Publié en 2010 (poche en 2012), Romance nerveuse, 13e roman de Camille Laurens, est le roman de la rupture au sens large. Celle d’avec son éditeur de longue date P.O.L. (le roman est le premier paru chez Gallimard) suite à la polémique entre l’auteur et Marie Darrieussecq en 2007, qu’elle a accusée de « plagiat psychique » (pour son roman « Tom est mort »), une histoire douloureuse qui aura affecté tous ses protagonistes mais qui n’aura heureusement pas abattu l’auteur de « Dans ces bras là ». « On écrit toujours sur le corps mort du monde ou le corps mort de l’amour » déclare Camille Laurens, en citant Marguerite Duras, avec qui elle entretient, sans doute, une certaine filiation. Loin d’écrire un règlement de compte, elle ne fait de l’affaire qu’un point de départ pour nous raconter une toute autre histoire, d’amour, encore une fois. Mais d’un genre un peu particulier. Une « (very) bad romance » qui (d)étonne sous la plume de l’auteur chic de Saint Germain des prés. Loin du décevant « Une femme avec personne dedans » de Delaume, Laurens redonne à l’autofiction ses éclatantes lettres de noblesse. Ce faisant, elle dessine, contre toute attente, le portrait choc et captivant d’une certaine génération de trentenaire « désaxé » aux addictions multiples et variées…
Le début de « Romance nerveuse » peut faire craindre quelques écueils : tout d’abord, on l’a dit, le règlement de compte (avec son ancien éditeur) et puis assez vite, celui-ci à peu près évité et évincé, un autre : la très clichesque « histoire d’amour » entre deux « que tout oppose et pourtant… », ressort de base de n’importe quelle romance hollywoodienne. Ici : la professeur de lettres agrégée presque quiqua, mère de famille (divorcée) et le paparazzi trentenaire adulescent, accro au trash et au rêve américain. « L’histoire de la carpe et du lapin » comme elle la qualifie et dont elle fera une analyse un peu longuette dont on n’avait guère besoin (les choses étant suffisamment claires et appuyées tout au long de l’histoire) en fin de roman.
Pourtant Laurens déjoue progressivement nos craintes et signe un roman noir voire très noir qui s’avère progressivement de plus en plus captivant (au moins jusqu’à la fin de la 1e partie dont le final laisse coi !). Fascinant par le portrait de cet amant qu’elle dessine, avec des procédés littéraires modernes épousant le flux des nouvelles technologies et notamment d’Internet (qui joue un rôle assez crucial dans l’intrigue).
En effet, au delà de leur relation pour le moins singulière, ce qui est ici des plus intéressants est le personnage de Luc. Ce déglingué, cet homme fêlé, cet homme-enfant, ce « raté » mégalo, et surtout ce jouisseur individualiste forcené. Une dernière caractéristique qui rejoint d’ailleurs le thème du roman de Florian Zeller publié en cette rentrée littéraire 2012, « La jouissance ».
Laurens décrit avec beaucoup de justesse son comportement compulsif : « un type qui se laisse guider par l’instinct, toujours en quête de jouissances immédiates qui se valent toutes, sexe, drogue, vitesse, alcool, et d’excès qui le lassent, un homme à la fois perpétuel excité et éternel frustré, sans repères (…) errant sans but, sans cadre, sans feu ni lieu, sans foi ni loi… »
Internet, amplificateur des névroses
Un jouisseur accro notamment aux « paradis » virtuels d’Internet, à ce monde décuplant les possibilités, les choix, les options dans tous les domaines et sexuels en particulier (sites de rencontre), thème qui fait ici écho à l’excellent « Fake » de Giulio Minghini : « Comment, pourquoi se cantonner à un emploi, à une maison, à une femme, à un rêve, quand tout était possible – toutes les rencontres, tous les projets, toutes les expériences…« , s’interroge l’auteur à son sujet.
Plus convenu, elle évoque aussi la désinformation qui peut parfois régner sur la toile, avec le sens de la formule qui fait mouche : « les faits, grosse boule de pâte à modeler aux mains de tous, prenaient des formes grotesques ou chimériques, éternellement malléables, le réel était un chat, la vérité historique un immense blog auquel chacun prétendait contribuer, tous les grains de sel se valaient dans la marée des opinions et s’évaporaient au soleil de l’évènement… »
Le web, carte de notre pays intérieur
Il faut souligner ici la très réussie technique de l’auteur pour mêler les flux, les autoroutes de l’information du web à sa prose classique. Tel un cut-up à la Burroughs, elle juxtapose des tourbillons de mots clé, fragments d’e-mails ou spam, les uns à la suite des autres au gré du récit. Une forme illustrant parfaitement la plongée vertigineuse et chaotique dans le monde parallèle et foisonnant de Luc, qui abrite aussi les faces troubles de sa personnalité que l’auteur, tel un détective va découvrir et disséquer pour son lecteur, tout aussi atterré qu’elle…
Lors de cette scène fatidique où elle franchira l’autre côté de ce miroir, elle dit avoir l’impression d’avoir accès à la « carte de son pays intérieur« , une belle métaphore de nos pérégrinations virtuelles qui en disent (trop ?!) long sur nous. Ce qui reste le plus fascinant reste la reconstitution qu’elle fait de l’enchaînement des faits et des mécanismes mentaux de Luc.
« Simplement comprendre notre douleur »
« Romance nerveuse » c’est aussi l’histoire (éternelle…) d’une femme qui essaie de comprendre l’homme qu’elle aime. Même si « comprendre » ne servira pas à grand chose finalement comme elle le réalise joliment à la fin de son roman : « On est malheureux sans le savoir, on ne veut pas le savoir? On étouffe le malheur dans le narguilé de l’oubli, on titube dans un paradis artificiel pour nier qu’on a perdu et renier ce qu’on a plu, on roule des pelles à la mort comme si elle allait nous ressusciter. (…) nous pouvons simplement, simplement, comprendre notre douleur. »
Une femme qui essaie de le sauver aussi. Le sauver de son autodestruction, ce qui ne pourra que la mener à s’autodétruire elle-même. Mission condamnée d’avance. Ce qu’elle sait pertinemment mais elle continue de mendier son amour, s’y accroche comme à une bouée percée, parce qu’elle vit aussi à ce moment là une situation assez désespérée (la relation avec son éditeur qui prend fin et qui lui fait l’effet d’un divorce, ce qu’elle image parfaitement : « Le reniement était total, la mauvaise foi brutale. Dix-sept ans d’attention, de compréhension, de respect étaient rayés d’un trait, comme dans ces divorces où l’on se déchire en un vertige d’oubli, et où les amis sont sommés de prendre parti (…) ».
Dans ce schéma bien connu de la femme tentant de jouer les héroïques infirmières -quitte à y laisser sa peau-, Laurens nous gratifie d’une autre trouvaille stylistique, et mise en abyme, qui vient sauver son récit de trop de pathos : les personnages tiers de Ruel (son véritable nom civil) et Simone, comme deux voix de la raison qui tentent de l’arracher de cette relation masochiste sans issue : « Pour elle, la lucidité est la mort bienheureuse du coeur, comprendre évite de souffrir. » L’auteur fait ici preuve d’un salutaire sens de l’autodérision qui flirte souvent avec le cynisme et l’humour noir et ne manquera pas de faire sourire.
« Je me sentais réduite à pas grand chose, mais pas à néant, et je voulais aller jusqu’au bout (au bout de quoi ?), comme si moi aussi je cherchais une limite au bastingage où me pencher très bas sans tomber.«
Descente en enfer lumineuse
Comme son titre l’indique (et on pourra y voir de nombreux sens…), « Romance nerveuse » joue avec les nerfs. Plongée dans le trash, la pop-culture débilitante, les insultes, la violence (verbale), les histoires de famille crapuleuses et traumatisantes, les doubles-vies dépravées… Bien loin de l’univers raffiné des belles lettres de Saint Germain des prés où l’héroïne, double autofictionnnel assumé de l’auteur, vit.
« La nuit, j’ai rêvé que j’avais dans la bouche et sur les lèvres une espèce de diarrhée verdâtre qui m’écœurait sans pour autant me révulser – j’avais juste du mal à l’avaler. »
Il est à souligner que sa plume ne se fait pour autant jamais vulgaire, plus crue que d’ordinaire, mais toujours avec une élégance assez classique même lorsqu’il s’agit de décrire le plus pathétique or sordide.
Le personnage de Luc semble concentrer et incarner tous les vices et dérives de notre époque, un peu comme un petit frère du Bruno des Particules élémentaires de Houellebecq où Internet remplace le minitel…
Ou encore d’Octave Parangot, le publicitaire de 99 francs, version paparazzi: « Il y a deux millions de personnes qui lisent Voici ou Closer chaque semaine, ça les fait jouir la vie des autres, ils sont accros et moi je leur fournis la came, je les aide à triper et pour finir tout le monde me hait, tout le monde profite de moi et me hait. » Laurens préfère le comparer à « Lord Jim », le roman de Joseph Conrad qu’elle s’efforce de vouloir lui faire lire (sans succès). D’autres références littéraires émaillent le roman (de Jacques Roubaud à Balzac -Le chef d’oeuvre inconn-), ce qui donne quelques bonnes idées de lectures suivantes…
Paradoxalement il renvoie aussi à une pureté extrême dans sa fougue enfantine, son insouciance insolente et son audace pour tout oser et croire en ses rêves les plus fous. « On dirait qu’on serait roi, et reine… » Ce qui séduit justement la narratrice.
On pourra néanmoins reprocher à Laurens de verser parfois dans l’analyse « psychologique de comptoir » comme avec sa définition du « Borderline » censé caractériser le personnage. Est-il seulement possible de mettre un mot sur le mal qui l’habite ? Le (nouveau) mal du siècle peut-être… [Alexandra Galakof]
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2 Commentaires
La maladie très grave et quasi non traitable borderline est souvent due à des maltraitances physiques durant l’enfance, parfois à des abus sexuels.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Person…
Luc a été victime d’abus sexuel avant tout, c’est un survivant avant tout, et il se comporte comme un pourcentage important de survivants, souffrant de stress post traumatique.
Camille tente de l’aider et de l’aimer comme elle peut sans sombrer avec lui.
Un très beau texte qui méritait un article.
Le couple écrivain-paparazzi surprend par son ambivalence. Le dédoublement de la protagoniste, par le regard porté de l’intellectuelle qui analyse et émet des jugements, permet une mise en perspective des situations.
Une auto-fiction singulière qui ne manque pas de style.