La clef, la confession impudique de Tanizaki fait écho au roman de son confrère Kawabata (« Les Belles endormies »), tous deux maîtres de la littérature japonaise des années 30-40. Tous deux ont placé la femme et les arcanes (sombres) de la séduction au cœur de leur œuvre. La femme tentatrice, manipulatrice ou innocente, suscitant un désir obscur et parallèlement le spectre de la vieillesse, de la mort. Dans cette œuvre majeure d’après guerre,
« Plus je le hais, plus je l’aime«
Ayant fait scandale à sa publication en 1956, jugée comme une « œuvre pornographique et immorale », « La clef, la confession impudique », se présente sous une forme originale de roman à deux voix. Il se compose de deux journaux intimes d’époux, tenus en parallèle, que l’on découvre tour à tour.
Le ton est donné immédiatement : l’auteur nous convie ici à un triple voyeurisme, celui du couple entre eux (qui joue à s’espionner dans un jeu de cache-cache et de miroir où le vrai ne tarde plus à s’imbriquer au faux, où mensonges et confessions ne font plus qu’un…) mais aussi celui du lecteur vis-à-vis des protagonistes. On assiste aux provocations, petites manipulations insolites voire machiavéliques auxquelles se livrent cet homme et cette femme d’âge mur pour raviver le désir faiblissant du premier et leur vie sexuelle.
Alors qu’ils ne communiquent plus depuis longtemps, leurs journaux respectifs permettent de libérer tous les non-dits et leurs tabous mais aussi de régler leurs comptes avec l’Autre (en espérant bien qu’il ou elle en prendra connaissance à l’insu de leur plein gré !).
Humiliation, abus et surtout jalousie seront les ingrédients qui leur permettront de pimenter leur intimité et lui redonner un nouvel élan.
A tel point que cela tourne parfois à la comédie voire à la farce tant leurs chassés croisés alambiqués sont burlesques. On pense ici aux stratagèmes amoureux (notamment toutes les feintes et duplicité) des personnages de la princesse de Clèves. Certains ont aussi pu y voir un thriller à travers les différents complots fomentés par les protagonistes (jusqu’à la préméditation d’un meurtre suggérée) eux-mêmes et leur entourage (notamment la fille du couple et leur ami qui devient l’amant de l’épouse et paradoxalement le stimulant du mari).
A travers ce court roman tragicomique, Tanizaki révèle l’érotisme particulier des japonais. A commencer leur fascination récurrente pour la blancheur de la peau féminine.
L’époux se livre ainsi à sa contemplation minutieuse de sa femme : « Puis comme je l’aurais fait pour une carte, je me mis à l’examiner minutieusement. », « sous une lumière crue ». Il décrit le choc esthétique et sensuel et fait l’éloge ardent de « la pureté de sa carnation », « ce corps féminin enveloppé dans cette magnifique peau immaculée ». Au contraire la femme se dit répugnée par la peau à la « sécheresse métallique » et le « teint plombé » de son mari malingre.
Elle apprécie en revanche celle de son amant Kimura : « son torse révèle une épaisseur inattendue et une impression de vitalité (…) une teinte rosée l’éclaire, lustrée par une humidité grasse… » L’observation de sa femme ne peut se faire que lorsqu’elle est endormie sous l’effet de l’ivresse. Une situation qui fait écho aux belles endormies de Kawabata (voir ci-dessous). Le fantasme de la femme inconsciente renvoie au désir de domination totale sur son corps. Entièrement offerte, sans résistance aucune, l’homme peut en faire ce qu’il veut, elle devient l’objet de tous ses désirs, en particulier les interdits habituels «inconvenants » ou « dégoutants ».
Souvent qualifié de pervers, l’érotisme de Tanazaki est fait de « jeux anormaux » où le fétichisme cotoie le sado-masochisme. Son personnage l’évoque d’ailleurs dans une langue à la fois clinique et délicate (embrasser les aisselles, baiser les paupières closes, baiser son cou-de-pied…).
Si Tanizaki n’a eu de cesse de célébrer la beauté féminine, il la représente également, comme en témoigne encore ce roman, comme une figure perfide, « sournoise de nature et encline à la dissimulation » : la femme « au coeur de démon ». La femme qui fait perdre sa raison à l’homme, sa victime.
Il explore ainsi l’étrange mécanique de la séduction et du désir faite de mensonges, dissimulations, tromperies et tactiques stratégiques… Et les effets inattendus produits sur la libido. Des vertus aphrodisiaques de la jalousie (« Je brûle d’une jalousie et d’une colère qui font fermenter en moi des désirs d’une vigueur illimitée. ») jusqu’à l’attraction-répulsion « tout en éprouvant d’un côté de l’aversion pour mon mari –cet homme écœurant à m’en donner de la nausée -, je ne peux m’empêcher, en l’emmenant dans le monde de la volupté, de m’y perdre moi-aussi. », « Ironie du sort, en voulant me faire souffrir, elle avait réussi à me procurer du plaisir ». « La violente jalousie » accompagnée d’une « grande gratitude », entre haine et jouissance, tentation et frustration…
Des contradictions résumées également dans le commentaire de l’épouse : « Il est le mieux placé pour savoir qu’en moi cohabitent la plus extrême luxure et la plus extrême pudeur. »
La collaboration implicite de leur fille dans leurs ruses sexuelles aura pu aussi choquer (dans le rapport incestueux qu’elle peut induire).
Il fait aussi entendre le chant du cygne d’un homme vieillissant à la sexualité déclinante, l’angoisse de la perte de ses moyens rappelant la « bête qui meurt » d’un Roth (d’autant que le héros est aussi un respectable prof d’université).
En filigrane, l’auteur livre son regard sur le Japon traditionaliste (incarné par la femme conservatrice, née sous l’ère Meiji, emplie de tabous et de pudibonderie) et l’avènement du japon moderne s’occidentalisant. Le rapport entre la pudeur et l’impudeur, le vide et la vertu, avec pour toile de fond l’hypocrisie des conventions.
Exempt de tout jugement moral, ce court récit tragicomique nous livre une version niponne des liaisons dangereuses tout en nous plongeant dans l’imaginaire érotique (très cérébral finalement) d’un couple. Le changement de point de vue sur une même scène, par l’alternance des journaux, permet d’entretenir un certain rythme. On pourra être un peu déçu par la fin, alors que la tension ne fait que monter tout au long des pages, on termine sur une chute un peu plate malgré ses quelques maigres révélations… [Alexandra Galakof]
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En écho, « Les belles endormies » de Kawabata, traduit en 1970, deux ans avant sa mort, son chef-d’œuvre incontestable nous invite à passer cinq étranges nuits dans une mystérieuse maison en bord de mer en compagnie du vieil Eguchi.
(voir la chronique complète des Belles endormies de Kawabata).
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Sur Tanizaki, voir aussi ce billet qui évoque son essai "L’Eloge de l’ombre": http://www.buzz-litteraire.com/i...