« Les vitamines du bonheur » de Raymond Carver constitue une influence et un héritage littéraire revendiqués par de nombreux écrivains français et d’ailleurs: d’Arnaud Cathrine à Olivier Adam, Marie Desplechin, Régis Jauffret, Tanguy Viel, Christian Oster ou encore Philippe Djian… jusqu’à Haruki Murakami, Martin Amis, Jay McInerney ou Salman Rushdie à l’international… Raymond Carver, l’écrivain des rivières et des forêts de l’état de Washington, le « Tchekhov américain » comme l’avaient surnommé les critiques littéraires en raison de la même proximité au peuple qu’ils partageaient. Mort en 1988 à l’âge de 50 ans d’un cancer au poumon, il reste en effet une référence absolue pour de nombreux jeunes auteurs et écrivains contemporains majeurs. Et pour cause, l’écrivain du Montana, fondateur des ateliers d’écriture de l’Université de Missoula (avec Brautigan), avait le génie de la nouvelle limpide aux atmosphères et dialogues ciselés, allant jusqu’à ré-écrire 20 fois le même paragraphe pour l’épurer de la moindre trace de pathos ou de sensiblerie. Robert Altman ne s’y est pas trompé quand il adapta, avec succès, en 1994 ses nouvelles dans son film « Short cuts ».
Il nous parle de sa vie, de son monde celui d’un fils d’ouvrier de scierie, obligé de sauter de petit boulot en petit boulot dès la fin de ses études secondaires, alcoolique, fumeur, populaire… Dans « Les vitamines du bonheur », l’un de ses plus célèbres recueils, il nous introduit, sans préliminaires, in medias res, dans les existences étriquées des américains middle class du début des années 80 où le rêve américain reste un mirage aux vapeurs éthyliques tandis que s’amorce le naufrage spirituel de l’Amérique…
« Je rêve de vitamines même la nuit. Pas une minute de répit ! Pas de répit ! Au moins, toi, quand tu as fini ton travail, tu n’y penses plus. Je parie que tu n’en as jamais rêvé. Je parie que tu ne rêves jamais que tu cires les parquets ou autre chose. Quand tu sors de ton boulot, tu n’en rêves pas non ? cria-t’-elle (…) Je rêve que je fais l’article pour les vitamines. je vens des vitamines jour et nuit. Merde, quelle vie !«
Les vitamines du bonheur… Si l’antidote existait vraiment, il serait sans doute précieux aux personnages de Raymond Carver. Ces pauvres bougres, ces foyers modestes, hommes et femmes de tous les jours, de la banalité, pour qui la vie a toujours un arrière-goût amer, désolant ou parfois tragique.
Les hommes sont souvent au chômage parfois ouvriers ou petits employés et noient leur détresse dans des bières, gin-tonic et parfois même champagne (tiède)… Pendant ce temps, leur femme, secrétaire, vendeuse ou coiffeuse (préférant se faire appeler « styliste ») trime, s’insurge de les voir passer leur journée affalés sur le canapé devant la TV ( « Le reste du temps, il ne bougeait pas de son canapé. On aurait dit qu’il y habite. Il habite dans le séjour.« ) ou tente de les aider à se maintenir (comme cette épouse qui retire le bouchon de cérumen de son mari alcoolique, totalement infantilisé qu’elle vient de quitter) tandis que les factures s’accumulent. Ils se chamaillent (au sujet du cadeau à apporter à leurs hôtes…) et parfois se séparent pour vivre chacun de leur côté leur tristesse respective ou encore se trompent avec des conquêtes de passage…
Coincés dans leur existence étriquée ou leur désœuvrement, entre nihilisme et petites mesquineries, ce sont les américains middle class des années 80, de la côte ouest -de l’Oregon au Minnesota en passant par Seattle (état de Washington)-…, dans leur petit pavillon ou leur appartement miteux, entre leur frigo, l’évier et le comptoir du bar où l’on peut diluer ses soucis dans quelques verres. Les exclus du rêve américain dont ils ne font qu’entrevoir les reflets à travers leur écran de télévision…
« Un matin, il se réveilla et se mit à manger immédiatement des beignets en miettes en buvant du champagne. Quelques années plus tôt, ça l’aurait fait rire un petit-déjeuner pareil. Maintenant ça ne lui paraissait pas si extraordinaire (…) A une époque il aurait trouvé ça un peu dingue, quelque chose à raconter aux amis. Maintenant plus il y pensait, plus il voyait que ça n’avait pas d’importance, ni dans un sens ni dans l’autre. Il avait mangé des beignets et bu du champagne au petit déjeuner. Et alors ?«
A travers douze variations sur leur condition, douze univers clos, Carver nous immerge dans des tranches de vie, des moments de bascule entre burlesque et tension émouvante, qu’il s’agisse de ce couple invité à dîner chez des collègues pourvu d’un bébé hideux et d’un paon aux cris monstrueux, un père divorcé qui laisse passer son unique chance de réconciliation avec son fils, un couple au chomage catastrophé par la panne de leur frigidaire, des alcooliques en cure de désintoxication ou encore une femme avec un revolver dans son sac qui attend un train…
Tous tentent d’échapper à leurs impasses. « Je me sens en grande sympathie avec eux. Ce sont les miens. » dit Carver. Lui aussi est né pauvre, s’est marié jeune, a exercé tous les métiers allant de ville en ville pour trouver du travail. « Nous cherchions toujours quelque chose de mieux, nous cherchions simplement un endroit où être heureux où ma femme et mes deux enfants auraient pu être heureux. Ca n’était pas trop demandé et pourtant, c’était déjà trop ! »
Ces petits drames insignifiants se matinent souvent d’une résonance étrange, quasi métaphysique où se mêlent des réminiscences, des angoisses irrationnelles, les perceptions qui se déforment au contact de la douleur ou de la peur, des détails qui prennent trop d’importance (les pieds du mari au chômage qui deviennent omniprésents…), dans une ambiance à la « Harry, un ami qui vous veut du bien ».
« Il observa deux employés qui donnaient des renseignements à une femme en jupe longue portant un bébé dans les bras. La femme écouta, hocha la tête, et se remit à écouter. Elle fit passer le bébé d’un bras sur l’autre. Les hommes continuaient à parler. Elle écoutait. L’un des hommes chatouilla le bébé sous le menton. La femme baissa les yeux et sourit. Elle changea encore son bébé de bras, tout en écoutant toujours.«
Oh, il y a bien quelques petits bonheurs, des moments de répit dans la grisaille (l’achat d’un gâteau pour un anniversaire, un couple qui renoue et coule des jours heureux dans une villa au bord de mer prêtée, on danse sur des disques de Duke Ellington et l’on flirte…). Mais si fugitifs qu’ils ne semblent exister que pour mieux faire ressentir, in fine, l’âpreté de la perte, de l’écroulement, du découragement (la mort d’un enfant, le vol du cadeau onéreux pour son fils, une mauvaise rencontre qui gâche la promesse d’une nuit d’amour…).
« Fran c’est un grand verre d’eau fraîche, avec ses cheveux qui lui tombent jusqu’au milieu du dos.«
Si Carver se montre parfois un peu cruel en peignant leur misérabilisme social et culturel en usant d’une sorte d’ironie en demi-teinte à travers notamment des dialogues truculents comme celui de la première nouvelle (« Plumes ») où un couple invité découvre le vieux dentier de la maîtresse de maison exposé en objet souvenir sur la cheminée et son paon qui veut s’incruster dans la maison, avant de découvrir son bébé hideux :
« – Il veut entrer dans la maison Bud
– Ben, il rentrera pas. On a de la visite au cas où tu n’aurais pas remarqué. Et ils ont pas envie de voir ce putain d’oiseau dans la maison. Cette sale bête et tes anciennes dents ! Qu’est ce qu’ils vont penser ?
(…) Olla s’assit à table avec son fils (…)
-Ah ! dit Fran.
-Qu’est ce qu’il y a dit vivement Olla.
– Rien, dit Fran. J’avais l’impression d’avoir vu quelque chose à la fenêtre. Une chauve-souris peut-être.
– On a pas de chauve souris dans le coin, dit Olla
– Alors c’était peut être une mite, dit Fran. En voilà un bébé ajouta-t’-elle.
Bud regarda le bébé. Puis il regarda Fran (…)
– Faites donc pas attention. On sait qu’en ce moment, il gagnerait pas un concours de beauté. C’est pas un Clark Gable. Mais faut lui donner le temps. Avec un peu de chance, il ressemblera à son papa en grandissant.
(…) Debout sur les genoux d’Olla, le bébé nous regardait. Olla le tenait maintenant par la taille, alors il pouvait se balancer sur ses grosses jambes. C’était bien le bébé le plus moche que j’avais jamais vu.«
Mais surtout nous fait éprouver une grande tendresse pour tous ces bras cassés.
On aurait envie que « tout finisse par s’arranger » mais ils semblent inconsolables et condamnés d’avance à l’échec et au désarroi, avec même une certaine résignation malgré quelques micro accès de révolte. Comme si finalement la vie n’avait rien à leur offrir : ni espoir, ni heureux dénouement. Jamais. Ils attendent juste que ça passe…
Parmi les nouvelles les plus fortes, on retiendra celle de Scotty (« C’est pas grand chose mais ça fait du bien »), le petit garçon renversé par un chauffard le jour de son anniversaire tandis que sa mère vient de lui commander un gâteau décoré « d’un vaisseau spatial (…) avec son nom écrit en lettre vertes sous une planète ». La tension monte progressivement alors que les parents attendent le rétablissement du petit à l’hôpital, ne comprenant pas ce qui leur arrive : « Jusqu’à présent il avait été épargné par ces forces dont il savait qu’elles existaient et qui pouvaient désemparer ou abattre un homme si la malchance frappait ou si le vent tournait soudain.« . Le pâtissier se mettra à les harceler par téléphone parce que le gâteau n’a pas été payé… Une nouvelle poignante sur une tragédie à la fois terrible et hélas banale. Les vitamines du bonheur, qui ont donné leur titre au recueil, compte aussi parmi les petits bijoux du recueil en mettant en scène la dure vie des vendeuses en porte à porte, la pression et leurs histoires de cœur…qui finissent mal.
C’est aussi toute l’imagerie de l’Amérique profonde qui transparaît dans ses courtes histoires : du parking d’autoroute à la baraque perdue dans les champs de maïs, avec la véranda où l’on contemple la vallée où vivait Jack London, la chevrolet au pare-brise fêlé, le vieux break ou encore les centres commerciaux…
Grand lecteur de Hemingway, d’Isaac Babel, Carver se saisit de personnages ordinaires et les mène « par réduction successives, comme par réduction à l’acide, vers l’abstraction. On le qualifiait de minimaliste, je l’ai baptisé miniaturiste », commente Olivier Cohen, son éditeur aux éditions de l’Olivier. Entre Dorothy Parker (pour l’incommunicabilité dans le couple en particulier), Steinbeck et Hubert Selby, il parvient avec une économie du verbe et de l’adjectif (et même une expression parfois proche du langage oral, dénué de tout artifice littéraire) à instaurer une émotion sans pareille. « Il me présente sa femme. Mais elle ne me regarde pas. A la place elle regarde ses ongles. Elle et Holits, ils ne veulent pas s’asseoir non plus. Il dit qu’ils cherchent un meublé.«
Et c’est là tout le génie de l’auteur c’est que cette simplicité n’est jamais simpliste mais au contraire crée, par sa somme, de la densité. Le cumul en petites grappes savamment agencées dessinent un désespoir, une anxiété ou un désir mieux que n’importe quel autre style littéraire : « Dans la poêle, l’huile commençait à fumer. Elle en reversa un peu et brancha le ventilateur. Ca faisait vingt ans qu’elle n’était pas allée à une vente, et maintenant, elle s’apprêtait à y aller le soir même. Tout d’un coup son père lui manqua. Même sa mère lui manqua et pourtant elles se disputaient tout le temps avant qu’elle rencontre son mari et se mette en ménage avec lui. Debout devant le feu, elle retournait sa viande,; et son père et sa mère lui manquaient. Toujours avec cette impression qu’ils manquent, elle prit un torchon et ôta la poêle du feu. Au-dessus de la gazinière, la bouche d’aération aspirait la fumée. Elle se planta sur le seuil et regarda dans le séjour. La poêle fumait encore, et des gouttelettes d’huile sautaient par-dessus bord. Dans la pièce assombrie par le crépuscule, elle ne distinguait que la tête de son mari, et ses pieds nus.«
Sa pointe sèche sait saisir et ne retenir que l’essence d’un dialogue, d’un silence, d’un geste traduisant au plus profond l’impatience, la lassitude, l’impatience, le malaise ou la honte… On parle souvent de « magie » à son propos. On ne comprend pas comment cette petite musique carvérienne fonctionne. Mais on est à coup sûr chaque fois envoûté… subtilement.[Alexandra Galakof]
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