Dans une interview datant de 1992, Philippe Djian, grand lecteur des auteurs de la beat génération américaine, revenait plus particulièrement sur l’influence de Richard Brautigan (« Un privé à Babylone », 1935-84) sur son travail :
D’une part, il m’a apporté quelque chose dans mon quotidien. J’ai découvert Brautigan dans les années soixante-dix, à la fin de la période hippie, un mode de vie, c’était mon époque. Richard Brautigan, ça changeait un peu des grands classiques, il parlait d’une époque qui était la mienne, je voyageais beaucoup et c’était comme si je recevais des nouvelles d’un monde qui m’amusait pas mal. Et d’autre part, c’est au niveau de l’écriture. C’était l’époque où je commençais à écrire, il m’a ouvert des horizons assez incroyables, je ne pensais pas que l’on pouvait écrire comme ça. C’était la découverte d’une nouvelle génération d’écrivains. Les derniers qui m’avaient vraiment fait de l’effet étaient des gens comme Kerouac, mais ce n’était pas ma génération, Kerouac aurait pu être mon père. Là, c’était quelqu’un qui avait à peu près mon âge. J’ai commencé par « Un privé à Babylone » et j’ai reçu un choc.
Ce qui est important aussi, c’est que j’ai toujours aimé la poésie. Il fallait que je choisisse ce que j’avais envie de lire. Chez Brautigan, c’était à la fois le roman et la poésie. J’avais l’impression qu’il avait tout mélangé, j’avais l’impression qu’il mettait tout dans ses livres, tout ce qui m’intéressait, tout ce qui pouvait nous amuser quand on lisait les premiers polars de l’époque, et puis la poésie absurde de cet homme qui prend un coup sur la tête, pour moi c’était nouveau. C’était une découverte incroyable, je ne pensais pas que l’on pouvait à la fois s’amuser et être sérieux, c’était une poésie qui me touchait beaucoup, une poésie du quotidien, avec une imagerie très forte ! . Quand j’ai lu « Retombées de sombrero », et ce type à quatre pattes qui cherche un cheveu, je me suis dit que je n’avais jamais lu ce genre de truc mais que peut-être j’avais vécu ce genre de situation.
Raymond Carver, par exemple, me touche plus sur le plan littéraire. Néanmoins, Brautigan devient très littéraire dans « Tokyo-Montana Express », et « La vengeance de la pelouse ». C’est à ce moment-là que son public l’a lâché, c’est quelque chose qu’il n’a peut-être pas eu ni l’envie ni la force de supporter. Richard Brautigan est un écrivain qui a été assimilé à une génération.
Même s’il a dit « être un autodidacte de l’écriture », je pense que l’on n’est jamais autodidacte de l’écrit. Quand j’ai commencé à écrire, c’était en réaction contre ce que je lisais en France, mais je ne lisais pas tout. C’était peut-être une réaction saine pour commencer à écrire. Peut-être que j’avais tort. Si on me demandait pourquoi j’écris, je dirais qu’il faut écrire contre quelque chose. J’écris le livre que j’ai envie de lire, ce n’est pas tout le temps justifié, mais c’est un bon moyen.
Brautigan disait: « Je souhaite être respecté pour mon style et non pas pour ce que je représente. » Avec six-cents mots il était pourtant capable d’écrire de la poésie… Être respecté pour ce que l’on représente n’est jamais agréable. Pour son style, pourquoi pas ? Mais c’est le regard qui me semble le plus important. Je suis sensible à la très courte nouvelle où il transforme sa grange en arbre de Noël avec des lampes de 200 watts. Il n’a pas été un « maître » pour moi, mais il m’a apporté beaucoup sur la manière de regarder les choses.
A propos de son recueil « La vengeance de la pelouse »:
Richard Brautigan est un auteur et un poète beat dit mineur. Son recueil de nouvelles, publié en 1971 et dont la première a donné ce titre vague, semble miraculé des océans d’herbe dont il me tarde encore de savoir comment ce courant littéraire a pu donner naissance au mouvement hippie. Ce livre est un recueil de récits plutôt que de nouvelles. Les textes sont souvent très courts, une ou deux page tout au plus, jusqu’à six/sept pour les plus longs. Brautigan y raconte principalement des souvenirs d’enfance, teintés de nostalgie et d’amertume. Il s’agit aussi de se souvenir de quelques amourettes, dont l’amertume qui s’en découle est souvent rattrapée par l’humour. Il va sans dire que certaines histoires sont étranges, pour ne pas dire déroutantes, tant elles semblent incongrues et sorties d’un imaginaire torturé d’un enfant, chasseur d’ours et soldat à ses heures perdues, dont le corps décomposé fut retrouvé plusieurs semaines après sa mort, aux côtés d’un calibre 44 magnum et d’une bouteille d’alcool. Malgré tout, l’on retrouve les fondements du mouvement beatnik, entre l’échec du rêve américain, la révolte d’une jeunesse au naturel et pourvue de fleurs, et ces petites phrases, comme des fouets de plumes, qui vous redressent et vous retournent le coeur.
Extrait:
Les étendards que j’ai moi-même choisis Gnôle et nana, gnôle et nana, re-gnôle et re-nana, c’est toujours le même refrain. Je reviens à cette histoire comme quelqu’un qui est parti, mais qui, de toute éternité, devait revenir, et c’est peut-être pour le mieux. Je n’ai trouvé ni statues, ni bouquets, ni bien-aimée pour me dire: -Maintenant nous feront flotter de nouveaux étendards sur le château, et tu les auras toi-même choisis. …et pour prendre de nouveau ma main, prendre ma main dans la sienne. Que dalle! Ma machine à écrire file comme un cheval qui se serait échappé du ciel et plongerait dans le silence, et les mots galopent en bon ordre, tandis que dehors le soleil brille. Peut-être les mots se souviennent-ils de moi. On est le 4 mars 1964. Les oiseaux chantent sur la véranda, derrière la maison, toute une bande d’oiseaux dans une volière, et j’essaie de chanter avec eux: Gnôle et nana, gnôle sans nana, re-gnôle, et re-nana, me revoilà en ville.
(source: Entretien paru dans Le Moule à Gaufres n°7, Retombées de Brautigan. Paris : Éditions Méréal, 1993.°
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