C’est en 1966 que Jacqueline Susann publie Valley of the Dolls (« La Vallée des poupées »), qui deviendra un best-seller record vendu à plusieurs dizaines de millions d’exemplaires. Originaire de Philadelphie, elle s’exile à New York à l’âge de 16 ans pour s’essayer au mannequinat avant de monter sur les planches de Broadway, puis écrire quelques pièces pour finir chroniqueuse TV. En 1967, « La vallée des poupées » est adaptée dans un film éponyme où Susann y fait une brève apparition. Considéré comme le premier roman à clefs, « sexy-trash » ou encore « shoking » (pour l’époque, car abordant notamment les thèmes de la drogue ou de l’homosexualité), le roman déchaîne les critiques qui le taxent de « soap-opera » tandis que d’autres louent son énergie et sa liberté de ton. Il est depuis souvent comparé aux romans de Bret Easton Ellis (en particulier Glamorama) pour la peinture acerbe qu’il fait du milieu du show-biz et de la célébrité, la vie dissolue (et accro aux pilules) de sa faune bling bling. On pourrait aussi le croiser au Diable s’habille en Prada même si le ton est d’une plus grande noirceur. Car en effet, sous ses allures de chick lit’ des années 50/60, ce roman « vintage » se révèle finalement plus profond et révélateur d’une condition féminine pas si glamour… Une sorte de « Mad (wo)men » version féminine :
« People parted, years passed, they met again – and the meeting proved no reunion, offered no warm memories only the acid knowledge that time had passed and things weren’t as bright or attractive as they had been. »
Elles s’appellent Anne Welles, Neely O’hara (de son nom de scène inspiré de la célèbre Scarlett !) et Jennifer North. Elles ont la petite vingtaine ou à peine, et débarquent à New York à la fin des années 40 (le roman débute en 1945), la tête pleine de rêves de gloire (et de manteaux en vison!) pour les deux dernières et pour la première tout simplement d’une vie plus exaltante que celle de son austère et ennuyeuse ville natale de New England.
Des bureaux d’agents d’artistes aux coulisses de Broadway, des plateaux d’Hollywood aux premières émissions TV, le roman suit leur ascension (et chute) respective, au rythme de leurs rencontres plus ou moins heureuses, carrière, amitié, amours bien sûr et autres trahisons et désillusions…
Valley of the Dolls aurait pu être sous-titré « Déconstruction des idéaux » ou comment briser l’innocence au cours d’un parcours initiatique dans la « cour des grands » (ou plutôt celle des requins).
Susann, qui manie les dialogues et les répliques assassines avec tout l’art de son expérience au théâtre, se fait un plaisir de livrer ses innocentes héroïnes aux désillusions les plus amères… sous le regard aussi fasciné que désolé du lecteur !
Et c’est sur la plus vertueuse et pure des trois, Anne, que l’auteur s’acharne, prenant un malin plaisir à lui infliger coups bas et autres déconvenues. Qu’elle doive affronter les foudres de la terrible Helen Lawson, star vieillissante (et aussi miroir préfigurant ce qui attend les trois jeunes amies) menacée par la nouvelle génération ou encore les reproches fielleux de ses prétendants éconduits, jusqu’aux pires trahisons…
L’envie ne manque pas de secouer parfois cette « sainte Anne » (incarnant d’une façon un peu cliché, mais néanmoins juste, la figure d’un certain puritanisme WASP) qui se laisse souvent allègrement piétiner. Ses acolytes, plus vindicatives, ne seront pas forcément mieux loties, malgré leurs heures de gloire.
L’auteur s’avère aussi très douée pour doser ses effets, ménageant hauts et bas, avant de leur porter magistralement le coup fatal. Parmi les scènes les plus marquantes, citons celle tragicomique de la piscine avec le mari de Neely ou encore celle de la clinique où elle est internée en réhab, la fin -glaçante- est également très réussie (adoucie dans le film). Plus doux, les débuts de la relation entre Anne, personnage particulièrement touchant, et le dangereux séducteur Lyon Burke remettent un peu de baume au cœur, au moins temporairement, dans ce monde frelaté, sans pitié.
Des années 50 aux années 2000 : Image de la condition féminine
Si chaque personnage incarne une certaine facette de la féminité, toutes partagent un rêve commun : celui de trouver l’amour et de se marier. Et chacune, malgré leurs allures parfois provocantes ou leurs ambitions, n’en nourrissent pas moins un idéal assez romantique. Anne en première ligne bien sûr.
Considérées la plupart du temps comme de simples objets sexuels et jaugées à l’aune de leur plastique, autant dire que ce doux rêve ne sera guère exaucé…
On retrouve ainsi dans ce récit toute l’ambiance macho de la série « Mad Men » et ses infortunés personnages de femmes, oscillant entre l’épouse trompée qui s’ennuie à la maison et les filles passant de bras en bras.
Jennifer (dont la triste fin à l’ironie mordante, cf: ses « babies ») confie ainsi à Anne sa triste conclusion de ses échecs sentimentaux : « You know Anne I guess a woman can either love or be loved, but it’s almost impossible to have both. »
Tandis que Neely fait un constat tout aussi pessimiste : « And I’ve learned something, – guys will leave you, yours looks will go, your kids will grow up and everything you thought was great will go sour. All you can really count on is yourself and your talent. »
Tout du long -à quelques exceptions près- , la conception de la sexualité qui est ici véhiculée consiste en une sorte de monnaie d’échange avec les hommes ou encore un moyen de pression pour parvenir à ses fins (cf : Jennifer et son premier mariage) ou au mieux un sacrifice (cf : Anne). Cette dernière s’interroge aussi beaucoup sur sa possible frigidité. Tout cela n’est pas sans rappeler le discours d’une certaine Virginie Despentes (cf : « King Kong Théorie »)…
Cette idée d’une sexualité « corvée » et « contrainte » est renforcée par le discours des deux mères, respectivement d’Anne et de Jennifer, personnages tout aussi odieux et effrayants l’une que l’autre, et prêtes à tout pour que leurs filles épousent un bon parti (et en profiter financièrement également aussi au passage !).
C’est ainsi que cette première explique à Anne : « Unfortunately kissing is not all a man expects after marriage. » ; « You’re a lady Anne. That’s why you don’t like kissing. No lady does. »
« Everyone has an identity. One of their own, and one for show. » (Lyon Burke)
Une idée courante pour l’époque relayée par son 2e compagnon de 20 ans son aîné (i.e son producteur, Kevin Gillmore) : « He accepted her frigidity as the normal attribute of a lady, and being a gentleman, he expected nothing more. »
ou encore les hilarantes et sordides injonctions de la mère de Jennifer, à la limite de la mère macrelle :
« – Mother, how can a girl twenty five look forty ?
– When a girl has no money and marries for love, she ages really fast. Love doesn’t last. Men only care about one thing. Remember your father. »
L’argent devient un palliatif à l’amour, une chimère pour ces mères abandonnées par leur mari :
« Baby use your head, be smart, if a woman has money, nothing can ever hurt her. »
La pression du physique est donc omniprésente dans le roman. La peur de vieillir est une angoisse permanente des personnages qui ne cessent de s’enduire de crèmes et de guetter nerveusement les lignes pouvant creuser leurs visages. Ici encore, les mères viennent exacerber leurs angoisses avec des répliques d’anthologie comme « Jen, in five years, you’ll be thirty. I was twenty nine when your father got tired of me. Jen, you haven’t got much time. »
Cette angoisse est renforcée par la narration chronologique et datée du roman, avec le passage de la trentaine comme point de bascule. Ce fameux diktat de la beauté et de la jeunesse trouve encore un écho très contemporain alors que la chirurgie esthétique bat son plein.
Ce qui frappe ainsi dans ce roman qui a près de 50 ans, c’est à quel point les tourments de ces femmes rappellent ceux d’aujourd’hui. Comme si toutes les libertés et droits acquis par les femmes n’effaçaient finalement rien de leur insécurité permanente et dépendance au regard des hommes et du jugement de la société.
Et dans ce monde guère tendre avec elles, leur refuge préféré s’appelle les « dolls« , un petit surnom, qui en plus de jouer sur le double sens avec leur propre statut de « jolie poupée », désigne les petites pilules rouges, vertes, bleues…, dont elles se gavent en toutes occasions. Une, deux au début, puis des flacons entiers y passent.
De « doux » barbituriques pour enfin « dormir » -leur obsession – et les apaiser. Plonger dans une bienheureuse inconscience et tout oublier, tout en perdant au passage quelques kilos et rides, et effacer tous leurs tourments ! La « cure de sommeil » apparaît ainsi comme le sésame ultime. « I just wanna sleep for a long time » implore ainsi Neely lorsqu’elle arrive à la clinique de réhab. Ce qui pourrait peut-être résumer toute sa vie qui vaut finalement mieux dans ses rêves.
L’avènement du « star system » : de l’âge d’or du cinéma au boom de la TV…
En nous entraînant de la côte Est à la côte Ouest, de la scène de Broadway aux studios hollywoodiens jusqu’aux plateaux TV des premières émissions et spots de pub, Susann retrace un pan de l’histoire médiatique des US des années 40 aux années 60. Avec le détrônement progressif du grand écran par le petit et la désuétude des anciennes gloires (comme Helen Lawson, actrice vieillissante et sur le déclin, s’accrochant désespérément au succès -et aux hommes-, non sans rappeler Norma Desmond dans « Sunset Boulevard »): « It’s like cancer that television. It spreads to every place« , peste ainsi Henry Bellamy, l’agent des filles.
Si sa peinture avait été jugée « trash » à l’époque, elle n’en reste pas moins beaucoup plus soft que le paysage actuel où les paparazzis, Internet et la télé-réalité ont encore aiguisé les règles de la célébrité et de la vie publique. Elle préfigure néanmoins tout ce que l’on connaît aujourd’hui. Avec toujours en tête, la course à la jeunesse éternelle et à la silhouette parfaite. C’est ainsi que Neely éplorée se lamente : « All I know is to study lines, songs, dance routines, to starve, to sleep with pills, stay awake with pills… There’s got to be more than that to living… »
L’auteur dépeint le malaise existentiel de tous ces rêveurs de gloire qui, une fois arrivés au sommet réalisent que le bonheur tant espéré n’est pas au rendez-vous, comme l’exprime encore Neely : « It was so loosy that you knew it had to get better, and you dreamed of the big time or security and thought it would be so wonderful if you could just latch onto a piece of it. And that hope kept you going so it didn’t seem so bad. But when you sit here and think, Geez here it is… this is it… and it stinks. Then what ? »
Tromperies, divorces, rivalités, overdoses et scandales dans la presse… : au gré du roman les ingrédients iconiques de la vie de star s’égrènent, qui encore une fois font écho aux gros titres de la presse sensationnelle d’aujourd’hui.
A l’époque, c’est bien sûr le nom de Marilyn Monroe qui s’impose lorsqu’on lit les destinées de ces trois starlettes (si l’époque et le milieu vous intéressent, lire aussi le très bon « My story » autobiographie de l’actrice par elle-même, au regard ironique et sensible, retranscrite par Ben Hecht). Leur solitude à l’égal de leur succès et de leur sex-appeal. Aujourd’hui, quelques noms de célébrités actuelles pourraient facilement remplacer ceux d’hier.
L’auteur avait d’ailleurs été accusée de s’être inspirées de stars réelles et se défendait en ces termes (on s’amusera de sa comparaison, un brin mégalo, avec Flaubert au passage !) : « I start with a theme in my mind. Then I start asking, what kind of a personality? And because I have a good ear, I unconsciously pick up certain people. When Flaubert wrote ‘Madame Bovary,’ 20 women in town said they were Emma. »
Et dans ce panorama américain des fifties/sixties, la vieille Europe fait quelques incursions : l’Angleterre dont Lyon Burke est originaire et qui a plutôt une connotation chic mais aussi la France… vue comme le lieu de toutes les débauches (on retrouvait cette même vision dans « Jane Eyre » un siècle plus tôt au travers du personnage d’Adèle, la petite fille française adoptée par Rochester) ! De nombreuses piques sont ainsi envoyées à notre douce France et ses habitants. Cela débute avec la mère d’Anne qui déplore les origines françaises de son feu mari (un alcolo) : « Oh he had a lot of wild ways – his grandmother was French, you know. Latins are always a little crazy. » Mais c’est surtout avec Jennifer qui part faire carrière en France et finit bien sûr en « French whore » (en opposition à la « nice American girl » tournant dans des films « olé olé », la spécialité française selon l’auteur : « Maybe they didn’t think anything of ot in Paris, but subtitles under a bare ass still didn’t make it art. »
Et vlan !
Hormis quelques clichés, Jacqueline Susann brosse un portrait vif et attachant de ses (anti-)héroïnes et tend ainsi un miroir aux femmes d’hier et d’aujourd’hui (qui fait aussi écho au poème « Mirror » de Sylvia Plath, écrit à la même époque d’ailleurs, 1961). Fragiles créatures, éternels jouets et victimes des désirs masculins quelle que soit la hauteur du sommet auquel elles se sont hissées. Un page-turner efficace, sans grand style littéraire certes (à lire en anglais de préférence), mais qui n’en est pas creux pour autant. Il brasse de nombreuses thématiques qui résonnent tristement avec les temps modernes…
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