Peut-on lire Boris Vian à l’âge adulte ?, c’est la question que s’est posé le Figaro littéraire à l’occasion de l’anniversaire de la mort de l’auteur de l’Ecume des jours, souvent bêtement taxé d' »auteur pour ados », et qui fait l’objet de nombreuses publications dont notamment une série d’éditions spéciales au Livre de Poche. L’occasion de relire les chefs d’œuvre de l’homme « à la tête de cheval mélancolique » comme le caractérisait « Jean-Sol Partre » alias Sartre qu’il avait caricaturé dans l’Ecume des jours (voir chronique). Chef d’œuvre à l’humour faussement enfantin et naïf, charmant toujours par leur poésie à la fois noire et enchantée qui en émane. Pourtant les écrivains d’aujourd’hui sont plutôt partagés sur sa postérité à en lire les témoignages de Frédéric Beigbeder (qui sort à la rentrée un nouveau roman « Un roman français » dont Stéphane Million nous reparle bientôt), Philippe Jaenada et Charles Dantzig. Chloé Delaume qui lui doit son nom d’auteur et qui lui a consacré un livre -un peu raté- « Les juins ont tous la même peau », lui reste inconditionnelle, comme elle le déclarait avec émotion dans l’émission « Le grande librairie » en mars dernier :
Après le succès de l’édition Collector sous étui de « L’écume des jours », Le Livre de Poche propose une refonte complète des couvertures des plus grands romans de Boris Vian, réalisées à partir d’objets ayant appartenu à l’auteur. Le « faux » guide touristique « Manuel de Saint Germain des prés », entre bouffonnerie, fantaisie et poésie, donne lieu à un coffret avec un livret à part de 32 pages.
Extraits choisis :
Pour Frédéric Beigbeder, Vian est un écrivain « qui nous empêche de vieillir » et écrit (comme en écho avec ce que certains lui reprochent également) :
« Les Éditions Gallimard, n’arrivant pas à vendre L’Écume des jours, refusèrent les romans suivants. Le milieu littéraire parisien ne l’a pas compris. Trop de pitreries, trop de dispersion, pas assez de dépression. Boris Vian a eu le tort de dire que son œuvre était « une projection de la réalité en atmosphère biaise et chauffée sur un plan de référence irrégulièrement ondulé et présentant de la distorsion ». Il s’est mis à dos tous ceux que Rabelais appelait les « argélastes » (les allergiques à la rigolade). (…) La France est un pays où l’on punit les écrivains qui s’amusent.
L’Automne à Pékin ne parle ni d’automne ni de Pékin : c’est du nouveau roman. L’Herbe rouge est la première autofiction, bien avant Serge Doubrovsky. J’irai cracher sur vos tombes, c’est du James Baldwin… six ans avant que James Baldwin ne publie son premier roman. Et puis il y a L’Écume des jours, écrit en trois mois, juste après la guerre. Son meilleur livre, de loin. (…)
La démarche de Vian donne raison à Breton et tort à Sartre qui opposait roman et poésie (le roman seul capable d’affronter le monde, la poésie comme volonté de lui échapper) : Boris Vian est l’homme qui, au XXe siècle, a fusionné les deux. Prenons au hasard une phrase de L’Écume des jours : « Les souris de la cuisine aimaient à danser au son des chocs des rayons des soleils sur les robinets et couraient après les petites boules que formaient les rayons en achevant de se pulvériser sur le sol, comme des jets de mercure jaune. » Prose ludique de plaisantin centralien ? Beauté de la synesthésie baudelairienne ? Humour absurde digne de Lewis Carroll ? Déconnades de potache neuneu ? Rien de tout cela : cette phrase décrit simplement des rayons de soleil qui se reflètent sur un évier, et des animaux qui jouent avec la lumière réfléchie au sol. Tout le monde a déjà vu un chat essayer d’attraper un rayon de soleil renvoyé par une fenêtre, mais Vian en fait une scène de danse et y ajoute la métaphore du mercure jaune. Son surréalisme est aussi un hyperréalisme.
(…)C’est un écrivain très littéraire, qui rigole mais ne plaisante pas.
(…) À quarante ans, cet anti-conte de fées émeut différemment ; c’est sa naïveté feinte, son innocence trompeuse qui impressionnent« .
Pour Philippe Jaenada en revanche, il ne faut pas relire Vian… : « (…)je ne suis pas sûr qu’il soit utile ni judicieux de relire Boris Vian après vint-cinq ans. D’abord, de manière générale, parce que chaque livre qu’on relit ajoute mathématiquement à une liste déjà désespérante un livre qu’on ne lira pas. Relire L’Écume des jours ou J’irai cracher sur vos tombes, merveilles, c’est se condamner tout seul, comme un grand couillon, à ne pas lire Encore un jour au paradis, d’Eddie Little, ou Sombre printemps, d’Unica Zürn – ou, justement, que sais-je d’autre ? (Ce n’est pas le pauvre Boris, ayant dû arrêter de lire à trente-neuf ans, qui me contredirait.)
(…) Ensuite et surtout, en ce qui concerne plus particulièrement le Décaleur, le Cheminot volant, le Détourneur de droit chemin, on s’expose en le relisant mûr à un choc psycho-temporel qui n’est (à mon avis) pas souhaitable – on est solide, mais il y a des limites. L’âme de la jeune personne a été modifiée à la première lecture, et de manière définitive, mais la vie ensuite a fait son travail là-dessus, puissante, et dix ou vingt ans plus tard, sans qu’il soit pour autant question de désillusion, de renoncements ou de compromissions (car la littérature tout de même conséquente du Trop Tôt Disparu), il est certain qu’on rigole moins.
Il ne faut pas relire Vian, et ne plus y penser. Le travail se fait tout seul, à l’intérieur. Ainsi, il ne reste que le meilleur (on oublie par exemple l’aspect mélo, qui nous avait remués tout entier à l’époque et nous ferait seulement secouer la tête aujourd’hui (…) ».
Enfin pour Charles Dantzig, Vian a un « humour d’ingénieur » et son style volontairement pittoresque lui paraît « défraîchi » : « Le Vian authentique, c’est L’Écume des jours, L’Arrache-cœur et L’Herbe rouge. Les adolescents d’autrefois, lassés de Mauriac, les trouvaient brillants et audacieux. Vian y procède à l’inversion totale du monde. L’herbe est rouge au lieu de verte, les rivières en liquide rouge et non en eau. C’est d’abord intrigant ; puis on voit que c’est mécanique, et cela n’étonne plus. Un gant retourné ne reste pas moins un gant.
(…) Dans L’Herbe rouge, le mécanicien se nomme Saphir Lazuli. C’est comme si on y adjoignait, en langage Facebook, un « émoticône » pour signaler qu’il faut sourire. Vian a aussi ce truc de faire des francisations « rigolotes » des mots anglais. Le genre « Nouillorque », vous voyez. C’est parce que c’est de l’anglais. Il n’aurait jamais écrit : « Au restaurant italien, j’ai mangé des spaguettes. » Ainsi constate-t-on que l’ironie est une bien piètre vengeance envers les puissants. Au fond, l’humour de Vian est lui aussi mécanique. Sérieux. Un humour d’ingénieur, car ingénieur il était« . (Source : Le Figaro
http://www.lefigaro.fr/livres/2009/04/30/03005-20090430ARTFIG00363-peut-on-lire-boris-vian-a-l-age-adulte-.php)
Dans l’émission « La grande librairie », à l’occasion du Salon du livre 2009, Chloé Delaume avait choisi « L’écume des jours » de Boris Vian, comme roman préféré. Voici ce qu’elle en disait (retranscription écrite de ses propos, voir également vidéo ci-dessous) : « Ce livre a été ma porte d’entrée en littérature, une clé fondamentale, la langue est très jolie et jubilatoire sans complexité (on a pas affaire à Pierre Guyotat !). J’y suis très très attachée. J’ai hésité avec « L’automne à Pékin » mais ce ne serait pas honnête car c’est vraiment « L’écume des jours » qui m’est le plus proche. Pourquoi ? A cause du « cancer du nénuphare », une des métaphores les plus jolies en littérature. L’écume des jours c’est une histoire d’amour, au début tout va très bien avant de devenir une tragédie car l’héroïne est atteinte d’une maladie qui est un cancer du nénuphar dans son poumon gauche qui va peu à peu le grignoter et l’amener à mourir. Il y a beaucoup de choses très belles dans ce livre comme le chat et la souris, deux personnages récurrents qui observent et à la fin quand Colin, le mari de Chloé reste dans l’étang où le bois flotte car finalement elle a été enterrée dans des conditions très précaires, parce qu’après un beau mariage où ils étaient très riches, ils sont devenus pauvres ruinés par l’achat de fleurs nécessaires pour la guérir, je raconte très mal les histoires, je m’excuse… Donc il faut remplir la pièces de fleurs pour tenter de la guérir et tout l’argent du ménage y passe et à la fin le cercueil de Chloé est jeté dans une sorte d’étang et Colin est sur une planche de bois et il guette, et « il guette quoi ? » demande la souris, il guette le nénuphar qui sortirait du poumon, du cadavre et qui reviendrait à la surface. La souris dit au chat « Il n’est pas malheureux , il a de la peine » et c’est ça que je ne peux pas supporter et c’est une phrase très simple, quelque chose de très doux. La différence entre « être malheureux » et « avoir de la peine » c’est un petit rien et en même temps tout est là-dedans et je trouve ça d’une grande justesse. Après on dit souvent que Vian est un auteur pour les adolescents mais je ne suis pas d’accord.«
Réaction de Frédéric Beigbeder à ses propos : « Je trouve ça très juste ce que dit Chloé Delaume, c’est comme pour Salinger et le roman « L’attrape-coeur », on le réduit à qelquechose de naif, romantique, un peu mièvre alors que le livre est mélancolique.
C’est un livre beaucoup plus important, c’est pourquoi il entre à la pléiade l’année prochaine.«
(Livre que Chloé Delaume déteste : « Julie ou la nouvelle Héloïse » de Rousseau, « un roman épistolaire à périr d’ennui. »)
En complément lire : la chronique de L’écume des jours, le chef d’oeuvre de Boris Vian
8 Commentaires
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A noter également la création d’un blog spécial par Le livre de Poche :
borisvian2009.blogspot.co…
J’adore la refonte des couvertures, je crois que je vais craquer pour le coup. Jamais lu Vian, faut que je me magne vu que j’approche les 25 ans… :p
La revue Stupre devait faire un numéro sur Boris Vian, je ne sais pas ce qu’il en est advenu. J’ai relu par hasard beaucoup de Sullivan l’automne dernier. C’est incroyablement sexy et drôle, cela n’a pas pris une ride.
Et le Lire du mois dernier qui annonçait déjà la couleur : Spécial Boris Vian, même pas mort, 50 ans après. Et les interventions de Frédéric Beigbeder, Daniel Pennac, Vargas, Antoine Bello, Khadra, Teulé, Claudie Gallay… et ceux qui n’aiment aps Vian : Millet, Jourde, Jauffret. Voi aussi la page 16, superbe pub de Audio Lib. A plus tard
http://www.lire.fr
Je te rassure, je n’ai réellement apprécié Vian que vers l’âge de 24/25 ans, après l’avoir lu (avec ennui) au collège. A l’époque j’avais trouvé ce livre "bizarre" et j’étais vraiment passée à coté de son humour décalé et de sa dimension existentialiste et poétique.
Raison pr laquelle j’ai du mal à comprendre qu’on réduise cet auteur à un "auteur pour ados".
Aujourd’hui, à la trentaine, c’est encore une autre lecture que j’en fais. Il y avait beaucoup de choses que j’avais oubliées, en particulier son parti-pris résolument anti-travail auquel je ne peux qu’adhérer forcément (je cultive une allergie quasi irrévocable à la vie de bureau je l’avoue humblement, en cherchant bien vous retrouverez mon opinion à ce sujet quelque part on line… 🙂
Colin, son personnage principal est un doux rêveur ayant la chance d’être rentier, et répète à longueur de pages qu’il n’aime pas travailler, bien qu’il finira par y être contraint à la fin du roman, alors qu’il est ruiné par les traitement "floraux" du cancer du nénuphar de son épouse Chloé.
On trouve à cette occasion des dialogues dans les usines qui trouvent une résonance toute particulière en cette période houleuse de plans sociaux…
Un petit extrait à ce sujet :
"- Votre production baisse de 0,7%, dit le chef. Qu’est ce qu’il y a ?
– Quatre machines hors circuit, dit Chick.
– A 0,8 vous êtes renvoyé, dit le chef de la production.
Il consulta le niveau en pivotant sur son fauteuil chromé
– 0,78, dit-il. A votre place, je me préparerais déjà.
– C’est la première fois que ça m’arrive, dit Chick.
– Je regrette, dit le chef de la production. Peut-être pourra-t-on vous changer de service.
– Je n’y tiens pas dit Chick. Je ne tiens pas à travailler. Je n’aime pas ça.
– Personne n’a le droit de dire ça, dit le chef de la production. Vous êtes renvoyé, ajouta-t-il.
– Je n’y pouvais rien, dit Chick. Qu’est ce que c’est que la justice ?
– Jamais entendu parler, dit le chef de production. J’ai du travail, il faut dire."
Je ne me souvenais plus non plus de ce travail ignoble que Colin finira par trouver consistant à faire pousser des canons de fusil, par la chaleur de son corps ! Quelle imagination….
Je trouve qu’il y a un côté "Le petit prince" de Saint exupéry dans ce conte mi-burlesque mi-existentialiste.
Je compte aussi relire le célèbre "J’irai cracher sur vos tombes" qui m’avait considérablement marquée, dans un tout autre genre. Je me souviens que c’est l’un des rares livres que j’avais hésité à continuer à lire après avoir été très choquée d’une scène (celle de la prostitution enfantine). J’avoue avoir une répulsion infinie pour toute littérature abordant le thème de la pédophilie
J’avais aussi été interpelée par cette histoire de "noir" dans un corps de blanc. Je suis très curieuse de savoir quel effet ce livre produira sur moi désormais. A suivre !
"Automne à Pékin" : lecture en cours grâce à ce billet ! Il faudrait que je lise une nouvelle fois "J’irai cracher sur vos tombes", car je pense que je suis passé à côté…
"Chloé Delaume qui lui doit son nom d’auteur et qui lui a consacré un livre -un peu raté- "Les juins ont tous la même peau""
Un peu raté ??? On peut savoir en quoi ?
Pas de mon point de vue en tout cas.
A noter un joli résumé dessiné de Vandermeulen dans son " Littérature pour tous " paru il y a quelques années aux Editions 6 pieds sous terre. L’écume des jours y a pour voisin Madame Bovary ou encore Le Rouge et le noir…