Suite de la chronique de L’étranger d’Albert Camus : Les interprétations données à L’étranger (un roman volontairement ambigu, Roman de la fatalité : mourir pour la vérité, La dénonciation de l’hypocrisie sociale, L’étranger, un roman colonialiste ? L’interprétation politique : une fausse bonne idée…)
Less is more…: Dire moins pour dire plus
Le pouvoir de L’étranger réside essentiellement dans le réseau d’interprétations qu’il suscite sans interruption. Depuis sa parution chacun(e) s’essaie à dégager le « vrai » sens du roman. Mais son récit ambigu reste nimbé d’un mystère qui continue de passionner et de fasciner génération après génération. « La véritable œuvre d’art est celle qui dit moins » écrivait Camus dans ses Carnets de 1938. « (…) quand l’œuvre, au lieu de donner toute l’expérience dans le papier à dentelles d’une littérature d’explication accepte de n’être qu’un morceau taillé dans l’expérience, une facette du diamant où l’éclat intérieur se résume sans se limiter. Elle devient alors féconde à cause de tout un sous-entendu dont on devine la richesse. » Il écrit encore « Si le monde était clair l’art ne serait pas. » Des principes mis brillamment en application dans l’Etranger.
L’étranger: roman philosophique de la fatalité, de la marginalité et de la vérité
Pressé par les questions des lecteurs et des journalistes, l’auteur a été contraint de révéler une partie du secret qui fait de Meursault « un étranger » : « Dans notre société tout homme qui ne pleure pas à l’enterrement de sa mère risque d’être condamné à mort. (…) le héros du livre est condamné parce qu’il ne joue pas le jeu. En ce sens, il est étranger à la société ou il vit, il erre, en marge, dans les faubourgs de la vie privée, solitaire, sensuelle. Et c’est pourquoi des lecteurs ont été tentés de le considérer comme une épave. Meursault ne joue pas le jeu. La réponse est simple : il refuse de mentir. »
En 1957, il a encore expliqué : « Meursault refuse de mentir. Mentir ce n’est pas seulement dire ce qui n’est pas. C’est aussi, c’est surtout dire plus que ce qui est, et, en ce qui concerne le cœur humain, dire plus qu’on ne sent. C’est ce que nous faisons tous, tous les jours, pour simplifier la vie. Meursault, contrairement aux apparences, ne veut pas simplifier la vie. Il dit ce qu’il est, il refuse de masquer ses sentiments et aussitôt la société se sent menacée (…) Loin d’être privé de toute sensibilité, une passion profonde, parce que tenace, l’anime, la passion de l’absolu et de la vérité (…) On ne se tromperait donc pas beaucoup en lisant dans L’étranger l’histoire d’un homme qui, sans aucune attitude héroïque, accepte de mourir pour la vérité. »
Nathalie Sarraute avait même pointé que « la modestie apparente de Meursault cache en réalité une forme exacerbée d’orgueil romantique ».
La dénonciation de l’hypocrisie sociale dans L’étranger
Jusqu’au bout Meursault refusera toute forme de comédie jusqu’à être victime de celle que de la société qui condamne ce rebelle aux conventions, cet « anthéchrist »… Lorsque le sujet vient à Camus en 1937, il le résume comme « le récit de l’homme qui ne veut pas se justifier. » puis « L’idée qu’on se fait de lui est préférée. Il meurt, seul à garder conscience de sa vérité – vanité de cette consolation. » En ce sens, on décrit parfois Meursault comme « un meurtrier innocent ». En tuant l’homme d’origine arabe, il ne répond donc pas à un instinct meurtrier. Tout se passe comme si sa raison avait été aveuglée par le soleil. Son acte prend ainsi une dimension quasi mystique.
L’étranger, un roman colonialiste ?
L’interprétation politique : une fausse bonne idée…
Bon nombre d’interprétations politiques ont fleuri, à la lumière notamment des évènements postérieurs (guerre d’Algérie…). La lecture politique de L’étranger a ainsi pris plusieurs formes :
– La critique américaine a estimé que la 1e partie du roman, où les Arabes n’apparaissent que furtivement, comme des êtres silencieux, sournois, sans visage et sans nom, décrirait inconsciemment la réalité coloniale, en tant que domination d’une population « étrangère » sur la population indigène.
– Certains ont exprimé l’idée que c’est le point de vue d’un pied-noir qui s’exprime inconsciemment. On a remarqué notamment que rien n’était dit sur l’Arabe tué au cours du procès. Ce silence étrange traduisant qu’aux yeux des colons un Arabe n’est rien, il n’existe même pas. Le personnage nourrirait un racisme inavoué tandis que l’ensemble du roman serait l’expression d’une mauvaise conscience coloniale.
– Au contraire d’autres ont pu y voir le mythe d’une Algérie française où les deux communautés sont censées disposer des mêmes droits et où la justice, impartiale, n’hésite pas à condamner à mort un Européen coupable d’un meurtre d’un Arabe.
Le choix de l’arabe dans le contexte colonial n’est pas innocent mais le réduire à une manifestation inconsciente coloniale revient à réduire et appauvrir sa portée romanesque. Rappelons que le roman est intemporel (non ancré dans l’histoire ou un contexte politique précision). Aucune précision n’est donnée sur l’année où se déroule l’action. On peut seulement supposer que nous sommes dans les années précédant la guerre de 1939. De plus, l’insouciance de Meursault pour tout ce qui ne touche pas à son univers personnel soustrait le roman à l’actualité. Rien dans le comportement de Meursault sinon son sursaut final, n’indique une opinion quelconque sur la société où il vit. En particulier le problème des deux communautés semble lui être complètement indifférent : si ces amis sont des européens c’est parce que lui-même l’est ; et s’il tue un arabe, c’est par hasard, ou comme il l’expliquera à des juges incrédules « à cause du soleil ». Héros neutre, Meursault, ne s’intéresse pas plus à la guerre d’Espagne ou à la montée du totalitarisme qu’il ne soucie du sort de la communauté arabe. Bref, l’Histoire est absente du roman.
Sous ses dehors réalistes L’étranger doit plutôt être lu comme un conte où les éléments symboliques ont une part essentielle. Englué dans le quotidien d’une vie « mécanique » et mensongère, le héros devra subir différentes épreuves (l’enterrement, le meurtre, le procès) pour accéder au « sacré ». [Alexandra Galakof]
© Buzz littéraire – Toute reproduction interdite sans l’autorisation de l’auteur.
Retour à la 1e partie de la chronique : Meursault, le fascinant portrait d’un homme insaisissable, Le génie de la construction narrative d’une tragédie en deux actes, Un roman à la beauté charnelle, Le rôle du soleil…
Derniers commentaires