandale politique et d’autofiction. Au menu : narcissisme, exhibitionnisme, voyeurisme et conformisme…
Quel rôle joue Internet dans vos ouvrages respectifs et pourquoi avez-vous souhaité en faire le « décor » voire le « héros » de votre livre ?
Ariel Kenig – Je n’ai pas choisi à proprement parler Internet, c’est Internet qui s’est plutôt imposé à moi de façon naturelle. Les photos du fils Sarkozy existaient sur Facebook, ces photos m’ont conduit à lui. L’idée était donc d’utiliser ce prétexte pour revoir l’évolution des processus technologiques depuis 10 ans. Par ailleurs, la photo numérique, encore plus que l’argentique, pose la question de la vérité.
Solange Bied-Charreton – Je n’ai pas écrit un livre sur Internet, j’ai voulu écrire un livre sur les rapports entre les loisirs et le désœuvrement. Lorsque je l’écrivais, heureusement, j’avais plein de dérivatifs. Internet fut aussi un prétexte, qui s’est imposé de lui-même. Le personnage (principal) comble, il me fallait recueillir toutes les infos nécessaires poru parler d’un type qui comble sa vie avec celle des autres.
Quels étaient les enjeux/difficultés pour intégrer cette technologie (et ses codes) dans un roman : comment écrit-on un « roman web 2.0 » ?
SB – Je n’ai pas ressenti de difficulté notoire. Il fallait injecter du réalisme, intégrer naturellement les paramètres de la vie quotidienne pour plonger dans Internet. J’aurais trouvé dommage, à l’époque actuelle, de ne pas condenser l’histoire personnelle d’un type sans dire qu’il décroche son portable, sans parler des SMS qu’il envoie. Ce sont des sujets de société.
AK – Pas de difficulté particulière pour moi mais un enjeu, oui ! Je voulais replacer mon histoire dans une perspective historique. Je m’intéresse aux arts visuels. Ce qui m’importait de traiter, était la trajectoire des images, depuis……les dinosaures maintenant ? Je tenais à être un minimum didactique. M’arrêter sur certains mots dont le sens avait changé, faire, d’une certaine façon, une critique littéraire des termes produits, employés par les technologies actuelles. Au-delà de l’axe historique, j’ai voulu replacer les technologies dans le monde physique, dire aussi que de ce virtuel, il est sans doute une part du réel. Les amitiés continuent-elles à vivre, à rassembler des univers ?
Pensez-vous qu’Internet change la manière d’écrire et de faire de la littérature ?
SB – Je pense que la manière de faire de la littérature ne change pas même si je me suis amusée à intégrer une page wikipédia, ou encore à aligner des « statuts » les uns à la suite des autres dans certaines de mes pages. En revanche, la manière d’écrire une histoire, si. Pourquoi ? Parce que l’accès à la documentation est plus directe. Et l’enjeu de cette accessibilité est important. Pour écrire correctement, « mieux », pour n’en tirer que du positif et éviter de se laisser éparpiller, il est préférable d’écrire sur un ordinateur pas connecté !
AK – Si la littérature doit parler de notre permanence, elle est plus que jamais intéressante à faire aujourd’hui. Internet est là pour l’explorer, le rapport à la documentation est évidemment plus rapide, et s’évalue dans un espace temps beaucoup plus complexe. Il faut toujours se demander ce qu’est la littérature. Le roman, est un lieu de rassemblement et d’unité. Un roman sur Internet donne plus de liberté pour jouer avec les collages d’infos éparses mais il ne doit pas emprunter les formes du commentaire, du fil d’actualité ou même employer son langage tel que le SMS : ce n’est pas mon travail. La machine dépossède du langage (nous impose son langage), il faut donc se ré-approprier un langage.
SB – oui, il est une notion de composition autour de l’objet du livre qu’on ne peut ignorer. Le but, c’est de capter des univers de fragilité, afin de bâtir une œuvre. Et de résister contre les œuvres qui passent.
AK – Il est un semblant de déréalisation du monde. Il faut augmenter le réel par nos propres moyens.
Quel regard portez-vous sur la fameuse « génération Y » dont on parle beaucoup ces temps-ci : vous sentez-vous y appartenir et comment cela se traduit-il, versus la génération des trentenaires des années 2000 ?
AK – Si on devait définir la génération Y, il faudrait d’abord changer la lettre qui la définit, sachant que cette génération n’est pas homogène dans sa connaissance des outils. Dans cette seule génération, toute une diversité d’individus. C’est un peu comme si on demandait à des romans de s’intéresser ou de se rapporter à un profil type. Les outils technologiques et les thématiques sont plus importants que ce genre de considérations. Ou alors, il faut parler de « sociétal » et non de « sociologique ».
SB – Non, je ne crois pas à la génération Y, je ne me sens pas y appartenir, il y a autant de gens que de pratiques chiffrées. Je porte un regard plutôt dubitatif sur ces appellations autant que sur cette génération. Pourtant, il n’y a, dans mon esprit, aucune contradiction entre ce que j’ai écrit dans mon livre et Internet. Si les choses sont pire qu’il y a 10 ans, on ne peut pas non plus dire qu’il y a d’énormes cassures.
Quel regard portez-vous sur la façon dont les romans contemporains abordent Internet et de façon plus générale sur les nouvelles formes d’écriture numériques (ex : « twittérature »…) ?
SB – La twittérature et son côté Oulipo ? Il y a beaucoup de choses qu’on considère nouvelles, le fond reste le même – voyez le Minitel -. J’aime bien Houellebecq quand il parle de la nostalgie des objets.
AK – Le but, c’est de construire des fables, de trouver des fables dans le réel. On a du mal à faire avec ce qui existe. Et avoir de l’imagination, c’est difficile. La twittérature, je n’en pense rien. Si ça les amuse !
Quelle place tient Internet dans votre quotidien d’auteur et comment l’utilisez-vous (blogs, réseaux sociaux, etc) ?
SB – J’ai un compte Facebook à des fins promotionnelles, je ne l’utilise pas personnellement. En revanche, j’ai une boite mail avec de longues correspondances (amitiés très épistolaires) Pendant 5 ans, j’ai tenu un blog littéraire, j’ai fait du web-marketing pendant un an. Le net est un milieu d’autodidactes.
AK : Etant très addictif, je limite au maximum. J’en ai un usage sommaire et étonné. Je regarde des œuvres d’art, des photos, des gens. En somme, je complète ma culture de l’image. Mon œil aussi, est plutôt autodidacte.
Quel regard portez-vous sur le livre numérique : pour ou contre ?
SB : Ce n’est pas fait pour moi-même si je n’ai rien contre. Il y a un rapport charnel au livre, l’odeur, les pages…Mais si ça peut faire vivre le marché du livre, pourquoi pas.
AK : Je m’en fous totalement mais je trouve cela très bien.
A propos de la réaction de leurs éditeurs respectifs sur leurs romans : « Jean-Marc Roberts (des éditions Stock pour le roman « Enjoy » ndlr) n’a pas de compte mail donc était assez fasciné par ce monde qu’il ne connait pas bien. »
« Les éditions de l’Olivier (éditeur de « Le Miracle ») ont vu dans mon livre un mode d’emploi de l’époque » (à noter que le roman d’Ariel Kenig avait été refusé par son précédent éditeur : Flammarion)
Citations :
« La littérature entame un nouvel âge d’or (…) : il y a un nouveau monde à décrire chaque matin », « Internet fractur(e) nos précédentes représentations du monde » (« Le miracle » d’Ariel Kenig)
« Les livres étaient muets, ils étaient secrets, on ne les contrôlait pas – lire, c’était poursuivre une existence de contrebande. » (« Enjoy » de Solange Bied-Charreton).
Merci aux auteurs pour le temps accordé.
Propos recueillis par Laurence Biava
8 Commentaires
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Ce que vous dites sur la non-confrontation des auteurs avec le réel (et plus particulièrement Internet et les nouvelles technologies virtuelles) est très juste. Malheureusement, je ne suis pas sûr que les auteurs évoqués ici s’y confrontent davantage…
En fait il s’agit de l’analyse d’un article du Guardian sur la présence d’Internet dans les romans et du dilemme des auteurs (Internet n’étant pas forcément considéré comme un « sujet littéraire noble »), cité en préambule de cette interview.
Pour les fans de Jaenada et Bukowski 😉
Le 7 mars dernier, Radio Nova a consacré son émission littéraire, le Nova Book Box (tous les soirs de 21h à 23h), à Charles Bukowski.
À l’occasion de la sortie de “Shakespeare n’a jamais fait ça” (13e Note Editions), un road-book en Europe – inédit en France – dans lequel le Rabelais des caniveaux de LA nous fait partager son quotidien, le juke box littéraire de Radio Nova s’est habillé des mots du « vieux dégueulasse ».
Du coup, un parterre d’autres plus ou moins vieux dégueus sont venus lire les textes de l’auteur américain. Dans le désordre : Daniel Darc, Philippe Jaenada, Wendy Delorme, François Perrin, Axl Cendres, Raphaël Sorin (son éditeur français), Léon Mercadet (ex-journaliste d’Actuel et premier traducteur avec Jean-François Bizot des “Contes de la folie ordinaire” de Bukowski).
http://www.novaplanet.com/radionova…
[Modération BUZZ littéraire : Le message est validé mais merci d’éviter les publicités sans rapport avec l’article ci-dessus, par respect pour les auteurs.]
Ces deux romans étaient aussi nuls l’un que l’autre. Bon allez pardon, un peu d’argumentation: ils étaient tellement didactiques qu’on avait l’impression qu’ils s’adressaient à un parterre de lecteurs demeurés qui n’ont jamais ouvert internet explorer de leur vie. Ou qui n’ont jamais entendu parler de réseaux sociaux. Pour ceux qui s’en servent au quotidien, ça rend la lecture de ce qu’ils racontent dans leurs textes absolument fastidieuses. D’autant que leur constat ou leur propos parait pompé dans n’importe quel hebdo qui ressort à un moment ou un autre son marronier préféré « internet change-il notre rapport aux autres? »…
Sur ce sujet, je conseille plutôt la lecture de l’excellent HYROK de Nicolaï Lo Russo, livre décidemment trop méconnu et tellement plus acéré sur la question…
øchloé : de quels deux romans parlez-vous (vous avez déjà lus ceux cités dans l’article ?)… Pour Hyrok, je suis bien d’accord, à ceci prêt que ce n’est pas non plus un produit très fini en tant que livre. (C’est plutôt un énorme brouillon proliférant,une sorte de livre-monde, touchant à toutes sortes de sujets, et dont les meilleures pages se situent effectivement dans l’évocation du personnage de « vio » et son rapport à la tchate.)
@Leboldu: je parle de Enjoy de Solang Bied-Charreton et Le miracle d’Ariel Kenig 🙂
Cela m’impressionne toujours à quel point Chloé lit tout! Une vraie dévoreuse. Et pour Hyrok elle a bien raison.
Pour compléter sur le sujet du rapport ambigu entre l’écrivain et Internet, un autre article amusant du Guardian de 2010 où Jonathan Franzen, l’auteur des Corrections et de Freedom, déconseillait l’usage d’Internet (rule n°8) dans ses 10 régles pour écrire de la fiction (10 rules for writing ficton).
Sa régle n°5 semble aussi une autre critique du réseau qui dévalue la qualité de la recherche documentaire ds un roman (les récents « scandales wikipédiens » en attestent !)… : http://www.guardian.co.uk/books/2010/feb/20/ten-rules-for-writing-fiction-part-one
Les 10 règles pour écrire de la fiction selon Jonathan Franzen (traduction)
1 Le lecteur est un ami, non un adversaire ni un spectateur.
2 La fiction qui n’est pas une aventure personnelle de l’auteur dans l’effrayant ou l’inconnu n’est pas une fiction qui vaut la peine d’être écrite pour autre chose que de l’argent.
3 Ne jamais utiliser le mot « ensuite » comme conjonction – nous avons « et » pour cela. Substituer « ensuite » est une non-solution de l’écrivain paresseux et faux, au problème d’excès de « et » sur la page.
4 Ecrivez à la troisième personne à moins qu’une première personne réellement distincte s’offre irrésistiblement.
5 Dès lors que l’information devient libre et universellement accessible, les amples recherches pour un roman perdent en même temps de leur valeur.
6 La plus autobiographique des fictions requiert de l’invention pure. Personne n’a jamais écrit une fiction plus autobiographique que « La métamorphose ».
7 Vous voyez davantage en restant assis qu’en courant après.
8 Il est peu probable que quelqu’un disposant d’une connexion Internet à son bureau écrive une bonne fiction.
9 Les verbes intéressants sont rarement très intéressants.
10 Vous devez aimer avant de pouvoir être fielleux.