Le festin nu de William S. Burroughs, chef de file de la « Beat generation » aux côtés de Kerouac (« Sur la route ») et du poète Ginsberg (« Howl » et « Kaddish ») et symbole de la contre-culture américaine, est le livre le plus emblématique et légendaire de cette littérature « maudite » sous le signe du sexe sans entraves ni tabous, de la marginalité, des drogues et de la violence… Mais aussi une réflexion sur les moeurs modernes, la morale, ou encore le flicage et la culture (de consommation) de la société occidentale… Ecrit à la suite de « Junkie » et de « Queer », ses confessions douloureuses sur sa vie de drogué et son homosexualité frustrée, « Le festin nu » a été rédigé à l’époque la plus sombre – ou la plus heureuse de sa vie ? – lorsqu’il vivotait de came plus ou moins coupée dans un bouge infect de Tanger. C’est à Paris en 1958, qu’il met en forme ses notes éparpillées, dont le titre a été soufflé par Kerouac. Le festin nu est « cet instant pétrifié et glacé où chacun peut voir ce qui est piqué au bout de sa fourchette. », selon son explication. L’éditeur français Olympia Press l’imprime en 1959. Après un débat houleux sur sa violence et sa soi-disant pornographie, « Naked Lunch » paraît aux Etats-Unis en 1962, mais s’attirera les foudres de la censure américaine puritaine et sera même condamné en 1965. Qualifié de « visionnaire de la littérature moderne« , il est l’un des premiers, dès les années 60, à dénoncer les méfaits du capitalisme et l’utilisation des hommes comme des objets économiques mais aussi des applications de la science et de la génétique sur l’humain.
S’attabler à ce « festin nu » c’est pénétrer les arcanes hallucinées de l’écrivain camé, fou, dangereux, pénétrer ses fantasmes et délires tour à tour grotesque, surréaliste, horrifique, absurde ou au contraire miraculeusement et incroyablement lucide et juste.
C’est en tout cas une expérience éprouvante et déroutante, parfois fastidieuse si l’on ne parvient pas à lâcher prise et à accepter de suivre, voire de se perdre, dans ses convulsions et cauchemars paranoïdes, sans en rechercher à tout prix un lien ou une interprétation logique…
« Dans la nuit absolue de la réclusion, la bouche et les yeux ne font plus qu’un organe qui déchiquette l’air de ses dents transparentes… mais les organes perdent toute constance, qu’il s’agisse de leur emplacement ou de leur fonction… des organes sexuels apparaissent un peu partout… des anus jaillissent, s’ouvrent pour déféquer puis se referment… l’organisme tout entier change de texture et de couleur, variations allotropiques réglées au dixième de seconde…«
Juger ou critiquer un livre culte, porté aux nues par toute une génération de lecteurs n’est pas un exercice aisé.
« Le festin nu » s’adresse tout du moins à un public averti (ceux qui n’ont pas « l’estomac fragile » pour reprendre l’expression de Burroughs) tant par les thèmes qu’il aborde que par sa forme iconoclaste faite de « cut up » (« collage ») ou encore de visions délirantes de l’auteur. Il ne raconte pas d’histoire à proprement parler mais mixe plutôt une série de saynètes, d’épisodes ou de dialogues découpés en 21 chapitres, où domine la voix du narrateur « Lee » (double de Burroughs). Il est donc assez facile de perdre le fil si on entre pas dans le « délire » de l’auteur : un monde absurde, grotesque comique, noir, dépravé, dictatorial, truffé de médecins fous, de dictateurs fragiles, d’homosexuels brimés, de putains cannibales ou encore de lieutenants libidineux, etc.
Les premiers chapitres sont essentiellement consacrés aux affres de sa toxicomanie « à bout de veines ». On y trouve de mémorables passages décrivant les effets dévastateurs des psychothropes sur le corps et l’esprit ou encore les différences subtiles entre fumeurs d’opium et les adeptes de la cocaïne… Ils comptent parmi les plus réussis avec l’introduction préalable qui explique, comme cela n’avait encore jamais été fait, la condition et la psychologie de l’homme dépendant de la drogue. « (…) le camé ne veut pas être au chaud, il veut être au frais, au froid, au Grand Gel.(…) Voilà la vie qu’on mène dans la Chambre froide… Pourquoi s’agiter, pourquoi perdre son temps ? Il reste encore une place à l’intérieur, Monsieur. »
Même si le sujet ne vous passionne pas, il parvient à le dépasser et renvoie à l’Homme dans sa dimension universelle. Pourquoi l’attrait et le besoin de la drogue (et « le bourdon américain qui te serre les tripes ») ? Pourquoi crée-t-elle une sujétion ? Pourquoi (re)plonge-t-on ?
Ces questions touchent plus à la philosophie ou à la métaphysique humaine qu’à la question médicale pure, même si tout cela est étroitement imbriqué comme le démontre l’auteur. Il raconte ici l’angoisse qui tenaille et qui rend dépendante.
Malgré l’enfer que crée la drogue l’auteur fait preuve d’un certain humour (plutôt acide) : « Nous deux on est frères de sang, on sort de la même seringue. » Il nous entraîne sur sa route en quête de « carburant » dans l’Amérique profonde : Chicago, Louisianne (où l’Etat a voté « une loi Anticame »), la Nouvelle Orléans (« ce musée mort »), Illinois, Missouris, Kansas city, Houston au Texas…, dans les rues ou encore en « mendiant chez les toubibs » et finir à défaut par « carburer au sirop de toux » !…
Il divulgue des modes d’emploi ironiques : « La coquette, papa, il faut la piquer direct dans la veine (…) et puis tu sens comme une bouffée de bonheur à l’état pur qui te transperce le cerveau en allumant toutes les lampes témoins du circuit, une succession d’explosions blanches qui te défoncent le citron. » ou encore « un cocktail d’héroïne et de cocaïne – et tu sens tout à coup un régiment de taons qui te fourmillent sous la peau. », ou encore se livre à des descriptions à la fois trash et poétiques : « … Une orchidée rouge s’épanouit au fond du compte-gouttes. Durant une longue seconde il hésita, puis il pressa le caoutchouc et regarda le liquide disparaître d’un trait dans la veine, comme aspiré par la soif silencieuse de son sang. »
Tout du long, Burroughs (qui a étudié la médecine à Vienne) étonne par son approche très biologique des corps, spongieux, fracassés ou perclus d’hémorroïdes…, de leur « mécanique » anatomique ou encore des réactions chimiques, du systéme nerveux et neuronal. Des extraits d’article scientifique ou d’encyclopédie jalonnent ainsi sa prose.
Il s’attarde aussi très précisément sur la composition et les effets de drogues méconnues comme le « yage », extrait de l’écorce d’une liane d’Amazonie, le « yohimbine », un dérivé de l’écorce du Yohimbé en Afrique tropicale ou encore l’Eucodal… Détaille les perceptions de l’une ou l’autre drogue : « altération de l’optique mentale » ou « bouleversement plus grave des sens »… « Le plaisir de la coco, tu le sais bien à présent, se situe dans la tête et celui dans la morphine dans les tripes. » Une consommation très érudite !
Outre la crainte de ne pas avoir sa dose, le camé redoute aussi le flic : « Et les flics, toujours et partout. Flics d’état sortis de l’université, bien policés, chevronnés, le baratin tout sucre, tout miel, l’oeil électronique qui fouille voiture et bagages, vêtements et physionomie ; flics hargneux des grandes villes ; shérifs de cambrousse, un reflet sombre et menaçant dans leurs yeux d’un gris délavé de vieille chemise de flanelle… »
« Mourir de honte est une spécialité des Indiens Kwakiutl et des Américains du Nord – ailleurs, on se contente de dire « Zut alors ! » ou : « Son cosas de la vida ! » ou encore « Allah le tout puissant m’a couilloné une fois de plus ! »
Le texte se distingue aussi par ses nombreuses inventions stylistiques et humoristiques : dialogues par l’absurde entre hauts dignitaires du « Parti nationaliste », colloques scientifiques déjantés ponctués d’envolées lyriques ou hallucinogènes, d’opérations chirurgicales loufoques (« trou du cul parlant »…), émission de radio parodique « L’heure d’hygiène mentale » ou descriptions hautes en couleur (« Son visage est démesuré, immobile et froid comme une urne funéraire des Grands-Chimus péruviens.« ), etc : « L’organisme humain est d’une inefficacité scandaleuse. Au lieu d’une bouche et d’un anus qui risquent tous deux de se détraquer, pourquoi n’aurait-on pas un seul orifice polyvalent pour l’alimentation et la défécation ? On pourrait murer la bouche et le nez, combler l’estomac et creuser un trou d’aération directement dans les poumons – ce qui aurait dû être fait dés l’origine…«
A travers cette verve rocambolesque, il livre sa vision sur bon nombre de problématiques géopolitiques : le totalitarisme, le colonialisme (français notamment), les lourdeurs policières et administratives qui font loi, le « complot mondial », la technologie aliénante…
La dimension sulfureuse de l’oeuvre est aussi très présente à travers des scènes SM où de jeunes adolescents sont pendus et sacrifiés pendant des orgies sexuelles multiethniques…, ou encore ses allusions pédophiles explicites aux « petits arabes qui s’enfilent » ou « des garçonnets avec des culs ronds comme des mandarines » lors de ses séjours en Afrique du Nord (tourisme sexuel ?). Les animaux sont aussi très présents (« babouin au cul violet », moustique au venin aphrodisiaque…). Elle revêt même des aspects horrifiques comme ce dîner où l’on mange une « chatte en kotex papillotte tendre à souhait », le « mention dégoulinant de sang chaud »…
Le « Festin nu » est parfois classé sous l’étiquette « science fiction ». Sans revenir sur le débat qui a eu lieu il y a quelques temps, certains chapitres prennent en effet la forme de petits récits d’anticipation. Ce passionné de béhaviorisme, de sociologie et de processus mentaux complexes imagine par exemple une cité composite futuriste baptisée « Interzone », étrange mélange de Tanger et de New York où tous les vices sont permis sans aucune censure ni police. Creusant le sillon politique, il fait aussi référence au conflit du proche-orient et met en scène des partis fictifs tels que « les liquéfactionnistes », « les émulsionnistes » et autres « divisionnistes »… Il évoque également par leur biais la question du clonage (« les répliques »). « L’image pervertie de l’Homme évolue de minute en minute, de cellule en cellule… la misère, la haine, la guerre, gendarmes et voleurs, la bureaucratie, la folie, tous les symptômes du Virus Humain.«
C’est encore la société « Islam & Cie » dirigée par le docteur Benway « conseiller médico-technique de la république de Libertie, territoire voué à l’amour libre et à l’hygiène du bain. » et « expert en interrogtoires, lavages de cerveaux et contrôles à tous les degrés » et une satire acerbe du monde économique à l’américaine : « La démocratie est cancérigène par essence, et les bureaux sont ses cancers vivants. Bureaux, services, offices, sections… Un bureau prend racine au hasard dans l’Etat, se mue bientôt en tumeur maligne, comme la Brigade des Stupéfiants, et commence à se reproduire sans relâche, multipliant sa propre souche à des dizaines d’exemplaires, et il finira par asphyxier son hôte au sens biologique du terme, si on ne réussit pas à le neutraliser ou à l’éliminer à temps. (…) La bureaucratie est aussi néfaste que le cancer, elle détourne le cours normal de l’évolution humaine – l’élargissement jusqu’à l’infini des virtualités de l’Homme, la différenciation, le choix libre et spontané de l’action – au profit d’un parasitage de virus… (…) Les bureaux meurent quand l’infrastructure de l’Etat s’effondre. Ils sont aussi impuissants, aussi inaptes à mener une existence autonome qu’un ver solitaire expulsé de son antre ou qu’un virus qui a tué son hôte nourricier… »
Bref, « Le festin nu » est un roman foisonnant sur la déchéance moderne sous toutes ses formes et qui se prête à de multiples interprétations. Mais à chaque fois ce sont ses monstres intimes que l’auteur exorcise. Ses personnages et histoires ont tous un côté effrayant, celui d’un cauchemar que l’on vivrait les yeux ouverts, servi par une écriture nauséeuse, déchiquetée et sans fards. Un roman expérimental à la fois violent, chaotique, dérangeant, glauque et pourtant poignant par la détresse qu’il contient. Un roman qui se lit dans la douleur et le rire (grinçant) qui passionnera certains et sera rejeté par d’autres…
Extrait :
« Un écrivain ne peut décrire qu’une seule chose : ce que ses sens perçoivent au moment où il écrit… Je suis un appareil d’enregistrement… Je ne prétends pas imposer une « histoire » une « intrigue » une « continuité »… Dans la mesure où je parviens à effectuer un enregistrement direct de certains aspects du processus psychique, je puis avoir un rôle limité… je ne suis pas un amuseur public… Ils appellent ça la « possession »… Parfois une entité se faufile dans le corps – des contours vacillent dans une gelée orange – et des mains se mouvent pour mieux étriper une putain qui passe ou étrangler l’enfant des voisins dans l’espoir de remédier à la crise chronique du logement. Comme si j’étais habituellement là, mais susceptible de perdre la tête de temps à autre… C’est faux ! Je ne suis jamais là… ou, du moins, jamais en parfait état de possession, mais plutôt dans une position qui me permet de prévoir les mouvements imprudents… Patrouiller est, en fait, ma principale préoccupation… Si rigoureux que soient les niveaux de Sécurité, je suis toujours simultanément à l’extérieur, à donner des ordres, et à l’Intérieur de cette camisole de force en gélatine qui s’étire et se déforme pour toujours se reformer en vue de chaque mouvement, chaque pensée, chaque impulsion, tous et toutes marqués du sceau d’un juge étranger… »
La technique du « cut-up » :
Dans les années 1960 et 1970, Burroughs expérimenta une nouvelle approche de la fiction: le montage-collage. Il mit au point les techniques de cut-up (découpage) et du fold-in (pliage): il s’agit de découper des textes et de les réécrire après avoir mélangé les morceaux, ou bien de plier des pages sur elles-mêmes, afin d’obtenir des combinaisons de mots intéressantes:
Quelle est l’origine et signification de l’expression « Beat generation » ?
» « Nous sommes la Beat Generation » c’est Kerouac qui l’a rendu populaire, même si c’est à John Clellon Holmes que revient l’invention du mot. Herbert Huncke, le raconteur junky, fut probablement celui qui ramena l’expression au sein du groupe. C’est une expression de la rue : « Mec, j’suis carrément beat » […] Il existe des hectares de spéculation sur la signification du mot, et de son origine. Ensuite Kerouac a ajouté : « Et bien, c’est beat comme dans « béatitude ». C’est être béatifié, la béatification. » » (propos de James Grauerholz, héritier et exécuteur testamentaire des biens de William S. Burroughs)
D’après une définition de Jack Kerouac, le terme » beat » signifie « être, d’une façon non dramatique, au pied de son propre mur. »
4 Commentaires
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Il est un peu dommage que cet article fourmille de contre-sens, clichés autres interprétations réductrices, concernant tant Le Festin Nu que Junky ou Queer. D’une part l’appartenance de Burroughs à la Beat Generation est très problématique car il n’en partage ni l’éthique ni l’esthétique, d’autre part il etait loin d’être un homosexuel "frustré" (cf la brève notation sur Queer) mais au contraire particulièrement atypique et original dans son écriture de l’homosexualité. De même, Naked Lunch n’a pas été écrit (ou plutôt, "monté") par la technique du cut-up (mis en place plus tard), l’engagement politique de Burroughs est lui aussi très discutable et très indirect.. la présentation de Junky est aussi très réductrice, une approche "biologique" des corps certes mais en fait surtout une re-compréhension de l’existence en général en terme de "junk life" et de "junk body". Bref cet article fait montre de la toujours très imparfaite (et mauvaise) compréhension de Burroughs en France.
Réponse : Merci de cet avis. Attention toutefois, la chronique porte sur « Le festin nu » et non sur Queer ou Junkie.
Le Festinn Nu a été assemblé par A. Ginsberg et non par W. S. Burroughs, Burroughs lui-même n’accordant presque aucune considération pour ces pages "rongées par les rats".
Le Festin Nu fut publié en juillet 1959 et la technique du cut-up de Brion Gysin fut découverte par ce dernier le 1er octobre 1959, donc, aucune trace de cut-up dans le Festin Nu.
Concernant l’homosexualité refoulée de Burroughs, il suffit de lire Queer, tout simplement, notamment le passage sur les conseils que lui donne une travestie, dont j’ai oublié le nom. Burroughs s’est toujours déclaré homo, Ginsberg a eu plus de doutes, quant à Kerouac, c’est une autre histoire.
Lafcadio, j’aime beaucoup votre commentaire, particulièrement la dernier ligne que je partage complètement.
La premiere fois que j’ai vu le film le festin nu, j’ai réellement aimé, ça m’avait fait exploré un film tres sombre mais super bon. Ce qui en est du livre, je suis en train de le lire, le seul problème je crois, c’est la traduction. J’aurai voulu l’avoir en anglais , mais je ne l’ai pas trouver.
La version francaise du livre, je ne l’aime pas vraiment car en 2 pages de lectures, je me suis tappé 14 mots a chercher dans le dictionnaire pour voir la définition; meme qu’il y a des mots qui ne se retrouvent pas dansle dictio, comme completement inventé.
Je suis sur que le livre est meilleur en anglais, quand tu comprend le style d’écriture qu’il a, mais en francais, je voudrais si possible qu’il retraduise le livre pour le public d’aujourdh’ui, car beaucoup de mots et meme de phrases
ont pas de sens.