S’immerger dans une histoire, s’identifier à ses personnages et leurs aventures même imaginaires impactent notre cerveau, bien plus que la lecture d’un essai par exemple. Les scientifiques et psychologues ont exploré les effets (bénéfiques) de la fiction sur notre cerveau et comment celle-ci façonne notre esprit :
« Raconter des histoires » : une activité vieille comme le monde, qui est aussi une caractéristique fondamentale de l’espèce humaine, tout simplement « accro aux histoires » comme le constate Jonathan Gottschall, un professeur de littérature américain, auteur de The Storytelling Animal: How Stories Make Us Human (« L’animal conteur d’histoires : Comment les histoires font de nous des humains »). Ce chantre des pouvoirs de la fiction sur nos vies cite notamment la recherche récente sur le sujet qui démontre que la fiction nous modèle bel et bien !
Nancy Huston faisait le même constat dans son essai « L’espèce fabulatrice » publié en 2010 où elle remarquait notamment: « En pénétrant dans notre cerveau, les fictions le forment et le transforment. Plutôt que nous ne les fabriquions, ce sont elles qui nous fabriquent – bricolant pour chacun de nous, au cours des premières années de sa vie, un soi. »
Sans surprise, plus nous nous sentons immergés dans une histoire, plus son influence sera puissante. Si la fiction est particulièrement influente cela s’explique sans doute par les mécanismes cérébraux qu’elle induit. Le cerveau ne ferait ainsi que peu de différences dans le traitement d’une histoire fictive ou réelle et stimule ainsi les mêmes zones neurologiques. Ainsi la lecture de métaphores n’implique pas seulement les zones traditionnelles du langage (les aires de Broca et de Wernicke), elle affecte aussi les zones cérébrales qui gèrent habituellement les parfums (cortex olfactif primaire), les textures (cortex sensoriel) ou encore le mouvement, selon les mots utilisés. C’est ce qui rend notre lecture parfois si « vivante » (selon le talent de l’auteur !).
Plus inattendu, la fiction semble plus efficace pour modifier nos croyances que ne le sont les essais pourtant conçus pour persuader, arguments et preuves à l’appui. La différence viendrait du fait que lors de la lecture d’un essai, notre attitude est plus défensive, critique voire sceptique. Au contraire, la lecture d’une simple histoire nous « désarme » complètement et nous nous laissons envahir d’un point de vue émotionnel. Cet état est particulièrement propice pour se laisser « modeler » facilement.
Selon Jonathan Gottschall, cette vulnérabilité n’est pourtant pas à craindre car elle agit plutôt dans le bon sens. La fiction faciliterait en effet notre capacité à comprendre les autres, plus précisément notre empathie à autrui, et favoriserait une plus grande « moralité », indépendamment des croyances religieuses et politiques. Deux études publiées par les canadiens Dr. Oatley et Dr. Mar en 2006 et 2009 ont analysé 86 IRM et ont ainsi constaté que le cerveau active le même réseau neuronal pour comprendre une histoire que pour interagir avec d’autres individus, en particulier lorsque nous essayons de comprendre les réactions d’autrui (cette capacité à cartographier les intentions des autres est appelée « théorie de l’esprit » -« theory of mind » par les scientifiques). Ces derniers ont démontré que la fiction agit comme une sorte de logiciel de simulation sur le cerveau et l’aide ainsi à mieux appréhender la complexité de la vie sociale et sa myriade d’interactions.
Dans son ouvrage « Popular Culture in Early Modern Europe » (p.256, chapitre 9 sur la Culture populaire et le changement social), le chercheur et historien Peter Burke mettait en évidence les racines historiques de ce phénomène à travers le développement de l’empathie ayant eu lieu en Europe entre le XVe et XVIIIe siècle à mesure qu’augmentait le letttrisme et la diffusion de livres imprimés. Il prend comme point de comparaison les situations de pays du tiers monde comme le Nigéria dans les années 50 ou le Moyen Orient. Les valeurs véhiculées dans les différents livres lus comme le travail, le dépassement de soi, la prévoyance, la générosité participent ainsi à créer de nouvelles personnalités qu’un sociologue américain a baptisé une « personnalité mobile ». Ces nouveaux homme et femme se caractérisent par une capacité élevée d’empathie à autrui résultant de ces expériences de vie par procuration offertes par la lecture, entraînant une plus grande acceptation du changement, de déplacement ou une propension à exprimer leurs opinions sur la société. En un mot ce que Burke nomme la « modernité », même si dans l’Europe de l’ancien régime, cette évolution des mentalités est à modérer étant donné que l’urbanisation et l’industrialisation n’étaient pas encore visibles à grande échelle.
Une nouvelle recherche menée par la psychologue Maja Djikic de l’université de Toronto, vient accréditer cette thèse, en démontrant que les sujets qui viennent de lire une nouvelle recourent moins à ce que les psychologues appellent « la fermeture cognitive » (« cognitive closure »). Comparés à ceux qui viennent de lire un essai, ils sont ainsi moins gênés par les situations ambiguës ou confuses. Cette ouverture d’esprit les rend à la fois plus créatifs et plus performants dans leur réflexion.
Les chercheurs expliquent cette différence par le fait que la lecture d’une fiction n’oblige pas le lecteur à prendre une décision et donc d’aboutir à une conclusion définitive. La littérature, par le biais de ses personnages multiples, permet aussi de se glisser temporairement dans des modes de pensée différents des siens, ce qui contribue aussi à faire tomber les barrières de l’esprit.
Plus encore, la fiction aurait le pouvoir de changer nos opinions comme l’a observé le psychologue Raymond Mar, en constatant que l’attitude des lecteurs tend à suivre les idées exprimées dans un récit fictif.
Et de citer pour exemple, l’impact d’un livre comme La case de l’Oncle Tom d’Harriet Beecher Stowe, qui a contribué à éveiller la conscience des américains au drame de l’esclavage jusqu’à susciter la guerre américaine de sécession.
Des effets qui sont toutefois déjà bien connus des marketeurs et politiques depuis quelques années qui vantent les mérites du « storytelling » pour vendre leurs produits ou programmes… Gottschall considère d’ailleurs que les messages délivrés dans les fictions sont en effet à prendre au sérieux, pouvant parfois avoir des conséquences dangereuses lorsqu’elles servent de mauvaises causes.
Malgré tout, si la littérature n’hésite souvent pas à plonger dans les bas-fonds et les vices, le lecteur reste dans une position lui permettant de juger le bien du mal. Le premier étant généralement valorisé tandis que le second mène rarement au bonheur. La fiction mondiale étant dominée largement par le principe de la « justice poétique » (« poetic justice ») selon l’expression du chercheur William Flesch (de l’Université Brandeis, Massachusetts). Par corrélation, cette idée de justice est tout particulièrement ancrée chez les gros lecteurs de fiction.
La lecture de fiction serait donc un important facteur de cohésion sociale, permettant de définir les identités et de renforcer les valeurs culturelles.
1 Commentaire
« Si Peau d’Âne m’était conté,
J’y prendrais un plaisir extrême.
Le monde est vieux, dit-on : je le crois ; cependant
Il le faut amuser encor comme un enfant. »
La Fontaine, « Le Pouvoir des fables »