C’est à la rentrée littéraire passée, en 2005, que Clémence Boulouque a publié ce troisième roman inattendu sur l’univers des chasseurs de tête. La délicate jeune femme s’est ici essayé à dépeindre le monde impitoyable des affaires et du recrutement de haut niveau (qu’elle connaît bien pour avoir elle même exercé en tant que chasseuse) à travers une figure masculine. Une première pour cette habituée des personnages féminins éthérés, souvent doubles d’elle-même. Frédéric Marquez, un moins de trente ans, haut potentiel d’une grande banque d’affaires débute une nouvelle carrière dans un prestigieux cabinet de recrutement. Sa course effrénée vers le succès et le pouvoir dans les hautes sphères le conduira à repousser sans cesse les limites jusqu’au drame qui remettra en question sa vision de la vie. Si l’idée du roman est excellente, certains critiques ont jugé le traitement décevant (trop de lieux communs ou de longueurs), tandis que d’autres ont salué son analyse fine et sa satire des rapports déshumanisés en vigueur dans ce milieu. Notre verdict ?
« Parce que, finalement, nous vendons les gens, nous sommes des négriers, nous devons faire des résultats et afficher notre cynisme, pour oublier tout cela. Et ce n’est qu’une dépression masquée, le cynisme… »
Le début du roman de Clémence Boulouque est percutant et accrocheur. On entre immédiatement dans le vif de l’activité de chasseur de tête du héros fait de mensonges, coup bas et manipulations. « Donnez moi la régle et je gagne », déclare t’il avec son « arrogance sereine et élégante » comme il la qualifie. Avec minutie, le narrateur, qui s’exprime à la première personne, nous révèle les passionnants dessous d’une profession qui a toujours fasciné.
La base de données où sont consignées les « profils » des candidats, les barêmes qui permettent de séparer le bon grain de l’ivraie ou encore la lecture des CV (« La ligne dont je me délecte est la dernière : les hobbies des candidats, surtout de ceux qui sont sans originalités. Ils ont, à n’en pas douter, peiné sur ce paragraphe, « hobbies », avec lesquels ils s’imaginent émoustiller le recruteur… Heureusement, parfois, des entrepreneurs pasionnés, mélomanes, parachutistes (…) se glissent parmi les forts en thème et les faibles envie.« ).
Et le cynisme qui l’habite quand il fixe des entretiens. « Quand un client me demande de chercher des candidats prêts à accepter une baisse de salaire, je fais une recherche parmi les femmes qui vont bientôt couler« . Les « SINK » (couler en anglais) comme il les appelle dans leur jargon c’est à dire les « Single Income No Kids » (revenu de célibataire, pas d’enfants). « Je connais l’heure des choix de vie, énonce t’il encore. Ceux des femmes se font avant 35 ans. Je les écoute se cacher, se dévoiler – avouer qu’elles préfèrent leur carrière ou qu’elles donnent encore une chance à leur vie privée. Certaines refusent de choisir entre leur famille et leur profession ; lors de nos entretiens, j’entends quelque chose battre à leurs tempes : ces pulsations rapides, les pensées qui cinglent, parasites – la nounou, les vacances, les oreillons du second. Elles vivent avec des mémos « ne pas oublier« …
De réunion en considération acerbe, il nous raconte comment il traque les cursus brillants sous la houlette de sa supérieure, l’implacable Sonia, à la fois femme fatale et « killeuse » du milieu dont il tombera amoureux.
Entre temps, il se perd dans le récit de son parcours, de HEC aux prestigieuses banques d’affaires londoniennes entrecoupées d’ échecs sentimentaux. « Rapidement, j’ai mis à ma vie un pacemaker, pour contrôler son flot, trop violent, si je ne l’avais pas bridé. » C’est précisément à ce moment là que le roman prometteur perd de son élan et se met à ennuyer. La vie lisse et policée du héros désabusé n’est pas palpitante. On préférait le voir dans l’action de son travail et lire ses commentaires bien sentis sur le machiavélisme qui le sous-tend. Il faut attendre le dernier tiers du roman pour que le drame (suicide d’un de ses candidats face à la pression auquel il le soumet) qui annonce le dénouement de l’intrigue arrive enfin, sans qu’une tension préalable suffisante n’ai été installée. De façon générale, il manque quelques « rebondissements » ou temps forts dans ce récit un peu trop linéaire, ressemblant par moment à un clip de luxe entre New-York, Londres et Paris même si certains passages et anecdotes sur ce milieu « clos sur lui-même » comme le définit Clémence Boulouque, valent le détour (en particulier au début du roman). Le roman pêche aussi par le décalage entre l’écriture élégante et sensible de Boulouque et le personnage agressif, glacial, détestable qu’elle est censée faire parler (sauf au début où il est crédible il verse ensuite dans une douceur trop sentimentale et trahit quelques réactions un peu trop féminines : susceptibilité, langueur…). L’écriture perd assez vite de son piquant et de son ironie en dépit de sa qualité certaine. Dommage car l’idée de départ était excellente et aurait pu parfaitement fonctionner.
Quelques commentaire intéressants de Clémence Boulouque à propos de « Chasse à courre » : « Je mets le doigt sur les contradictions d’un métier qui oblige à avoir de l’intérêt pour les gens et leur carrière tout en respectant la nécessité de faire du chiffre d’affaires. »
« Il faut faire du quantitatif: plus on place de candidats, plus on facture. Ce qui revient à faire du chiffre avec des destins. Vous déboulez dans la vie des gens et vous avez trois minutes pour les persuader d’être «à l’écoute», comme on dit dans le métier. Donc, l’intérêt du cabinet passe avant celui du candidat et on survend le poste. »
« Si un candidat se retrouve classé «To be forgotten (TBF)» dans une base de données, jamais plus il ne sera contacté. Ce milieu est d’une violence inouïe, d’un cynisme sans merci. A force de mettre en place des puissants, les chasseurs de têtes ont tendance à se prendre pour des dieux. » (Source : L’Express)
Voir aussi : notre chronique sur Clémence Boulouque à l’occasion de la sortie de l’adaptation de son livre « Mort d’un silence », le film « La fille du juge »
Illustration : visuel extrait du film « L’avocat du diable »
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