Après un premier roman remarqué en 2005 « Camping Atlantic » (sur l’ennui violent de l’adolescence et la force de la fraternité), Ariel Kenig, jeune auteur de 23 ans, change de cap et met sa plume mordante au service d’une fiction sociale. Son sujet d’étude ? Un jeune homme qui dit « Non ». Un jeune homme qui refuse de se laisser happer davantage par la routine de sa banlieue, de ses rites obligés (les bandes, les regroupements au bas des HLM…) et surtout de céder à l’appel de « l’Usine au losange », celle où son père s’auto-détruit jour après jour physiquement et mentalement… Alors il choisit de ne plus franchir le seuil de sa porte d’entrée et de vivre enfermé, à l’écart. A l’abri. Un enfermement volontaire qui pourrait finalement représenter une nouvelle liberté ?
Il doit avoir vingt ans. Il est orphelin de mère, fils unique. C’est un « enfant de Cité », un « jeune de quartier ». Voilà à peu près tout ce que l’on sait de ce héros qui nous raconte d’un ton monocorde à la colère rentrée son mal-être, l’oppression de son quotidien. « Il y a cette migraine qui « lui écorche le crâne » : « un marteau piqueur qui lui creuse la cervelle ». Et aussi « ce brouillard d’hommes, crasse d’usine et peaux d’huile » ou les conversations de sa bande qui ne se construisent « qu’autour de réflexes » qu’il ne peut plus tolérer. « Rien n’est vrai, rien n’est faux, rien ne reste, et dans ce vide, on hausse les épaules. »
Alors un jour, il décide de ne plus les voir, de ne plus rien percevoir de « toute cette masse ».
De limiter son territoire à sa chambre, le salon, la télévision, la table de la cuisine.
De limiter sa vie à son père qui rentre chaque soir exténué, abruti par le rythme hypnotique de l’usine, de lui préparer son riz et de se forcer à l’encourager dans ses cours de français qu’il suit après l’atelier.
Ce père qui s’oblige à supporter l’insupportable : « Tenir, soudé à la chaîne de montage. Une résistance métallique ».
Un travail qui fait bien pire qu’épuiser ou esseuler. C’est « une fatigue sans contenance sans volonté sans puissance ». Un jour, pour lui représenter, le père a dit au fils d’imaginer une de ses deux joues qu’il devrait raser en appuyant fort toute la journée, « toujours la même, toujours dans le même sens, si inutile que cela paraisse. »
Au final, « les joues s’irritent et saignent, mais on ne sent plus rien. On ne peut plus cicatriser, ce n’est pas la peine. Les nuits ne suffisent plus, il lui faudrait dormir toute une mort.«
Et puis il y A., sa petite amie, la seule raison qui lui reste de s’accrocher un peu, de se sentir un peu vivant dans cette geôle qu’il s’est construite.
Entre introspection et observations sociologiques, c’est un étonnant roman que livre le jeune auteur. Un roman sec, cinglant, déstabilisant, servi par des phrases au spleen élégant et ciselé. « Les romans ne sont jamais tristes ou joyeux. Ils sont écrits ou ne le sont pas« , fait-il dire à son héros au détour d’une page. Le roman d’Ariel Kenig est assurément très écrit. Il alterne langueur et halètement, crée de la monotonie ou de l’étouffement, rarement soulagés de quelques bulles d’oxygène (les scènes de tendresse avec sa petite amie).
Au delà de la peinture réaliste de la routine pesante des banlieues à travers des descriptions très « JT » du type « grillages-cages d’escalier-barres HLM sinistres »…, ce sont surtout les critiques des valeurs « travail », de son écrasement et du système social ainsi que le questionnement sur l’isolement et le désoeuvrement, qui sont ici intéressantes. Même si le fait de s’attaquer au taylorisme et au monde ouvrier lui donne des allures de « Germinal moderne ».
On pense à « La métamorphose » de Kafka pour le thème de la séquestration, que l’auteur évoque d’ailleurs à un moment mais aussi à Italo Calvino et à sa célèbre fable philosphique « Le baron perché » où le petit héros décide de grimper sur un arbre et de ne plus jamais en descendre pour échapper à l’autorité des adultes. Vivre en suspension au-dessus de la mêlée pour éviter de s’aliéner, de s’abîmer, telle est la philosophie de cet ouvrage peu commun, qui trotte de façon entêtante après l’avoir reposé.
Extraits choisis :
« Mon père, lui, me verrait davantage dans les bureaux du continent, aux alentours, là où les couloirs à la moquette propre se ressemblent, chez les cols blancs, où l’on est pas un manuel, mais un intellectuel, quelqu’un qui réfléchit pour ces corps et ces bras qui ne pensent pas. Pour lui, mon diplôme accroché dans l’entrée garantit des mains fines, à peine tâchées d’encre, des machines à café devant les portes d’ascenseur, des discussions cordiales, des feuillets annotés, des comptes-rendus de réunion, là où naissent des directives elles-mêmes déterminées par l’étude de ratios et de chiffres qu’on analyse. En obtenant mon diplôme, je lui décrochais une lune. »
« Les gens s’ennuient tellement qu’ils s’obligent à travailler, et quand l’après-midi se referme sur leur occupation, ils s’épient, se demandent ce que les autres font le soir, ce qu’ils regardent à la télévision. »
Lire aussi notre interview croisée d’Ariel Kenig
Deux ou trois choses que l’on sait de lui :
Né en 1983 de mère française et de père polonais, c’est à 17 ans qu’il découvre la littérature contemporaine et se consacre à l’écriture. Il a déjà publié chez Denoël un premier roman, Camping Atlantic en 2005. Six mois plus tard, le théâtre du Marais accueille une mise en espace du texte. S’ensuit l’écriture de trois pièces (Elle t’embrasse, Pas ce soir et Pompéi ou le suspense pornographique). Concernant le choix du sujet de son roman « La pause », il explique qu’il a grandi à Billancourt, non loin du site de Renault. C’est ensuite une phrase de Marguerite Duras (dans son ouvrage « Ecrire ») qui l’a interpellé au sujet de la fermeture des usines Renault à Billancourt.
Plus d’infos sur le site de l’auteur
Signalons également sur un thème complémentaire, un essai intéressant publié par « Les petits matins« , en 2006 : « L’usine à 20 ans« . Fruit d’une enquête fortement nourrie d’entretiens avec de jeunes ouvriers, Naïri Nahapétian a su composer un juste équilibre entre des données statistiques, des témoignages et des réflexions plus théoriques sur la condition ouvrière au XXIe siècle. S’éloignant de la thèse selon laquelle la classe ouvrière serait en voie de décomposition, elle montre au contraire qu’une nouvelle classe ouvrière est en train de se reconstituer, principalement à partir d’un rapprochement de plus en plus net entre une partie des employés, notamment les plus précarisés, et les ouvriers. Portrait d’une nouvelle population laborieuse…
4 Commentaires
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J’ai trouvé ce livre extrêmement barbant. A croire que l’auteur vit au temps de Zola…Voir ma critique ici:
wrath.typepad.com/wrath/2…
Merci Wrath de cette info.
Le contexte ouvrier peut en effet apparaître daté ou anachronique de nos jours mais on se rend compte que la jeune classe ouvrière est encore bien réelle et que l’usine reste encore d’actualité pour de nombreux jeunes. Mais finalement l’intérêt du livre va bien au delà de son contexte social par sa dimension existentielle et relationnelle.
Je n’ai pas encore lu "La Pause" mais j’ai lu et adoré "Camping Atlantic". Un roman qui donne comme un coup dans le ventre. Parfois tendre et sensuel, parfois violent… Je conseille vraiment cette lecture qui me donne envie de lire cette "Pause" tant décriée par le commentaire ci dessus… Désolé Warth, mais je suis allé sur ton blog et il me semble pas que ton style n’arrive à la hauteur de celui d’Ariel Kenig… Bon courage pour la suite Warth !
Je viens de lire ce livre et je suis passez d’accord avec la description faite. C’est bien écrit et on sent qu’il y a une réflexion intéressante derrière tout ça